La
page
blanche

Le dépôt

PAGE NOIRE

Notes

Notes 3 - Jean-Michel Maubert - Clément Gustin - Maheva Hellig - Calique Dartiguelongue

Jean-Michel Maubert


FORME ET MIMÈSIS. LE DANGER D’UNE RESTAURATION [partie 2]

On peut tenter de penser « le cas Benn » dans la perspective explicitée dans la partie 1 de cet article [1] (d’ailleurs, au début de sa thématisation du rapport dialectique beau/laid, Adorno cite Benn [2]). Les poèmes et proses expressionnistes des débuts (voir in "Morgue et autres poèmes", par exemple : "Petit aster", "Belle jeunesse" ; ou encore la nouvelle "Cerveaux" [3]), ainsi que la pensée de la Forme et de l’expressivité que Benn a déployée et absolutisée (sa façon de miser tout sur la syntaxe), montrent que celui-ci a bien saisi la violence de la Forme, ou la Forme comme violence « cristallisée ». Malheureusement, il succomba à cet éblouissement, à cette âpre compréhension, qui fut la racine même de sa poétique. C’est la lumière aveuglante de cette compréhension qui nourrit son nihilisme — « sa haine de la réalité » [4]. La haine, le nihilisme, le désir du rien, peuvent être décryptés ici comme l’envers d’une saisie douloureuse — absolutisée — du rapport sacrificiel à la mimèsis (au particulier comme tel, au non-identique). Comme le dit Adorno : « [Tout] art contient en soi, nié comme moment, ce dont il se détourne » [5]. À partir de cette expérience, Benn va interpréter (au cours de son épisode national-socialiste) l’élément mimétique en termes de puissance : de restauration d’une force brute, païenne [6] — il le pensait auparavant sur un mode essentiellement régressif : les marais, « le gène », la vie protoplasmique (ce qui peut renvoyer aussi à sa façon de lire le grouillement des forces en deçà des formes individuées, tel que Nietzsche le conçoit) : « Ô si nous étions nos plus lointains ancêtres. / Un grumeau de glaire dans un marais chaud.», « la thalassale régression » [7]. Cette thématisation de la puissance est, bien sûr, la traduction chez lui de l’élément (de la dimension) vital(e) — et c’est, sans doute, le fondement de sa dérive politique. Or, ce que représentait Benn, ce qu’il y avait de plus authentiquement expressionniste dans sa poésie, était insupportable aux nazis. Comme le dit Adorno, « plus on torturait dans les caves, plus on tenait à tout prix à sauver la façade [8].» L’aspect fondamentalement « non réconcilié » de la poésie de Benn (son côté lancinant et inconsolable ; un exemple parmi d'autres : "Ici bas pas de consolation", poème adressé à Else Lasker-Schüler) ne pouvait entrer dans la « logique » (la structure perverse) des bourreaux. Même la poésie tardive de Benn demeure irréconciliée — la violence de la souffrance n’est plus donnée expressivement, comme durant la période expressionniste (où on sent toujours gronder comme la lave l’élément mimétique), mais se trouve intériorisée ; renoncement, perte, impuissance, mélancolie, nostalgie (la dimension de l’inconsolable), sont des traces négatives, attristées, de ce qui a été vécu et pensé quelque temps sur un mode affirmatif (pour sa honte et son malheur) : « Marcher à travers tant de formes, / à travers moi et nous et toi, / mais tout pourtant resta subi, / et l'éternelle question : pourquoi ? // C'est une question d'enfant. Tu t'en rendis compte sur le tard, / il n'y a qu'une réponse : supporte / — que ce soit sens, désir, légende — / ce qui fut décidé au loin : tu dois. // Que ce soit rose ou neige ou mer / tout ce qui fleurit s'est fané, / il est seulement deux objets : le vide et le moi stigmatisé. » [9]. On peut (si on est généreux, ce que Benn ne demande pas pour lui-même) y voir une forme d’autocritique — une façon de se purger de la confusion de l’élément mimétique avec la force, avec la puissance. « Sur la terre sans bonté / à qui seule la puissance réussit / ta fragile floraison / fut semée en silence. » [10]

NOTES : [1] voir La page blanche, n° 62. [2] Ibidem, p. 75. [3] "Petit aster" ; "Belle jeunesse", in Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, p. 37/38 ; "Cerveaux" : « Rönne, un jeune médecin qui avait autrefois beaucoup pratiqué la dissection, (...) avait travaillé deux années durant dans un institut d'anatomo-pathologie, cela veut dire qu'environ deux mille cadavres étaient passés entre ses mains sans qu'il ait eu le temps d'en prendre conscience, et il en était sorti curieusement et mystérieusement épuisé. », cette nouvelle date de 1914, in Le Ptoléméen et autres textes, Paris, Gallimard. [4] « Le cerveau est une erreur. La bête sent la pierre. / La pierre est. Mais qu'y a-t-il en dehors de la pierre ? / Des mots et des bêlements. / (il tend la main vers son cerveau / et le décroche) / Je crache sur mon centre de pensée » ; « l'un de mes bras est toujours dans le feu. / Mon sang est cendre. Quand je passe devant / les poitrines et les ossements je sanglote toujours / ma nostalgie des îles tyrrhéniennes / (...) une terre de nihilisme et de musique » ; Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Viande, p. 62 ; Ici-bas pas de consolation, p. 73. [5] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, p. 29. [6] Gilles Moutot écrit : « Cette pathologie, nous proposons de la nommer une différenciation unilatérale de la mimèsis, qui rend le processus de « civilisation » « malade », non de l’oubli d’une origine a-rationnelle, mais de l’oubli par la raison d’une partie d’elle-même : sa dimension mimétique. Dès lors, si toute idée d’une restauration de la seule mimèsis, n’est ni pensable ni souhaitable, en revanche l’idée d’une « rationalité mimétique » (qui notamment, dans les termes employés plus tard dans Dialectique négative, ferait droit à son « moment qualitatif ») n’est peut-être pas impensable. » (Adorno. Langage et réification, p. 92). Voir également, du même auteur, son subtil et profond Essai sur Adorno, Paris, Payot, 2010. [7] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Chants, I, p. 52, Régressive, p. 166[8] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 79. [9] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Seulement deux objets, p. 382. [10] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Anémone, p.174.



Clément Gustin


De la pensée et du moment présent à l'ère numérique

La permanence de la distraction est ce qui finit par empêcher toute idée de surgir. L'ennui, la solitude et le silence sont les engrais naturels de la pensée, et nous vivons à une époque où ces choses sont partout traquées comme des sources de mal-être ou de « vide à combler ». Ce à quoi nous avons de moins en moins accès, c'est comme l'écrivait George Steiner, « cette moisson du moi et ce rejet du monde extérieur, cette “irruption sur une mer de silence”, (...) nécessaire à la pensée et l'imagination de premier ordre ». C'est la saturation des nouveautés et des informations qui étouffe en nous l'écosystème de nos pensées — la faculté de mettre à jour de nouveaux schèmes d'idéations, les capacités d'attention et de concentration qu'implique une telle tâche. Dans notre quotidien, c'est peut-être l'aspect le plus effrayant des technologies de communication : la réalisation que, si nous pouvons tout savoir, cette quantité illimitée d'informations ne nous apporte en vérité quasiment rien. Qu'au contraire même elle nous dépouille d'un sentiment d'unité intérieure, d'une sensibilité plus attentive au monde, car elle prend possession d'une part non négligeable de notre espace mental intime, et y déverse ses torrents de bruit.

 

Nous ne savons donc plus vraiment réfléchir, tout simplement car nous sommes devenus trop impatients pour nous résigner à cet exercice, qui ressemble peu ou prou pour nous à une véritable ascèse : une ascèse neuronale. Penser est une activité lente, et la satisfaction qu'elle engendre ne se goûte qu'assez tardivement, en comparaison des pics de dopamine diffusés par nos technologies à n'importe quel moment. Ce qui fait que la pensée « naturelle » ne tient pas la compétition de ce que peut offrir la consultation compulsive d'un smartphone, en termes de plaisir immédiat.


Clément Gustin



Maheva Hellwig


Poëte


R.M Rilke

Vous me demandez si vous êtes un bon homme, je ne puis vous répondre qu’à travers le 

 

Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller) je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire.

Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne.

Il n’est qu’un seul chemin

Entrez en vous même,

cherchez le besoin qui vous fait écrire protéger :

examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur.

Confessez-vous à vous-même :

mourriez-vous s’il était défendu d’écrire exercer votre profession ? Ceci surtout :

demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire de servir ? »

Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse.

Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité.

Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, soit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors approchez de la nature. [...] »

 

Décrivez ce que vous vivez, aimez, perdez

Écrivez des poèmes d’amour. Tombez dans ces thèmes trop courants :

ce sont les plus difficiles mais les plus beaux…

Et vous avez besoin de sublimer

votre quotidien ; de vous abandonner à un petit coin de verdure, un paradis désuet,

une île en Écosse.

John Donne

No man is an island. 

Ne soyez pas esclave des circonstances. Pas d’impondérable, pas de nécessité dictée par le contexte. Ayez foi en vous, votre jugement, votre éthique,

R.M.Rilke

votre honneur.Dîtes votre foi en une beauté. […] Même si vous étiez dans une prison […]

Ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? […] Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées.

 

Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra

comme une demeure aux heures incertaines du jour

fermée aux bruits de dehors.

[…]

Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité.

C’est la nature de son origine qui la juge.

 

Comme pour vos actions. Vous en êtes le seul maître, le seul juge de votre cœur et de ses motivations. Le reste, si je puis dire, n’est qu’une question d’espoir. Espoir inconsidéré dans la justice du processus entier. Espoir vain comme tout espoir.

Mais, tout en restant lucide, mesurez cette force qui est la vôtre, celle qui anime votre bras à tout instant.

A. Rimbaud

Rappelez-vous, ce fardeau qui est le vôtre : 

C’est un trou de verdure où chante une rivière

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

 

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu

Dort ; il est étendu dans l’herbe sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

 

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Souriait un enfant malade, il fait un somme.

Nature berce-le chaudement : il a froid.

 

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous au côté droit.

 

Vous n’avez pas usurpé ce pouvoir, cette force. Vous vous sacrifiez à une idée : vous avez fait don de votre être pour une idée.

 

Néanmoins, Monsieur, s’il m’est permis

de vous donner ce conseil :

Ne vous perdez pas et essayez de rester en vie

OU

de mourir pour les bonnes raisons.

 

Voilà tout ce que je peux vous apporter, à titre personnel. S’il vous plaît, daignez l’accepter et le partager avec ceux des vôtres qui voudront bien l’entendre.

 

Je reste,

votre humble obligée,

dans l’attente d’un prompt revois,

 

Votre Servitrice,

 

Mademoiselle Ramatou


***


Calique Dartiguelongue


Debriefing



L’intelligence est morte ce matin à 6h32 (mais tout avait commencé il y a très longtemps),

dans les décombres de l’esprit en ruines, sur une chaîne de télévision comme tant d’autres.



Monsieur Epiquebenêt est à la pointe de l’utilisation de son cerveau.

Il opère avec les mots une forme d’économie de gestion unanimement appréciée de son entourage, et des retournements de sens qui ravissent un auditoire friand de ces déjections raffinées.

L’auditoire est trié sur le volet.

En moyenne un à deux dangereux utopistes, aux intérêts, si possible, divergents, ou un extrémiste et un fac-similé, pour quatre personnes raisonnables, aux vues compatibles.


Monsieur Epiquebenêt ne profère pas de mensonge, il se situe au-delà, surplombant le réel, et s’il en invoque l’envers, c’est toujours à bon escient, mû par une sorte de scrupule, emporté par un débordement de zèle qui lui étreint la rate et le hisse, pantelant, aux cîmes de la rhétorique.

Ses circonvolutions sont si étudiées, ses parades si bien huilées que nulle contradiction ne saurait en venir à bout.

Si la moindre scorie menaçait d’apparaître, Madame de la Roue du Paon prendrait le relais avec une vigueur toute neuve, vite relayée par le chorus des intervenants du plateau, noyant

dans un brouhaha d’éclats salutaires les arguments les plus hérétiques.


Madame de la Roue du Paon n’est donc pas en reste, et son rutilant sourire, outre qu’il atteste d’une dentition irréprochable et d’un joyeux tempérament de prédateur, est le garant de l’indubitable discernement et de la bienpensance consommée qui vont avec, tout comme  la savante perversité de ses remarques, judicieusement distillées, ou les rugueux pouffements de sa voix de gorge, si opportunément dédiés.


Prétendre à la véracité serait réellement faire preuve d’une puérile inconscience, voire d’une arrogance sans bornes, proche du cynisme.

De fait, toute vérité mal énoncée peut-être évincée, et toute opinion, revêtue de bienséance : 

il n’est donc que des allégations, celles qu’il est opportun de proférer.


Forts de ce réalisme, et avec une bonne volonté jamais démentie, Monsieur Epiquebenêt et Madame De la Roue du Paon sculptent, cisèlent, fourbissent, policent de resplendissants consensus: limpides de clarté,  parfaitements adaptés à leurs contextes, finement ajustés à la psychologie des masses.

Monsieur Epiquebenêt et Madame De la Roue du Paon ne sont plus des enfants et ne mordent pas la main qui les nourrit. Ce sont de vrais pédagogues.

Ils ne ménagent pas leurs efforts pour évangéliser ces consciences fragiles, ignorantes, si peu perméables, en fin de compte, à ce qui a été pensé pour eux .


Voilà comment l’intelligence est morte, une fois de plus, ce matin, foulée aux escarpins,

asphyxiée de simulacres, encavée dans cette symétrie obtuse, ligotée d’évidences fabriquées, de logiques magnifiquement déferlantes.

Les maîtres de l’audimat l’ont assassinée de sang-froid, selon un rituel éprouvé, accompli avec tout le soin nécessaire, et un savoir-faire décuplé par l’habitude, qui s’autorise des amendements évolutifs.


Cependant, Monsieur Epiquebenêt et Madame de la Roue du Paon ne savent rien de leur état.

Ils ignorent tout de leur propre condition de modèles réduits expérimentaux.

(Le problème, avec l’intelligence artificielle, c’est qu’elle n’est pas issue d’un vécu, mais totalement plaquée, de l’extérieur, au moyen d’un process mécanisé, et n’est donc pas – et c’est là sa vertu majeure – susceptible d’ouverture à une quelconque psyché.)


Miniatures contrefaites, ils ne savent pas qu’ils sont enfermés dans une toute petite boîte,

dupliquée à des millions d’exemplaires tous semblables de par le monde, artificiellement éclairée par deux filtres polarisant la lumière électrique, désespérément coincés entre un miroir et une dalle de verre, tributaires d’une danse d’électrons.

Une petite boîte dont ils ne sortiront jamais, et que l’on peut éteindre d’un doigt, à tout moment, aux quatre coins du monde, effaçant toute trace de leurs beaux visages de vainqueurs, répétés à l’infini.


A plus forte raison ignorent-ils que l’intelligence est un Phénix qui renaît, toujours plus vigoureux, de ses propres cendres.