Le dépôt
78 - ZOOM LUCA
« Le Chant de la carpe »
Je suis la carpe qui dort au fond de l’étang, l’œil ouvert dans la vase, le corps immobile comme une pierre, l’esprit vagabond comme un nuage.
Les algues sont mes cheveux, la boue est mon lit, les reflets du ciel sont mes rêves, et le silence est ma voix.
Je n’ai pas de nom, je n’ai pas de visage, je suis l’ombre qui glisse entre deux eaux, le souffle qui trouble la surface.
Les pêcheurs passent, les enfants lancent des cailloux, les canards nagent en rond, et moi, je reste, immobile, attendant que le monde se dissolve dans le noir de mes pupilles.
Source : Gherasim Luca, Le Chant de la carpe, 1988, in Œuvres complètes, volume I, Éditions de l’Éclat, 2021.
« Héros-limite »
Je suis l’homme qui marche sur le fil du rasoir, entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort, entre le rire et le sanglot.
Je n’ai pas de pays, je n’ai pas de langue, je suis l’étranger partout, même dans ma propre peau.
Les frontières me traversent, les lois me contournent, les mots me trahissent, et je reste, debout, sur le vide, comme un funambule ivre.
Source : Gherasim Luca, Héros-limite, 1953, in Œuvres complètes, volume I, Éditions de l’Éclat, 2021.
« Le Sable des songes »
Le sable est une horloge sans aiguilles, un désert sans fin, une mémoire sans visage.
Je marche, je laisse derrière moi des traces que le vent efface.
Je parle, mes mots sont des grains de sable que personne n’entend.
Je rêve, mes songes sont des mirages qui se dissolvent au toucher.
Je suis l’homme qui traverse le désert, sans eau, sans ombre, sans espoir, et qui continue de marcher, parce que marcher est ma seule patrie.
Source : Gherasim Luca, Le Sable des songes, 1991, in Œuvres complètes, volume II, Éditions de l’Éclat, 2021.
« L’Inventeur de l’amour »
Je suis l’inventeur de l’amour, celui qui a trouvé le mot pour dire l’indicible, celui qui a dessiné le geste pour toucher l’intouchable.
Mais l’amour est un miroir brisé, où chaque éclat reflète un visage différent, et personne ne reconnaît le sien.
Je suis l’homme qui a aimé trop fort, qui a brûlé ses ailes en volant trop près du soleil, et qui maintenant erre dans la nuit, cherchant une ombre pour se reposer.
Source : Gherasim Luca, L’Inventeur de l’amour, 1985, in Œuvres complètes, volume II, Éditions de l’Éclat, 2021.
« La Fin du monde »
Le monde se termine là où commence le silence, là où les mots n’ont plus de sens, là où les visages s’effacent.
Je suis le dernier homme, celui qui regarde le soleil se coucher pour la dernière fois, celui qui entend le vent murmurer des noms oubliés.
Je n’ai pas peur, parce que je sais que le monde n’a jamais commencé, qu’il n’a jamais existé, qu’il n’a été qu’un rêve dans la tête d’un fou.
Source : Gherasim Luca, La Fin du monde, 1992, in Œuvres complètes, volume II, Éditions de l’Éclat, 2021.
PRÉSENTATION
Gherasim Luca, de son vrai nom Salman Locker, est né le 23 juillet 1913 à Bucarest, en Roumanie, dans une famille juive ashkénaze. Son enfance est marquée par la pauvreté, l’antisémitisme, et une sensibilité extrême au monde qui l’entoure. Très tôt, il se tourne vers la poésie et le surréalisme, qu’il découvre à travers les écrits d’André Breton, Paul Éluard, et Benjamin Fondane. En 1938, il fonde avec d’autres poètes roumains le groupe surréaliste de Bucarest, qui cherche à concilier l’héritage surréaliste français avec les spécificités de la culture roumaine.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il vit dans la clandestinité pour échapper aux persécutions nazies, puis aux purges staliniennes. En 1952, il fuit la Roumanie communiste et s’installe à Paris, où il vivra jusqu’à sa mort, en 1994, dans une extrême précarité, mais avec une intégrité artistique absolue.
Luca est un poète marginal, radical, et visionnaire. Son œuvre, à la fois lyrique et philosophique, explore les thèmes de l’exil, de la folie, de la langue comme prison et comme libération, et de la quête d’une patrie impossible. Il invente des formes poétiques uniques, comme la "cubomanie" (une technique de collage de textes découpés et réarrangés au hasard) et le "poème-objet", où le texte devient une œuvre visuelle et sonore. Son style, à la fois incantatoire et désincarné, mêle une langue dépouillée à des images oniriques, créant un univers où le réel et l’irréel se confondent.
Son premier recueil majeur, Héros-limite (1953), est une méditation sur l’identité fragmentée et la condition de l’étranger. Luca y décrit un personnage qui erre entre les mondes, ni tout à fait vivant ni tout à fait mort, ni ici ni ailleurs. Ce thème de l’entre-deux traverse toute son œuvre, où le poète se présente comme un être liminaire, un fantôme qui parle, un corps sans ombre. Dans Le Chant de la carpe (1988), il utilise la métaphore de la carpe, animal silencieux et immobile, pour évoquer une conscience qui observe le monde sans y participer, une présence-absence qui défie les catégories.
Luca est aussi un théoricien du langage. Il voit dans les mots des pièges et des portes, des murs et des ponts. Pour lui, la poésie n’est pas un ornement, mais une nécessité vitale, un moyen de survivre dans un monde hostile. Dans Le Sable des songes (1991), il décrit le langage comme un désert où les mots sont des grains de sable, éphémères et insaisissables. Cette obsession pour la fragilité du sens et la puissance du silence culmine dans La Fin du monde (1992), où il imagine un univers qui se dissout dans le néant, où les frontières entre le rêve et la réalité s’effacent.
Malgré son génie, Luca reste méconnu de son vivant, vivant dans la misère et l’oubli. Ce n’est qu’après sa mort, grâce aux efforts d’éditeurs comme Jean-Pierre Faye et Éric Pessan, que son œuvre commence à être redécouverte. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des grands poètes surréalistes du XXe siècle, un visionnaire qui a poussé les limites de la poésie jusqu’à leur point de rupture. Ses Œuvres complètes ont été publiées en deux volumes par les Éditions de l’Éclat, révélant l’ampleur et la cohérence d’une œuvre qui défie les genres et interroge les fondements mêmes du langage et de l’identité.
BIBLIOGRAPHIE
Pour découvrir l’œuvre de Gherasim Luca, voici quelques-uns de ses livres majeurs, ainsi que des recueils et des anthologies qui permettent de plonger dans son univers poétique et théorique:
Héros-limite (1953), son premier grand recueil, où il développe le concept de l’homme comme être liminaire, errant entre les mondes.
Le Chant de la carpe (1988), un recueil de poèmes où il explore les thèmes du silence, de l’immobilité, et de la dissolution du moi.
Le Sable des songes (1991), une méditation sur le langage, la mémoire, et l’éphémère.
L’Inventeur de l’amour (1985), une exploration de l’amour comme illusion et comme nécessité.
La Fin du monde (1992), une œuvre visionnaire sur la dissolution du réel et la quête d’un au-delà du langage.
Œuvres complètes, en deux volumes (Éditions de l’Éclat, 2021), qui rassemble l’intégralité de ses poèmes, essais, et textes théoriques.
Théorie du voyage (1994, posthume), un recueil d’aphorismes et de réflexions sur l’exil et la poésie.
Ses œuvres sont disponibles en français aux Éditions de l’Éclat, qui ont entrepris de publier l’intégralité de ses textes. Certains de ses poèmes et essais peuvent aussi être lus en ligne sur des sites comme Remue.net ou Poezibao. Pour approfondir sa pensée, on peut également consulter les travaux critiques de Jean-Pierre Faye, Éric Pessan, et Henri Béhar, qui ont contribué à faire connaître son œuvre en France et à l’international.