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POÈMES

TRANSPROSE

Avant la Transprose ...

Si le terme de Transprose date précisément de juin 2022, inventé par Patrick Modolo, bien des textes avant cette date connaissent une mise en forme qui se rapproche de celle d'un texte transprosé, ou écrit en transprose directe. Si l'espacement s'y lit indéniablement, l'intention poétique n'était alors pas théorisée en tant que telle. Mais comme il a déjà été dit dans ces lignes, une forme similaire à la Transprose a pré-existé, selon le style et les trouvailles de certains poètes. En voici quelques exemples !


Le numéro 60 de Lpb présente notamment les textes de Laâbi, ainsi que sa vision sur cette spatialisation propre :


https://lapageblanche.com/la-revue/numero-60/zoom-sur/abdellatif-laabi


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Dans Beloved de Toni Morrison (1987), nous pouvons lire un chapitre dont l'agencement "espacé" se rapproche incontestablement de la Transprose.


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Signalons également ce texte de Julien Boutreux, Oiseau de pierre. Une première version de ce texte, où l'auteur utlise des barres obliques, a d'abord paru en 2016 aux défuntes éditions La Porte d'Yves Perrine, dans la collection "Poésie en voyage". Le poète lui a ensuite donné une seconde impulsion, grâce aux "blanc(s)", que vous retrouverez ci-après, en extraits.



Voici un mot du poète à ce sujet :


"À l'origine, j'ai conçu ce texte comme une succession ou une juxtaposition de visions oniriques. J'avais l'idée de fragments mis bout à bout, scandés, séparés non par des retours à la ligne systématiques mais par des barres obliques, un à trois fragments par ligne. Dans un second temps, j'ai trouvé intéressant de "trouer" le texte, d'en faire quelque chose de morcelé, de parcellaire, avec une part manquante visualisée par un trop plein de blanc(s). J'ai donc remplacé les barres obliques par de larges espacements. C'est sous cette forme que le poème a vu le jour aux éditions La Porte d'Yves Perrine en 2016. Les contraintes techniques de la publication Web m'incitent à le redonner ici dans sa première disposition bien qu'elle me semble plus faible."


L'oiseau de Pierre, première version :


( il est à préciser que ce poème a été écrit avec des vers centrés, que les contraintes techniques de la mise en page web ne peuvent ici respecter).


L’oiseau de pierre


dans un dédale de ténèbres / il erre

île de pierre / air des songes

marcheur de nuages / mangeur de vent

ses phrases / des lignes d’ombre contournée de lumière

phases vibrantes / d’un cortex embué

où mille feux souterrains / sourdent

laissant filtrer entre nos doigts meurtris / incendiaires

la clarté de portes transparentes / oublieux de tous les parcours

il cherche une voie dans l’espace infime / qui sépare

deux battements de nos cœurs / chaque empreinte que nous laissons

manuscrite / un hymne funèbre à la liberté





murs invisibles / les plus infranchissables

parenthèses du souvenir / dessinant les lignes de deux mains parallèles

rêves étranges d’avenir / les mots dévalent les distances

poursuivent des orbites irréfléchies / s’éteignent dans le silence

crèvent les yeux rivés sur eux / limites intérieures

où fourmillent des holocaustes / autodafés / apostasies

chaque flamme / flaque d’ombre / vague bleu astral

au firmament de nos gestes / dans la mesure de l’improbable





nos os s’éloignent / nos yeux se dispersent

métamorphose / sous des tonnes de cailloux

ruines brûlées par le feu imaginaire / des faisceaux sidèrent

nos pupilles dilatées / suicidaires / devant la mort répétitive

la forme du vide / cet impossible sur mesure





les abattoirs ouvrent au petit matin / les langues s’allongent

au fond de la baignoire / rêvent des égouts

la journée passe / quand la lumière décline

il est temps de s’allonger sous vingt mille tonnes d’air pur

les démolitions s’amoncellent / renverser le cours des choses

puisque demain est déjà mort pour les rêves / nous dérivons

sur nos flotteurs crevés / sombrons dans les profondeurs inexplorées

aquosités / ces courants sans substance






le songe est comme la pierre / de l’oiseau

profitons des derniers rayons / disloqués dans l’air glacé / gracié

gouttes d’eau sur nos yeux / givre déposé

pour commander le rythme de nos jambes / de ses ailes

même si les vents du large décident pour nous





l’histoire n’en finit pas de s’étirer / d’édifier nos esprits patients

nous suivons ses voies effacées / des voix inconnues suivent nos traces

sur des chemins d’étrangeté / à marche forcée

les ornières s’effacent / forêts souterraines inextricables

vasques sans fond / rivières à rebours

cosmos éparpillé / vers brisés

scansion d’onomatopées monodiques / mantras secrets

nos hymnes sont des lames de fond / des coraux / des abysses

notre étendard / planté dans la chevelure de la première gorgone venue





des vertiges immenses parcourent / un ciel étrange

déploie ses albâtres / personne ne le reconnaît

commencer par entendre le silence / dans toutes les directions

les choses aveuglées témoignent du temps accompli

revêtent des ombres denses / s’entassent dans les chambres suffocantes

dans les galeries souterraines / à la recherche

de visages encore vivants / de fresques oubliées / de vieux papiers

ne rassemblant / rien de personnel





l’oiseau fend l’air trouble des ciels

ses reflets le suivent / lui obéissent





être son propre miroir / brisé / une barre au milieu du corps

des morceaux de soi / dispersés par

la souffrance enracinée / verticale

ne contient qu’une parole à peu près dite / qui ploie sous les ombres

la musique des sphères ressemble à son silence



Pour consulter la version avec espacement, merci de bien vouloir cliquer sur la page auteur de Julien Boutreux, en suivant le lien suivant : https://www.lapageblanche.com/le-depot/index-des-auteur-e-s/75-julien-boutreux/l-oiseau-de-pierre


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De même, Thierry Metz, dans son recueil en prose Le Journal d'un manoeuvre (Éditions Gallimard, coll. « L'Arpenteur », 1990 et 2016), explore une spatialisation similaire dans trois de ces poèmes, à des moments de "rupture" du recueil. Le lecteur y trouvera les espacements, comme si le poète voulait à cet endroit précis "retrouver du souffle", en plein coeur de l'été, dans la pénibilité de son quotidien laborieux de manoeuvre, ainsi que dans la pénibilité de transcrire poétiquement jour après jour, ou presque, l'effort poétique qui vise à justement ne pas poétiser le réel. Le "gros oeuvre", au sens propre comme au sens figuré et métaphorique, est en passe d'être terminé. Et c'est comme si le poète voulait nous faire comprendre : maintenant place aux finitions...


Suppression de la ponctuation, sauf des deux points caractéristiques de son écriture poétique ainsi que du point final qui marque la fin de la spatialisation si typique, mais conservation des majuscules. Le processus semble amorcé, lancé même, mais encore "en cours". Une sorte de tâtonnement et de "préscience" qui contiennent en germe la force du détachement par le séquençage, avec ce superbe "intarissables" ainsi mis en valeur dans cette prose qui se détache de la prose.


Le poète, avec cette recherche si spécifique, ne serait-il pas lui aussi en train de "fignoler" son recueil, d'en effectuer les "finitions" ? N'aurait-il pas en quelque sorte touché au but fixé par le poème liminaire de son livre : "On va transformer une fabrique de chaussures en résidence de luxe [...]. L'intérieur est vide. Il faut tout refaire : consolider les fondations existantes, ouvrir les garages, poser les planchers [...] Tout. On a du travail."

Le "récit" en construction se construit-il également par cette nouvelle forme poétique qui est clairement ici une forme de rupture ?

La résidence de luxe du texte poétique n'est-elle pas, ici, en construction ?

La question est ouverte, et à débattre.