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AUTEUR-E-S - Index 1

8 - Jean-François Bardeligne

220714 - DÉLIVRANCE

Riga, Lettonie, juillet 2022


"On peut vivre Monsieur."

Alberts K.     


Nous déménagions. Juste devant la grille, deux jeunes flics, un homme et une femme, photographiaient les cabanes construites en matériaux de récup par des anonymes pour les chats errants. Par habitude, les habitants du quartier se cachaient des bontés clandestines sous plusieurs épaisseurs de mauvaises mines. Ils amenaient des gamelles de restes, rafistolaient les niches, passaient des moments poings sur les hanches à traîner dans l'impasse en prétendant d'un air d'évidence, que tout ça c'était pour faire fuir les rats. Ils avaient en fait de bien plus belles raisons. Le talus serait nettoyé bientôt comme une ZAD de pacifistes mais il refleurirait, parce que les gens ont besoin de chats.



À force de misère, on ne pouvait plus donner d'âge aux Russes avec qui nous avions partagé la maison pendant deux ans. Des Lettons russophones en réalité, le temps leur chaulait les traces de vie mais laissait deviner de l’usure. Par la fenêtre, j'en voyais un torse-nu, short de sport, cigarette et nuque obliques, occupé à masser à l’alcool fort les pieds du gros d’en face, celui qui s’était monté un sauna bancal tout au bord de la voie ferrée. Il me tendait toujours un bifton par-dessus sa clôture en me demandant quelque-chose en mauvais Letton. Je ne comprenais jamais. Aujourd’hui dans le soleil et son survêtement, il était pâle comme ses chevilles. On sentait que ça n'allait pas. On l'avait assis à côté de la femme.  


Avant le massage, torse-nu avait mis le feu à un méchant tas de rouille d’une pleine bouteille de liquide inflammable et posé sur la grille des šašliks de porc marron bistre, directement dans la fournaise. Ça sentait comme quand le marmiton du diable rôtissait de l’étron sec.  Quand-même alléché par l’odeur, mon fils de cinq ans se pointa au jardin commun, enjamba la jardinière en pneu qui délimitait l’enclave et lâcha un sourire grand comme ça au milieu de la troupe. Pour eux, ce fût de l’or pour de vrai ce sourire. Fallait pas y voir rien de mièvre, ils en chiaient juste trop fort et trop souvent pour bouder le plaisir. La bonne femme attrapa un cylindre de viande brûlée, le trempa dans le ketchup et le tendit à un ange.  Je rappelai vite le petit mais il avait déjà croqué dedans.  



Rentrant par le couloir, il croisa la vieille dame du fond, la femme du moustachu. Elle raccompagnait son proprio qui lui rendait une visite, sûrement pas de courtoisie. Pour faire la voisine normale, celle qui montre à son logeur qu’elle a de la société, elle passa une main meulée dans les cheveux de mon fils en disant : « C’est mon petit copain ! ». Pauvre femme ! Aurait-on dit : elle n’a du bonheur que les dents ; qu’on aurait parlé trop vite. Je l’avais vue marcher sur le verglas en tenue de ville près de son bonhomme. Il la tenait avec tendresse et fermeté, pour qu’elle ne parte pas en glissade. Souvent elle me souriait au milieu du passage, en tenant en laisse un chat borgne. Pour plumer ses volailles et écorcher ses rongeurs, elle se mettait en face d’où je garais ma voiture, sur le petit banc en bois, penchée vers l’avant. Je coupais le contact en regardant partout où je pouvais sauf vers elle, trop anatomique.


Sur la gauche en entrant vivait le couple emblématique de la maison. Lui Jegna, il sortait toutes les dix minutes fumer un bout de clope tassé. Je me disais qu’il étouffait avec sa femme, dans les douze mètres carrés dont ils étaient propriétaires. On connaissait bien le contenu du logement parce que souvent, elle lui balançait sur la gueule, par la fenêtre. Une fois, il sentait la bière assis sur les marches, torse nu avec la clope. Sa femme portait une petite robe noire et du parfum. Leurs odeurs contraires dansaient le tango jusque dans le couloir et les langages corporels racontaient que Jegna avait oublié un anniversaire ou peut-être une rare invitation chez des amis. Il prenait sa tente de camping sur le râble en même temps qu’il nous disait un bonjour franc et placide, à mon fils et moi.


Un vieux veuf qui ne parlait que Russe bichonnait une Mercedes break bleue-marine des années quatre-vingt-dix. Il avait un petit seau avec lequel il puisait dans les récupérateurs d’eau de pluie pour y mettre un petit coup. Il pouvait alors sortir fièrement pour un tour du pâté de taudis. Pendant que je chargeais des meubles et des cartons de gueilles dans mon coffre, il vint me dire priviet et autre chose que je ne déchiffrai pas. Il avait le sourire et un bras très léger sur mon épaule. Puis il fit le geste de se serrer les mains sous le menton comme ça, en plissant des yeux et en souriant encore plus, avant de s'en retourner vers sa Mercedes. Il avait réincarné sa bonne-femme et elle rutilait d'eau de pluie et de coups de chiffon.