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Notes

Notes 4 - Andrew Nightingale notes 1 et 2 - Clément Paulin - Constantin Pricop

Du flou





Les nombreux sens du concept surmené de justice lui permettent de paraître généralement comme une bonne idée aux yeux de l’Américain atomisé. Je pense que les Américains, dans leur bulle enfouie de contrôle mental, ont soif de création de sens. Ils sont confus, effrayés et surmenés. J’essaie généralement d’aborder ce problème en examinant le projet positiviste logique visant à affiner le langage et la manière dont il réduit des choses plus vastes comme maisons, sentiments et communautés à une réalité plus petite et plus atomisée.


Le flou est une approche linguistique ; comment passer à une approche politique ? Je pense que les gens s’appuient sur certains produits des sciences sociales pour concevoir « l’individu » néolibéral et créer un lien entre leurs mains pour former une communauté politique. 


En tout cas, l’idée selon laquelle les mathématiques et donc les statistiques sont des langages m’a incité à proposer le flou comme forme reconnue de synthèse.


S’il y a un mot allemand pour désigner une question d'émotion (et il s'avère que c'est le cas), ce titre pourrait être le "Gefühlsfrage" , le 'problème émotionnel' de notre époque. Alors que les gens passent de crise en crise, d’indignation en indignation, cette Gefühlsfrage plane dans les airs et crée un espace pour les écrivains.


Pour la politique humaine commune, au lieu de disciplines académiques, nous avons besoin d'un autre terme/concept de synthèse. La justice semble être la réponse générale au Gefühlsfrage, mais qu’est-ce que la justice ? L’un des sens de justice les plus anciens était « œil pour œil », qui implique d’agir de manière symétrique par rapport à la façon dont nous avons été lésés. Pour certains d’entre nous, la justice signifie : s’il y a un problème, si nous avons été lésés, la « réponse » est une action qui blesse de la même manière le fautif. Ce type de justice est évidemment irréalisable, mais je pense que cette vieille définition violente et barbare de la justice trouve un écho auprès du peuple américain assiégé.


Les Américains se sentent lésés, et la justice consiste à savoir comment agir sur le monde pour qu’il ait un sens, un sens très matériel. La justice est la réponse proposée. Quel est le but de la justice ? 

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Pour la politique, je proposerais un autre concept qui ne coupe pas le regard des gens : le concept est la Rhétorique, et dans ce cas, je vous renvoie aux travaux de Deirdre McCloskey. La philosophie occidentale tente de bloquer la rhétorique en la considérant comme quelque chose pour le sophiste qui ne s'intéresse pas à la vérité, comme si la vérité et son pouvoir de persuasion pouvaient être séparés. Il n'y a pas de séparation entre la Vérité et sa douceur naturelle (et Dierdre est d'accord, lisez son livre merveilleusement bref sur l'écriture ! ). Un langage doux, comme la poésie, exprime le mieux la vérité (pas un langage mathématique ou statistique).



Dans mon prochain essai, je tente de démontrer la présence de la rhétorique en logique, puisque la logique est le fondement des mathématiques. Je défendrai la rhétorique contre les statisticiens et tenterai de montrer comment la rhétorique lie et entoure, synthétise les mondes des idées.


Andrew Nightingale

Trad G&J





Connexe : https://questionsarepower.org/2014/09/08/the-valid-logical-argument/



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DE LA COMPLEXITÉ


Il y a des théories très complexes. Un système d’exploitation informatique est l’une des créations les plus complexes, avec plus de pièces mobiles qu’un avion commercial. Les avions volent, c’est bien, mais les systèmes d’exploitation font quelque chose de plus difficile : ils engagent l’esprit humain dans tous les sens. Il existe des systèmes d’exploitation pour les tâches ménagères, le divertissement, la plupart des types de travail et d’existence sociale. S’il y avait une place pour la complexité, Internet et son administration seraient cet endroit, ou non-endroit. La complexité c'est ce qui protège notre vie privée... ce qui en reste... sous forme de cryptage. Dans ce cas-ci, comme dans bien d’autres, la complexité existe presque pour elle-même. C’est un gardien. La complexité du cryptage n’est pas liée à la confidentialité de notre pornographie maison mettant en vedette « moi ». Le cryptage est sombre pour le plaisir d’être sombre. Nous avons besoin de cette obscurité pour nous ridiculiser en public. Les ordinateurs ne sont que des mathématiques incarnées, après tout, et les mathématiques sont devenues le gardien de la plupart des choses. La science est l’une des rares généralités qui prétendent que les mathématiques ne sont pas là pour elle-même en tant que gardien. Plus important encore, la complexité des mathématiques en science est à la fois la porte et la réalité. La réalité dans nos esprits : la conversion des idées aux choses, et les choses aux idées. Les mathématiques sont le ciel nocturne, la simple obscurité dans laquelle l’univers peut se jouer de ses complexités. C’est à la fois la montagne qu’il faut escalader pour atteindre le ciel, et le ciel lui-même. Le sommet aride, à partir duquel le monde est une carte, et d'où de nouvelles étoiles peuvent être contemplés. Le point de dépendance du ciel à la terre et de la terre au ciel. La reconnaissance de la complexité comme simple reconnaissance.


Andrew Nightingale

Trad. G&J - Texte original en anglais :

https://lapageblanche.com/le-depot/auteur-e-s-index-1/38-andrew-nightingale/de-la-complexite




L’écriture d’un journal 

- Extrait de Festina Lente 


L’écriture d’un journal est la seule pratique à laquelle je m’efforce toujours de revenir, aussi longues mes « absences » puissent-elles être. C’est le « fond », le « sol », le « refuge », le « laboratoire ». C’est-là dessus que je m’appuie, c’est ici que tout s’élabore. Le « pays natal » : mes pas m’y ramènent toujours à un moment ou un autre. C’est la forme d’écriture sur laquelle il me semble que j’aie le plus « la main ». Forme immédiate, fragmentaire, intimiste. Forme à mes yeux la plus proche de la vie, la moins travaillée en somme ; la plus paresseuse, la plus brouillonne, la plus sauvage aussi — presque un « art brut ». Peut-être la plus « honnête », s’il fallait chercher à la défendre contre une autre. J’ai du mal à croire à mes personnages, à mes intrigues, à mes poèmes. La seule chose à laquelle je crois fermement du point de vue de l’écriture est l’expérience intime qu’éprouve ma conscience : ce qui la nourrit, ce qui l’obsède, ce qui mature en elle. C’est la seule chose sur laquelle mon écriture puisse s’appuyer sans trembler, à mon grand désarroi d’ailleurs, car c’est sans doute, quand il s’agit de la livrer à autrui, la plus impudique des formes — et moi qui suis d’un naturel si secret… Mais peut-être est-ce là le prix de toute écriture véritable, du moins véritable pour celui qui s’y plie : nous forcer à nous mettre en lumière, nous faire passer par l’épreuve de ce à quoi nous préfèrerions échapper, aller à l’encontre de nos penchants, « mettre sa peau sur la table », comme dirait Céline, ou tendre à n’être plus qu’un homme « qui dit oui », comme l’écrivait Nietzsche.


Clément Paulin




https://festinalente.kessel.media/posts/pst_1a57b3168f2043438a1e1a937f74f06b/050124?ref=1fa22188-f50f-49d3-8f67-bde16bcf8459&utm_medium=email&utm_source=post_link




Note sur la critique

(Constantin Pricop)



Je vais essayer de répondre à une question qu'on a déjà débattue, si je me souviens bien, plusieurs fois avant. 

D'abord tu dis que c'est mon métier. Je dirai plutôt que j'ai pratiqué régulièrement, depuis bien des années, la critique littéraire dans des revues littéraires… Parce que la critique littéraire, comme toute sorte de critique d'ailleurs, n'est pas un… métier. Ça peut être une vocation. Ou la prétention d'une vocation. Truffaut a eu raison et ca c'est valable pour tout activite de création… En critique tout un chacun est… spécialiste… Si j'ai dit que c'est une vocation ça veut dire qu'on a besoin d'une qualité innée - comme l'oreille musicale pour la musique. Mais cette donnée, qui est indispensable, n'est pas du tout suffisante. Avoir de l'oreille musicale ca ne veut pas dire qu'on devient automatiquement musicien… Il faut encore être spécialisé dans le domaine, avoir d'immenses lectures, connaître presque tout (tout est impossible…) dans le domaine. Pour la littérature il faut bien connaître la voie de la littérature mondiale… Son passé et son présent… Mais pas seulement l'érudition ne donne une vraie critique. On peut être un très bon prof de littérature et un critique lamentable… Avoir le manque d'oreille musicale… Une autre chose qui compte est le tempérament. On a des lecteurs fugaces, qui développent une passion ou même une grande passion pour une lecture qui leur a plu… Ils deviennent véhéments dans leur… jugement occasionnel, ils le soutiennent avec grand bruit et rejettent tout ce que n'est pas leur choix… C'est la caractéristique des jeunes et très jeunes. Ils sont fanatiques d'un chanteur ou d'un groupe de musique et… leur fanatisme se dissout avec l'âge… (De même dans la littérature.) Mais pas seulement les jeunes. On a quelquefois des adultes de la même farine. Le cas des adultes va plutôt vers les equipes de football. Cette fois le substitut est de la lutte… pas du goût.. La lutte par des… représentants… Mais quel que soit le phénomène, il se consomme dans un contexte, on a toujours d'autres concurrents, avec leurs qualités, avec leurs défauts… 

Bref… Tout le monde a l'impression (et le droit) d'avoir des opinions sur tout. Mais on a des pratiquants de la critique qui peuvent avoir une autorité sur les autres. Par leur goût, par leur connaissance très bonne du domaine, par leur courage de soutenir leurs opinions, par leur indépendance de jugement… Parce qu'on a aussi un phénomène qu'on peut dire sociologique… Plusieurs peuvent imposer leur opinion par l'intermédiaire des revues, des journaux, par la radio et la tv qui les servent pour ça. Même si leurs jugements sont faux. C'est une dictature des soi-disant spécialistes… Et ça devient du mainstream. Pour un certain temps, au moins. Quelquefois ils peuvent être de bonne volonté, mais il y a pas mal de situations où ils peuvent avoir des intérêts… D'autres intérêts que le jugement correct. C'est ce qu'on peut voir aujourd'hui en critique littéraire en Roumanie, par exemple… Des bandes de littérateurs, chacun avec leurs clients… Dans ce cas, si on est honnête, il faut être indépendant - avec le risque de ne pas participer à certains mouvements publics du jour… C'est-à-dire être entre deux trains qui vont en directions contraires sur des lignes parallèles… Alors, en deux mots: un critique est quelqu'un qui doit avoir une vocation, qui doit être un très bon connaisseur de la littérature mondiale, qui doit avoir des compétences aussi dans d'autres domaines des humanités (sociologie, anthropologie, linguistique etc.), qui doit avoir le courage d'être indépendant (c'est à dire contre tous, s'il en est besoin, avec les risques y compris), qui doit avoir la capacité d'exprimer de façon attractive ses jugements… Et encore d’autres choses… Je me précipite donc pour t'envoyer ces mots parce qu'autrement je trouverai encore des choses qu'il faut pour être un critique littéraire… Comme la capacité d'établir la valeur d'un texte (mais pour ça il faut une longue discussion, avoir une image assez précise du champ littéraire et des forces qui y travaillent, voir Bourdieu et les autres qui ont analysé la question, avoir des notions sur ce que concerne le moderne et l’ancien, distinguer la vraie invention et ce qui est obsolète en littérature, avoir une idée de ce qu'est l'autorité d'un critique et comment s'établit l'autorité en critique etc?, tant d'autres… Mais pour ça il fautdrait au moins un livre - pas quelques lignes… En courte conclusion: on critique d'après sa capacité de comprendre l'art littéraire, d'après sa compréhension de la poésie et tout ça en dépendance avec son niveau d'éducation dans le domaine… On dit que la poésie est quelque chose qui tient de l'inspiration… Comprendre la poésie est chose d'inspiration et quelque chose encore en plus… 



Le pet du plus grand nombre

(Jérôme Fortin)


Comme tout un chacun je suis parfois tenté (d’autant plus qu’est vague ma connaissance du sujet) d’accabler de commentaires une thématique s’étant malencontreusement trouvée sur mon chemin. Ne serait-ce que pour le plaisir d’introduire un ou deux malentendus dans ce fleuve qu’Héraclite disait ne jamais descendre deux fois - mais qui, pour ceux qui s’y trouvent emportés, acquiert généralement une solidité de cauchemar. L’usine à temps n’est jamais à court de chimères pour celui qui se croit immortel. Il ne s’agit pas de troller, mais bien de confronter des attitudes jalouses à l’aide de sentiments ténus mais exacts ; encanailler, bref, le consensus établi.


Ainsi, l’autre jour, au sujet d’une vitamine quelconque (qui, comme toutes les vitamines, ne m’intéresse pas), ais-je eu la pulsion de balancer un avis datant de plus de quinze ans (moment où, dans des circonstances oubliées, mon esprit s’était momentanément préoccupé de cette vitamine). Je ne mentionnerai pas le nom de celle-ci pour ne pas réouvrir le robinet des réfutations ; ce fut déjà assez pénible l’autre jour d’ailleurs, dans cette écume de haine, où le poète, verbal, tentait de se défendre contre les apparatchiks de la Science et de la Raison, dont l’un portait une moustache et l’autre avait un gros cul.


Ainsi, l’autre jour, ai-je eu envie d’introduire quelques paradoxes dans une discussion d’une trop morne certitude à mon goût. Notons au passage que mon opinion ne différait pas nécessairement de celle encombrant le carrefour à ce moment-là. Ce qui m’agaçait, dans cette stase cérébrale, dans cet alphabet de l’ennui, c’était surtout le bêlement du troupeau qu’effrayait visiblement une nuit trop largement inventée. J’avais envie d’y jeter quelques crachats stellaires, quelques coups de pieds ballabiles, des gifles vernales. Peut-être, dans ma naïveté de poète, avais-je espéré quelques floraisons qu’il serait stupide d’encore attendre. Car, admettons-le, le but ici est rarement de dialoguer. Il s’agit en réalité d’un trouble transitoire de l’intestin grêle.


Ce que j’avais à dire n’était pas ontologiquement con je crois. Je disais, par exemple, que des résultats presque exclusivement basés sur des tests sanguins bas, et non sur des gens effectivement malades, étaient peut-être discutables. C’est comme dire qu’on est en train de coudre parce qu’on n’est pas en train de manger une banane. Qu’il y a-t-il de si choquant là-dedans ? Pourquoi m’accuse-t-on de semer sur la toile de dangereuses désinformations ? Quoi d’autre ? Une étude datant de quinze ans, réfutée de manière seigneuriale depuis (je ne le savais pas), les auteurs des pages de ce livre désormais interdit aujourd’hui qualifiés d’imbéciles par les gendarmes contemporains de la pensée. Pourtant, ces conclusions jugées aujourd’hui apocryphes ont bel et bien été émises par les autorités constituées de l’époque. Ceux qui insultent celui les estimant peut-être encore en partie valables aujourd’hui confirment bien ce qu’est la vérité selon Beckett : le pet du plus grand nombre.


Ainsi piégé dans cette trompette bouchée, aurai-je tenté, en vain, de faire jaillir un son d’une tonalité nouvelle. Mais ces imbéciles avaient bel et bien bloqué la rotation terrestre. Pour le moustachu patenté, j’étais un scientifique raté frustré de ne pas être devenu professeur ; pour le gros cul, je souffrais de problèmes cognitifs graves en raison d’une carence prolongée en cette maudite vitamine dont il est accessoirement question ici.


L’administrateur du compte Facebook a finalement cru bon de mettre fin à la dispute. Je n’ai pas eu droit à mon dernier mot.