LA MODERNITÉ

Tristan Felix

Je ne suis pas à l'aise avec l'histoire littéraire, faute de mémoire, faute de lumière, faute de neurones, faute aussi d'intérêt pour les tiroirs historiques, les murs entre les siècles ou les décennies. Je ne crois pas au progrès ni à la modernité et encore moins à la post-modernité, voire à la pré-modernité. Je crois davantage à des histoires personnelles, bien qu'il se dise que la petite accouche de la grande Histoire. Et encore les histoires personnelles suivent-elles rarement le cours du temps ! Les régressions, les immobilisations, les ellipses, les hésitations y sont fréquentes. La modernité m'apparait comme un concept qui tente une impossible identification, une maîtrise du phénomène sauvage de la création. Je vous apparais peut-être comme une franche ignare, ce en quoi vous avez parfaitement raison. Encore trop de friches à traiter. Les délires médiévaux et autres fatrasies, par exemple, sont d'un jouissif hors-temps, quand même l'on s'efforcerait de les justifier historiquement. Un poète qui fait des alexandrins en 2022 est disqualifié parce que resuceur d'une forme ancienne, ses vers fussent-ils merveilleux. Je me demande si le cancer de l'innovation capitaliste n'est pas en germe inconscient dans la "production" artistique. L'art ou plus humblement la création, autrement plus nobles que la culture, me semblent échapper au temps. Que sont les gravures ou dessins des grottes au regard de la modernité? En poésie, faut-il faire neuf? Si c'est conscient, l'atrocité triomphe. Rimbaud a bien essayé divers styles pour se faire publier mais son verbe transcende le désir de nouveauté. Sa sensibilité dévore l'invisible au-delà même de ce qu'il énonce, dans son métalangage instantanément distillé par le chant, quand il revendique le dérèglement de tous les sens. Alors, là, je vais jouer la carte de la ringardise réactionnaire pour quelques milligrammes d'adrénaline dans cette maille longue et irrationnelle. Depuis la libération du vers, la prise de sa bastille, la poésie s'est ouverte à 360 degrés, avec des poètes qui chantent admirablement et souvent souterrainement et d'autres qui en profitent pour ne plus savoir chanter, égrenant des mots abscons ou plats sur une page désertique. Cette démocratisation, qui est passée par la haïkisation industrielle du poème, du vite-fait-vite-lu, n'a pas été salutaire pour tout le monde. Allez, je risque une comparaison et des coups de massue. De même que la révolution de 1789 a été récupérée par la bourgeoisie éclairée (et pas que), de même la "modernité", à son insu, a eu tendance, par la multiplication des formes individuelles, à faire perdre en puissance le chant fédérateur inhérent à la poésie, au profit d'une caste de poètes patentés, que l'on voit partout, dans ce tout petit monde de la poésie. Qu'on ne se méprenne. Ce chant fédérateur est celui qu'on devrait pouvoir entendre jusqu'en les formes les plus inconnues - et non modernes. Quel poème contemporain connaissons-nous par cœur? Je me demande si la disparition quasi totale des formes fixes, lesquelles aidaient à la mémorisation, ne porte pas atteinte à la mémoire, non pas comme souvenir d'un temps passé, mais comme empreinte quasi fossile mais vivace dans l'organisation corporelle de la personne. Il doit exister dans le corps une zone ou des zones plus ou moins activées de résonance poétique. Nos modalités sociales s'en tapent, qui veulent innover dans un délire christique de progrès suicidaire de l'humanité. Les dictions d'Apollinaire ou de Sarah Bernhardt ne m'apparaissent pas si impossibles que cela aujourd'hui. C'est une diction semi-chantée dont le "ridicule" consensuellement évalué est une construction de notre oreille habituée à autre chose mais surtout fière d'avoir progressé, de s'être améliorée, d'avoir innové, modernisé. Ce qui est primitif ou originel a quelque chose d'étrangement inconnu qui résonne en nous.  

J'espère n'avoir pas été trop à côté de la plaque du sujet abordé...  

Patrick Modolo

Pour ma part, et il voit juste, la modernité commence avec Baudelaire, par les thèmes notamment, et Rimbaud, par la révolution poétique de "la lettre du voyant". Là en sont ses racines. Mais celui qui projette définitivement la Poésie dans sa modernité et par les thèmes, et par la forme, et par la trouvaille de la suppression de la ponctuation, c'est Apollinaire à mon sens...  

Le calligraphe était une forme qui lui préexistait. Mais il lui a donné son nom, et partant, ses lettres de noblesse, dans tous les sens du terme ! 

Lautréamont, je n'ai que peu lu, et il y a longtemps les "Chants de Maldoror", mais j'en ai le souvenir d'une prose nouvelle, à l'instar d'un Chateaubriand se débattant dans son époque. Des prémices, en quelque sorte, avant les racines précitées. 

Matthieu Lorin

Constantin pose une question qui n'aura pas de réponse unique : quand commence la modernité poétique? 

Ce qui me semble intéressant, c'est que Constantin, roumain, cite seulement des auteurs français ou italiens pour évoquer la modernité poétique. 

Constantin Pricop

La modernité... C'est trop… beaucoup à dire. Elle commence avec Rimbaud? (Rimbaud a écrit aussi des textes dans la forme de poésie courante, pas seulement… en prose, comme dans Une saison…) Avec les Chants de Maldoror? Je ne sais pas exactement. J'ai comme point de départ Marinetti et les libertés qu'il a imposées. Et depuis presque tout est permis dans la poésie. Et presque tout ça est consumé... Reste leurs acquis et la personnalité de l'auteur... On ne peut pas faire ... moderne seulement en employant des artifices formels. Il faut choisir ce qui te va... Le reste… 

Pierre Lamarque

Ce qui me semble moderne ce sont les idées que je défends à propos de la lecture des textes, sous l’angle du lecteur… 

Il me semble que l’inventeur de la modernité en poésie est Rimbaud. Il n’y a qu’à voir l’évolution de la disposition de ses textes pour comprendre les idées que je défends...