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blanche

Le dépôt

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Poètes du monde

Thierry Metz - Julio Cortázar - Paul Verlaine - Lydie Dattas

Sur la plage blanche 

où sèchent les barques

- métamorphoses des masques - 

l'écume du dieu

caresse les femmes, les terriennes 

qui tressent sur le sable 

l'étui bleu 

de son sexe.


Thierry Metz - Poésies 1978 - 1997 - Ed. Pierre Mainard



LE FUTUR


Et je sais très bien que tu n’y seras pas.

Tu ne seras pas dans la rue, dans le murmure qui jaillit la nuit

des réverbères, ni dans le geste

de choisir le menu, ni dans le sourire

qui soulage les métros complets,

ni dans les livres prêtés ni dans les mots à demain.

Tu ne seras pas dans mes rêves,

ni dans le destin original de mes mots,

ni dans un chiffre téléphonique

ou la couleur d’une paire de gants ou d’une blouse.

Je me fâcherai, mon amour, non pas à cause de toi,

et j’achèterai des bonbons mais pas pour toi,

je serai debout au coin d’une rue où tu ne viendras pas,

et je dirai les mots qui se disent

et je mangerai les choses qui se mangent

et je rêverai les rêves qui se rêvent

et je sais très bien que tu n’y seras pas,

ni ici dedans, la prison où encore je te retiens,

ni là dehors, ce fleuve de rues et de ponts.

Tu ne seras pas du tout, tu ne seras même pas un souvenir,

et si je pense à toi, je penserai une pensée

qui obscurément essaye de t’évoquer.


*


El futuro

Y sé muy bien que no estarás.

No estarás en la calle, en el murmullo que brota de noche

de los postes de alumbrado, ni en el gesto

de elegir el menú, ni en la sonrisa

que alivia los completos en los subtes,

ni en los libros prestados ni en el hasta mañana.

No estarás en mis sueños,

en el destino original de mis palabras,

ni en una cifra telefónica estarás

o en el color de un par de guantes o una blusa.

Me enojaré, amor mío, sin que sea por ti,

y compraré bombones pero no para ti,

me pararé en la esquina a la que no vendrás,

y diré las palabras que se dicen

y comeré las cosas que se comen

y soñaré los sueños que se sueñan

y sé muy bien que no estarás,

ni aquí adentro, la cárcel donde aún te retengo,

ni allí fuera, este río de calles y de puentes.

No estarás para nada, no serás ni recuerdo,

y cuando piense en ti pensaré un pensamiento

que oscuramente trata de acordarse de ti.



***

Julio Cortázar (1914-1984) - Salvo el crepúsculo (1984) - Crépuscule d’automne (Corti, 2010) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle 




PIERROT

errot

A Léon Valade.


Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air

Qui riait aux aïeux dans les dessus de portes;

Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,

Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.


Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair

Sa pâle blouse à l'air, au vent froid qui l'emporte,

D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte

Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.


Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,

Ses manches blanches font vaguement par l'espace

Des signes fous auxquels personne ne répond.


Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore,

Et la farine rend plus effroyable encore

Sa face exsangue au nez pointu de moribond.



Paul Verlaine



Jour et nuit (Lydie Dattas)


Ma jeunesse a été si absolument pure :

j'ai traversé la nuit sans craindre de mourir

quand la nuit n'était rien qu'absolument la nuit,

j'ai marché dans la nuit sans douter de l'aurore

lorsque la nuit doutait de ses propres étoiles.

J'ai marché dans la nuit comme au milieu du jour :

le ciel était couvert entièrement d'étoiles,

les étoiles éclairaient autant que le soleil,

ce terrible soleil qui éclaire la nuit.

La nuit me consacrait ses heures les plus belles,

la nuit avait pour moi la beauté de l'azur,

je buvais la rosée dans la coupe des roses,

les étoiles étaient aussi jeunes que moi.

La beauté jour et nuit se tenait près de moi :

je craignais la beauté plus que ma propre mort,

je ne préférais rien à la beauté des anges.

La neige jalousait la pureté de l'âme :

la neige me devait en partie sa beauté,

la neige qui laissait sa beauté dans mon âme.


Lydie Dattas, Le Livre des Anges II, Arfuyen, 1995