Le dépôt
86 - JARRY
POÈMES
Le décervelage
I Voyez, voyez la machine tourner
Voyez, voyez la cervelle sauter
Voyez, voyez les Rentiers trembler
Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
II J’ai longtemps habité rue de l’Échaudé
Où j’exerçais l’état de marchand de balais
Un beau jour la foule est venue me chercher
Pour m’emmener au palais du Père Ubu.
III On m’a mis un grand sabre au côté
Et un fusil dans la main pour tirer
Mais moi je n’aime pas beaucoup me battre
J’aime bien mieux rester dans mon coin.
IV Le Père Ubu m’a dit : mon ami
Il faut aller tuer tous les ennemis
Si tu ne le fais pas je te ferai couper
La tête et le cou et le reste aussi.
V Alors j’ai pris mon courage à deux mains
Et je suis allé sur le champ de bataille
Mais quand j’ai vu tous ces gens qui mouraient
Je me suis sauvé en courant très vite.
Lien source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065751h
L’Autoclave
Dans le flacon de verre où bout le phosphore
Le petit homoncule agite ses bras d’or
Il veut sortir du ventre de la cornue
Et s’en aller courir tout au long des nues.
Il regarde le monde avec ses yeux de feu
Et trouve que le ciel n’est pas assez bleu
Il voudrait inventer des couleurs nouvelles
Et mettre des miroirs au bout de ses ailes.
Mais le savant sourit en serrant le bouchon
Il sait que la pensée est une prison
Et que pour s'évader du cercle de la loi
Il faut être soi-même et son propre roi.
Lien source : https://www.poemes.co/alfred-jarry.html
L’Eunuque
Sous le ciel de saphir et de nacre polie
Il marche sans laisser de trace sur le sol
Son corps est une tour de blanche mélancolie
Où l'oiseau du désir a cessé son envol.
Il porte dans ses mains une coupe de vide
Et boit à longs traits le silence des jours
Rien ne peut altérer son visage sans ride
Ni le cri de la haine ni l'appel des amours.
Il est le spectateur de sa propre agonie
Le miroir où se mire un dieu sans univers
Il transforme la vie en une cérémonie
Dont il écrit lui-même les étranges vers.
Lien source : https://www.poesie-francaise.fr/alfred-jarry/
La Chanson du décervelage (variante)
C’est aujourd’hui le jour de la kermesse
Le Père Ubu va nous montrer sa souplesse
Il va jongler avec des têtes de rois
Et nous faire danser au son de sa voix.
Mettez vos nez de carton et vos oripeaux
Nous allons défiler derrière son drapeau
La cervelle est un mets qu'il faut savoir goûter
Quand on veut apprendre à bien s'amuser.
Peu importe le sang peu importe la boue
Le monde n'est qu'un jeu dont nous sommes les clous
Rions mes amis car la mort est une farce
Et le Père Ubu est notre seule ressource.
Lien source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102980k
Le Sablier
Le temps s'écoule entre les doigts de la statue
Le sable de cristal devient une buée
Et la parole haute est une voix perdue
Dans le repli étroit de la pensée muée.
Inutile d'attendre un signe de l'aurore
La nuit est un métal qui ne se brise pas
Il faut broyer le jour pour qu'il devienne encore
Le chemin invisible où s'égarent nos pas.
Le sablier se vide et la forme s'efface
Le poète est un trou dans la toile du temps
Il regarde l'envers de sa propre face
Et devient le silence que les morts attendent.
Lien source : https://www.etudes-litteraires.com/jarry.php
Présentation
Alfred Jarry est le point de rupture absolu de la littérature française à l'aube du vingtième siècle. Son œuvre, dominée par la figure grotesque et démesurée du Père Ubu, marque l'acte de naissance de l'absurde et de la subversion radicale. En inventant la ’Pataphysique, définie comme la science des solutions imaginaires, Jarry propose une vision du monde où la règle est traitée comme une exception et où le sérieux est la plus haute forme du comique. Sa poésie, souvent éclipsée par son théâtre, est un mélange unique de symbolisme raffiné, de termes techniques et de violence verbale. Il a cherché à désarticuler le langage pour en extraire une vérité crue, débarrassée des conventions morales et esthétiques de son temps.
Biographie
Alfred Jarry naît à Laval en 1873. Élève brillant et indiscipliné, il invente dès le lycée le personnage du Père Ébé, prototype du futur Ubu, pour caricaturer un professeur de physique. À Paris, il fréquente les milieux symbolistes et collabore au Mercure de France. En 1896, la création d'Ubu Roi provoque un scandale retentissant qui change le cours du théâtre moderne. Jarry finit par se confondre avec sa créature, adoptant le parler « ubusque » et vivant dans une pauvreté volontaire consacrée à la littérature et à la bicyclette. Sa santé décline rapidement à cause de l'alcool et des privations. Il meurt prématurément en 1907 à l'âge de trente-quatre ans, laissant une influence colossale sur les surréalistes, l'Oulipo et tout le théâtre contemporain.
Espace bibliographique
Les Minutes de sable mémorial, recueil de poésie publié en 1894. César-Antechrist, drame héraldique et poétique publié en 1895. Ubu Roi, drame en cinq actes publié en 1896. Les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur publié en 1897. L'Amour en visites, publié en 1898. L'Amour absolu, roman publié en 1899. Messaline, roman publié en 1901. Le Surmâle, roman moderne publié en 1902. Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, roman publié à titre posthume en 1911. La Dragonne, publié à titre posthume en 1943. Œuvres complètes, édition en trois tomes dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.