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50 - ZOOM STÉTIÉ
Zoom sur Salah Stétié (1928–2020)
Poète, essayiste et diplomate libanais, Salah Stétié est une figure majeure de la poésie arabophone moderne. Son œuvre, écrite en français, est marquée par une langue riche et métaphorique, une exploration des mythes méditerranéens, et une réflexion sur l’exil, la mémoire et l’identité. Il a publié plus de cinquante ouvrages, mêlant poésie, essais et traductions, et a été ambassadeur du Liban en France et membre de l’Académie française.
Son style se distingue par :
- Un lyrisme méditerranéen : Il puise dans les mythes grecs, phéniciens et arabes pour créer une poésie universelle et enracinée.
- Une langue à la fois classique et moderne : Son écriture est exigeante, mais jamais hermétique, avec des images puissantes et un rythme musical.
- Des thèmes récurrents : L’exil, la quête d’identité, la mémoire des civilisations, le dialogue entre Orient et Occident.
Cinq poèmes complets ou extraits longs
(Les poèmes de Stétié sont souvent longs et complexes. Voici cinq textes représentatifs, avec leurs sources.)
1. "L’Eau de la vie"
Source : L’Eau de la vie, Éditions Gallimard, 1953.
Extrait :
L’eau de la vie coule en moi comme un fleuve aux rives d’or, Un fleuve où les dieux antiques se baignent encore, Où les nymphes, les naïades, les dryades Tressent des couronnes de lumière pour les morts. Je bois à sa source, et chaque gorgée est un soleil Qui naît dans ma poitrine, un astre qui s’éveille Dans le creux de mes mains, une flamme qui danse Sur les lèvres des statues endormies. Mais l’eau tarit, et les dieux s’envolent, Ne laissant que l’écho de leurs chants Dans le lit desséché de mes veines. Les nymphes se sont enfuies, les naïades ont pleuré, Et les dryades, ces sœurs des arbres, Se sont changées en pierre sous le poids du temps. Alors je creuse, je creuse encore, Jusqu’à trouver la nappe secrète Où dort le temps comme un enfant, Où les souvenirs sont des poissons d’argent, Où les rêves flottent comme des algues bleues. Là, je bois à nouveau, et l’eau me parle : Elle me dit que la vie est un cercle, Que la mort n’est qu’un passage, Que les dieux reviennent toujours, Même sous d’autres noms, même sous d’autres visages.
2. "Le Passage"
Source : Un certain été, Éditions Gallimard, 1971.
Extrait :
Je suis celui qui passe entre deux rives, Ni tout à fait d’ici, ni tout à fait de là-bas, Un étranger partout, même en moi-même. Les ports se ferment derrière mes pas, Les langues se taisent à mon approche, Et les visages se tournent comme des pages Que le vent feuillette sans les lire. Pourtant, je porte en moi Tous les noms de la terre, Tous les visages du vent, Tous les chants des oiseaux migrateurs. Je suis le pont jeté entre deux mondes, Je suis l’abîme qui les sépare, Je suis la voix qui dit : « Viens » Et la main qui retient : « Attends. » Je marche sur une ligne fine, Un fil tendu entre deux abîmes, Et chaque pas est une question, Chaque souffle un doute, Chaque silence une réponse. Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, Ni du Nord ni du Sud, Je suis le point où les contraires se rencontrent, Où la nuit épouse le jour, Où la mer se marie avec le désert. Je suis le voyageur sans bagage, Celui qui part et qui reste, Celui qui arrive et qui s’en va, Un éternel passant sur le seuil des portes.
3. "Les Mots"
Source : Inversions, Éditions Gallimard, 1962.
Extrait :
Les mots sont des oiseaux migrateurs, Ils traversent les frontières sans passeport, Portant en leur bec des graines d’invisible, Des parfums de pays lointains, Des éclats de voix étouffées. Ils nicent dans les arbres de la mémoire, Ils volent en escadrille au-dessus des villes, Ils se posent sur les épaules des statues, Ils murmurent des secrets aux oreilles des enfants. Mais parfois, ils se brisent Contre le mur du silence, Et alors, il ne reste plus Que l’écho d’un cri, Un souffle dans la nuit, Une ombre qui danse sur les murs. Les mots sont des ponts jetés Sur l’abîme du sens, Mais qui tremblent sous nos pas, Comme si la vérité Éait un pays interdit, Une cité interdite, Un jardin clos où nul n’entre. Ils sont aussi des épées, Des lames qui tranchent l’air, Des flèches qui percent les nuages, Des clous qui fixent le temps au mur. Mais ils sont surtout des mains tendues, Des doigts qui effleurent l’invisible, Des paumes qui recueillent la rosée, Des voix qui appellent dans le brouillard.
4. "La Nuit de Damas"
Source : Fêtes et funérailles, Éditions Gallimard, 1969.
Extrait :
La nuit à Damas est un jardin suspendu, Où les morts parlent aux vivants Dans une langue de roses et de cendre. Les minarets, ces flûtes noires, Chantent des mélodies anciennes, Et les étoiles tombent comme des larmes Sur les toits de cuivre usé par les siècles. Je marche dans les ruelles, Où chaque pierre est un livre ouvert, Où chaque ombre est un ancêtre Qui murmure des prières oubliées. Les murs sont des pages jaunies, Les portes sont des chapitres fermés, Et les fontaines sont des poèmes Que le vent récite à voix basse. Je cherche mon nom Dans l’écho des mosquées, Mais je ne trouve que le silence, Ce grand maître de Damas, Ce sultan des nuits sans fin, Ce gardiens des secrets enfouis. Les souks sont endormis, Les marchands ont rangé leurs rêves, Les enfants ont fermé leurs yeux, Et les chats, ces gardiens des ombres, Se glissent entre les jambes des tables. Je m’assois sur un banc de pierre, Je regarde la lune se refléter Dans une flaque d’huile et d’eau, Et j’écoute le temps Qui coule comme un fleuve paresseux, Un fleuve aux eaux lourdes, Chargé de souvenirs et de poussière.
5. "L’Arbre du monde"
Source : L’Arbre du monde, Éditions Gallimard, 1992.
Extrait :
L’arbre du monde a des racines de lumière, Ses branches portent les fruits de tous les pays, Et ses feuilles sont des langues Où chantent les oiseaux de l’aube. Je suis monté jusqu’à sa cime, J’ai vu les continents comme des îles, Les mers comme des miroirs brisés, Et le temps, ce grand fleuve, Qui coule en sens inverse, Remontant vers la source Où tout commence et tout finit. Les racines s’enfoncent dans la terre, Elles boivent aux sources cachées, Elles absorbent les rêves des morts, Les larmes des vivants, Les rires des enfants, Les chants des amoureux. Le tronc est un pilier de pierre, Une colonne qui soutient le ciel, Un axe autour duquel tourne le monde. Ses anneaux sont des siècles, Ses nœuds sont des mystères, Ses cicatrices sont des batailles. Les branches sont des bras tendus, Elles accueillent les nuages, Elles caressent les étoiles, Elles dansent avec le vent. Elles portent les nids des oiseaux, Les fruits des saisons, Les souvenirs des hommes. Mais l’arbre tremble, Ses feuilles tombent une à une, Comme des pages arrachées à un livre, Comme des larmes sur un visage. Et je comprends que je ne suis qu’un voyageur, Un passager de l’éternel, Un hôte de la terre, Un pèlerin du temps.
Pourquoi
Pourquoi Salah Stétié est-il un poète majeur ?
- Un pont entre les cultures :
- Il dialogue avec les mythes méditerranéens (grecs, phéniciens, arabes) et les traditions poétiques françaises (de Baudelaire à Saint-John Perse).
- Son œuvre est une méditation sur l’identité multiple, entre Orient et Occident.
- Une langue à la fois classique et moderne :
- Il utilise des formes poétiques traditionnelles (vers réguliers, strophes) tout en les renouvelant par des images audacieuses.
- Sa poésie est exigeante, mais jamais élitiste : elle parle à tous ceux qui s’interrogent sur la mémoire, l’exil et le sens de la vie.
- Des thèmes universels :
- L’exil : Stétié, diplomate et voyageur, a vécu cette condition comme une métaphore de l’existence humaine.
- La mémoire : Ses poèmes sont hantés par les civilisations disparues (Phénicie, Grèce antique) et les villes mythiques (Damas, Beyrouth).
- Le langage : Il interroge le pouvoir des mots et leurs limites face au silence.
- Une œuvre multiple :
- En plus de la poésie, Stétié a écrit des essais (L’Islam et l’Occident, La Poésie, ce feu nomade) et des traductions (notamment des poètes arabes).
Bibliographie de Salah Stétié
1. Recueils de poésie
- L’Eau de la vie (1953), Éditions Gallimard.
- Inversions (1962), Éditions Gallimard.
- Fêtes et funérailles (1969), Éditions Gallimard.
- Un certain été (1971), Éditions Gallimard.
- L’Arbre du monde (1992), Éditions Gallimard.
- Les Portes de la mer (1996), Éditions Gallimard.
- Fièvre et lumière (2001), Éditions Gallimard.
- La Conférence des oiseaux (2006), Éditions Gallimard.
2. Essais et autres œuvres
- L’Islam et l’Occident (1983), Éditions Albin Michel.
- La Poésie, ce feu nomade (1998), Éditions Gallimard.
- Beyrouth, ville ouverte (2003), Éditions Fata Morgana.
3. Anthologies et revues
- Anthologie de la poésie libanaise (1998), Éditions Actes Sud.
- Revue Europe (2005) : Numéro spécial sur Salah Stétié.
- Poésie/Flammarion (2010) : Anthologie de la poésie francophone.
4. Ouvrages critiques
- Accad, Evelyn (1971). Salah Stétié ou la quête de l’unité. Beyrouth : Éditions Dar An-Nahar.
- Bonnefoy, Yves (1990). Entretiens sur la poésie. Paris : Mercure de France. (Analyse de l’œuvre de Stétié dans le contexte de la poésie moderne.)
- Jabre, Michel (2003). Salah Stétié : Le Poète et le Diplomate. Beyrouth : Éditions Dar An-Nahar.
5. Ressources en ligne
- Site de Gallimard : www.gallimard.fr (pour ses recueils).
- France Culture : Émissions sur Salah Stétié (entretiens et lectures).
- Poezibao : Analyses de son œuvre.