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AUTEUR-E-S - Index 1

6 - Jean-Michel Maubert

Note pour le n°62 de LPB - sur le livre de poèmes de Nicolas Steffen "Au-delà de cette frontière."

Dans son livre Crépuscule. Notes en Allemagne (1926-1931), Max Horkheimer modélise la société sous la forme d'un gratte-ciel, chaque étage symbolisant la place que l'on occupe dans la structure globale de la domination. Il écrit : "Au-dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l'indescriptible, l'inimaginable souffrance des animaux, l'enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux". Le silence assourdissant de nos sociétés à l'égard du martyr et du meurtre de masse perpétré chaque jour, chaque nuit, contre des milliards d'animaux sentients, s'est brisé depuis quelques années. L'envers de notre prospérité est un innommable charnier. Je n'ai jamais lu ou entendu aucun argument valable éthiquement pour justifier le meurtre d'êtres innocents à la merci de l'arbitraire humain. Face à cette vérité atroce, qui questionne ce que certains appellent notre humanité, le déni et la mauvaise foi se déchaînent sans aucune vergogne. Au-delà des images des lanceurs d'alerte et des arguments des philosophes dignes de ce nom, il est nécessaire de dire ce qui est, sans détourner le regard. Témoigner, en alignant sur les pages les mots les plus justes possibles. C'est à cette tâche difficile et douloureuse que s'est voué le poète Nicolas Steffen dans son livre Au-delà de cette frontière. Poésie coup-de-poing, aux éditions des Sables (collection "Rose des Sables", 2022). Dire pour témoigner de ce qui est sous les yeux mais n'est pas regardé. "Il y en a plein les autoroutes / Museaux écrasés contre les barreaux / Ils font partie du paysage / (...) On les égorgera demain / Nous allons vers la mer" (la route des vacances, p. 9). D'un enfermement à l'autre, vers la mort – pour les uns. Ouverture vers le grand large, sentiment océanique – pour les autres. Contre cette indifférence fabriquée et entretenue au quotidien, le poète s'adresse à l'animal absent – une "vache de réforme"–, déjà mort (aujourd'hui, p. 13-15). Ou à l'animal blessé mortellement, agonisant sur une route (le sac en plastique, p. 10-12). Le Tu instaure une proximité, un dialogue avec l'autre, qui n'aurait jamais dû être interrompu. Il tente modestement de se mettre à la place, par les mots, de l'être condamné à mort pour des raisons dérisoires : "Il est trois heures du matin / Tu es là / Debout / Présente au monde / – Ils vont devoir en finir avec ça / Je ne sais pas comment c'est possible (...) Et puis ils viendront te chercher. / Tu iras sur tes quatre pattes / Tu iras en boitant / Dans l'étroit couloir / Dans la terreur / L'impossibilité de faire marche arrière / Avec ta tête encore sur ton corps / Tu avanceras sous la contrainte / Tu avanceras seule au monde / Dans le bruit assourdissant des machines / Et ils feront s'écrouler ton corps / Ton corps lourd suspendu à un rail / Ton corps encore vivant qu'ils vont vider de sa vie. / Mais pour l'instant tu respires / Posée sur tes sabots / Pour l'instant tu es grande / Entière / Majestueuse dans la nuit.” (tu respires, p. 21-22). Le poète se met aussi à la place de l'ouvrier d'abattoir, parfois surpris qu'on l'autorise à faire ce qu'il fait : "En ce qui les concerne eux / C'est bon on peut." – anticipant au petit matin, en se levant, ce qu'il va devoir accomplir et endurer au nom de tous : "La terreur des mères et de leurs petits / Le bruit des couteaux des cisailles et des scies." (légal, p. 27-28). Un puissant questionnement éthique parcourt le livre : "Si vraiment on se rend compte de ce qu'on fait. / Est-ce qu'on peut justifier de te tuer (...) Est-ce qu'on peut te découper en morceaux / Te ranger au frigo (...) Si on est présent à soi." (qu'est-ce qu'on a fait de toi, p. 29-30). Ici, on ne peut s'empêcher de penser à Michel Terestchenko, qui, dans son beau et terrible livre Un si fragile vernis d'humanité, nous a rappelé que la présence à soi est la condition de toute vie morale authentique. Les poèmes du recueil interrogent notre spécisme profond, toutes ces valeurs prônées par nos sociétés qui s'effritent dès qu'il s'agit des autres animaux (le socle, p. 31-34, ou les mots, p. 87-88). Il recourt à la fable (notre terre, p. 35-36) pour interroger notre vision anthropocentrée des problèmes écologiques. Il raconte aussi son impuissance. Impuissance devant l'agonie d'un poisson, le rire des pêcheurs, qui se métamorphose en menace dès qu'on leur dit que l'animal se tord de douleur (hulk, p. 40-41). Le courage de la vérité, les grecs anciens le nommaient parrêsia, comme nous l'a rappelé Michel Foucault. Courage face à un humanisme qui n'est que le masque délétère et sordide du suprémacisme humain – voir, par exemple, les poèmes terreur végane (les nouveaux résistants), p. 55-56, ou double peine, p. 57-60, ou encore au-delà de cette frontière (p. 61-62). L'auteur interroge la fausse idée de nature (car issue d'une cosmologie théologisée) comme justification de ce que l'on fait et ne fait pas (prédations, p. 42-46) : "Où il y a la détresse la souffrance et la mort / Il a appris à dire beauté ordre des choses et harmonie". On pense au texte de Nietzsche: Gardons-nous, dans Le gai savoir (livre III, aphorisme 109). Il évoque le "respect" des bouchers pour la viande qu'ils manipulent, qu'il ne faudrait surtout pas abîmer (boucherie, p. 51-51). Il interroge l'inanité du partage entre ceux dont le destin est d'être voués à la tuerie et ceux dont le destin est d'être voués à la compagnie des humains (domestique, p. 52-54). On sent dans les mots du poète vibrer une ironie, presque douce parfois, et désespérée, comme dans le texte dans l'ensemble, p 16-19, où il imagine ce que serait le point de vue animal sur notre monde, tandis que l'horreur serait enfin derrière nous. Ainsi, malgré le désespoir qui innerve le texte, le poète donne une place à des formes possibles de révolte (grève (je fais un rêve), p 75-77, qui prend le point de vue des enfants sur le monde qu'on veut à toute force leur léguer) et d'utopie : "Tuerie industrielle – processus sans fin ; / Nous avons vu ce qui semble ne pas avoir pu appartenir au monde / Ne pas avoir pu vraiment exister / Aujourd'hui / Rien que de prononcer le mot nous semble étrange / Abattoir / Il symbolise à lui seul cette ère / La plus meurtrière qui fut. / Il nous permet / À lui seul / De prendre la mesure de cette espèce d'état de démence / Dans lequel vivaient la quasi-totalité des hommes du passé."(après, p. 84). L'utopie, comme le disait Paul Ricœur, permet de penser sur un mode critique une alternative à ce qui est. Elle est absolument nécessaire. Oui, car sans elle c'est comme si la honte devait nous survivre.

Pour lire le livre de Nicolas Steffen : En Suisse : chez votre libraire préféré ou à commander auprès de la maison d’édition (25 CHF) : https://ed-des-sables.ch/shop.htm En France, Belgique et Canada (et reste du monde), 15 € : https://www.librairielunetlautre.fr/livre/21884529-au-dela-de-cette-frontiere-nicolas-steffen-editions-des-sables