La
page
blanche

Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index 1

4 - Matthieu Lorin

Cartographie d'une rancune

Premiers poèmes d'un recueil qui en contient 70. Textes protégés et enregistrés sous forme d'empreinte numérique à la SGDL.

A paraître en 2025 aux éditions de La Crypte.


Un article dans la revue Décharge:

https://www.dechargelarevue.com/Dans-les-pas-de-Matthieu-Lorin.html


CARTOGRAPHIE DES RANCUNES


1


 

J’habite des cernes lourds comme un gibier mort.

 

Les angoisses ont déchiré la nuit. Chaque morceau est parti de son côté, faisant de mes paupières le pansement d’un sommeil démoli.

 

Rien d’autre à faire maintenant que se lever, quitter ce lit que je fais tous les matins et me défait à chaque fois.

 

  


2

 

 

Je prends mon parapluie, ma veste qui n’a pas fini de sécher, ramasse mon enfance brisée depuis cet appel de la veille et sors. 

 

Glisser sur les pavés détrempés, faire de mon corps une fissure : cela n’a aucune importance.

 

Car je ne suis à leurs yeux qu’une charpente pourrie, un syrphe que l’on écrase sans comprendre que l’on s’est trompé d’ennemi.

 

 

 

 3

 

 

La ville n’a pourtant aucun attrait. Il s’agit d’habiter sa coquille, de dévier les mauvaises flèches et les terreurs sans raison.

 

Peau trouée de mille et un mots avec comme seul horizon :

ouvrir sa gorge aux vents

sentir la poussière des vestiges

heurter ses rétines aux précipices.

 

Pour oublier, simplement, qu’on ne rembourse pas une jeunesse devenue obsolète.

 

 

 

 4

 

 

Il y a cette femme, devant moi, qui avance sur la pointe du temps. Elle observe le sol et ses craintes font de chaque pas des volcans en éveil. Elle parle :

à elle-même

à ses entrailles

à ses fantômes

 

Tout danse sous son crâne de feu. A côté, je ne suis qu'une bagatelle, un fétu oublié dans une commissure de lèvre.

 

Elle traverse la route, prudente comme l'est le soleil lorsqu'il se couche sur le flanc d'une toiture, et disparaît.




5



Me voilà donc à raconter les intervalles, ces fois où le trottoir penche et bouscule les cadences établies.

 

Ces jours où mes pas, pareils à des dents déchaussées, perdent la confiance de tous.

 

 

 

 6

 

 

Quoi qu’on fasse, on piétine toujours des souvenirs.  Ils grandissent pendant que vous marchez, mauvaises herbes poussant entre les pavés et les egos mal jointés.

 

Sans penser à mal, vous les écrasez... 

 

On pourra toujours dire que l’on n’y pouvait rien, il aurait fallu rincer notre mémoire de ces poussières qui fragilisent les équilibres.

 

 

 7

 

 

Je remonte la rue avec la sensation d’apprivoiser mes regrets et de jeter au feu les saisons.

 

J’ai au bout des doigts des routes à suivre, des carrefours à appréhender, des disputes à saisir derrière la mâchoire : le temps aussi a ses vipères.

 

Tout en haut, la main de la ville me propose de visiter chacune de ses lignes. Mais est-il encore question d’avenir lorsque la chair s’écroule et qu’elle n’a plus d’argent en poche ?

 

  

8

 

 

Il est impossible de désosser ville ou sentiment : mes mains n’ont pas la force des tenailles et ma poitrine abrite une volonté ébréchée.

 

La cathédrale apparaît au loin, fière comme un morceau de bois devenu écharde.

 

Voilà pourquoi on a tous en soi l’ambition de fragiliser les dieux.

 

 

 9

 

 

Que les cloches sonnent avec force, qu’elles détruisent mes rancunes, réduisent mes os à de l’engrais.

 

Car, de flaque en flaque, l’eau viendra ramollir les souvenirs pliés et les intelligences au rabais.

 

Il sera ensuite temps de dérouler cette silhouette, d’atteindre les fenêtres épuisées et les faîtages qui s’affaissent.

 

 

 

 10

 

 

Les rues racontent des litiges et des déceptions.

 

J’écrase le tout malgré leurs cris. Je réduis la distance qui me sépare de la colère puis évacue l'ensemble dans des sacs à gravats.

 

La ville suffit désormais à tout cela.

 

 

 11



Il y a ces affiches délavées, ces trottoirs sans pas ni mégot. Ombre d’une ville.

 

Des rangées de dents reprochent ma façon de faire. Grincent et attaquent le creux des joues. Batailles et territoires à conquérir. Tout commence par un aphte, ou presque.

 

Je n’habite qu'une partie de mon être. Celle que l’on cache, comme une banlieue maussade.


  J’habite des cernes lourdes comme un gibier mort.

 

Les angoisses ont déchiré la nuit. Chaque morceau est parti de son côté, faisant de mes paupières le pansement d’un sommeil démoli.

 

  Rien d’autre à faire maintenant que se lever.