Le dépôt
Poète de service 2 - Bruno Giffard - Romain Frezzato - Rachel Allaoui
Bruno Giffard - Extraits de ‘L’écume des tiroirs"
Quelques hommes détachent leurs mots qui s’enroulent avec les bouffées de cigarette sur une courte distance avant de succomber à l’infini – éclosion du seuil.
Le serment rose du talon des femmes sarcle une certitude finie d’asphalte.
Jours pareils à du bois mort jeté dans la gueule du poêle
La bouche dégage ses rêves
jets filandreux sur la page
Je lance
l’étoffe noire
des mots
rien qu’une présence
qui n’ose partir
de peur que le reste
s’écroule :
les poutres
avec le dialogue
notre bouche médite
ce goût d’impuissance
sur des tronçons
de parole
un appel à l’aide
signerait
le départ du souffle
Tu te mêles à l’encre courante
par irréfragable espoir
de courir enfin
la veine du paysage
tes seins
prennent des airs de fleurs
dans le désert
sur un fil idyllique
de cerf-volant
mon immensité claque
à la dérive de toi
mémoire affabulée
je me rafistole
Je m’accoude
l’horizon fixe aujourd’hui
juste au bord du vide
mes pensées
Compter les étoiles
endormir la mort
Le miroir regarde
mon inquiétude au teint impersonnel
Souvent au milieu d’un terrain vague
debout, l’air de rien
cherchant à toucher au ciel
la forme du nuage
J’apprends encore à lire le recul, alors que s’arme mon hurlement.
Défense hystérique de peindre le paysage des doigts,
par la pulpe s’y enfoncer.
Magnifique désolation – cette grisaille larmoyante d’automne. La subsistance du vert tourne au brouillard. Des variations crépusculaires s’inoculent sous une plaque d’espace. Les branches nagent à travers charges d’air, et leurs feuillages frissonnent jusque derrière ton front.
La tête repose dans une maladie qui rend invisible le lit des idées. Une ville enserre avec un savoir psychiatrique l’horizon au fond duquel elle se dépose. Constante patience de mire précipitée.
Reste aux yeux à divaguer une mer d’espace – avec des fleurs lumineuses qui passent devant un amphithéâtre de cendres figées. Ouvertures en variations grimaçantes.
Au bord du monde la silhouette des songes tremble, à faire le guet – un carré de trottoir tient lieu d’île. Noués au ventre par des départements de froideur, mes poings dans leur quiétude colérique tracent un embryon de prière. Je pense alors à tes lèvres – ailes sur les degrés thoraciques.
Tes yeux par le détail me déraillent le cœur.
Mais à ton visage, l’immunité du rayonnement.
La qualité douloureuse du plaisir m’arrête devant des valeurs d’avant le fer. Alors que ma foudre fouille tes lamentations, touche par les entrailles au nid électrique des assises rocheuses.
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Romain Frezzato est poète, enseignant, chercheur à Paris 8. Vit entre Reims et Lyon. Certains de ses textes sont parus ou vont paraître en revues : Triages, Décharges, Rehauts, Place de la Sorbonne, L’Intranquille, Le Chant de la Grive, Décapage, Sitaudis, etc. Il collabore régulièrement à la revue en ligne Poezibao. Docteur en littératures comparées et études de genre, sa thèse porte sur les pratiques de travestissement dans le roman moderne et post-moderne. Son premier recueil, comme un david aux testicules tombés, paraîtra en juin 2023 aux Éditions de la Crypte. La série proposée ici, inédite, est issue d’un recueil en cours dont la revue en ligne Sitaudis a déjà publié un extrait.
De parmi les barbares
et le décompte
des jours sur le calendrier mural. Le formica qui se disloque...Le ravalement de la façade et la déliquescence de la balancelle au bord de la terrasse…
Tu m’as donné ce droit d’accès : le nez les yeux l’iris la bouche ; même le dessin de tes sourcils, tu m’as offert : de témoigner de mon vivant de la réalité de ça : tes mâchoires tes dents ; jusqu’au détail des pommettes, jusqu’au rose des pigments – longueur des cils : ok ; l’arrondi de ça le vertigineux : auquel tu m’obliges, pupilles canines oreilles :
ok, la courbe des joues l’arc des paupières la déclivité générale de cette tête : d’accord ; d’accord aussi : la langue les lobes ; d’accord le front d’accord : la symétrie profil droit profil gauche et quand tu joins tout ça par la couture du nez : d’accord ; d’accord : le cou le menton les commissures les pores ; d’accord : tes lèvres qui s’écartent au passage de l’air de l’eau de moi ; d’accord : les veines sur tes tempes,
le sang derrière la boîte et tes pensées qui font : comme des vagues sous la peau ; l’hystérisation de tes clavicules, l’escalade sur ta colonne des paroles sans poignets, ok d’accord tes aréoles puis le bûcher ta poitrine, de ton pubis les poils
qui te remontent jusqu’au nom du nombril, la brioche de ta panse (sertie, ta vulve en pente douce qui s’équilibre : dans l’idée de happer et le désir de bruire) ! Tu m’as donné accès à ça – aussi durable que l’évocation que j’en fais, aussi long que les mots : OK.
Quand je serai habitué : à la façon dont tes chevilles relient tes jambes à tes pieds ; quand j’aurai : perdu la coutume de ta danse sous la douche et de tes orteils qui me coupent la respiration, quand ça n’aura plus de mystère tes narines ta langue tes oreilles percées,
tes ongles, gobés, tes bleus, le sang : au pourtour de ta vulve ;
quand les énigmes des morves ne seront plus mouchées et les pointes émoussées de tes poils, quand ne seront plus ravalées les salives du c’était quoi ÇA–?–çavenaitd’oùça–?– c’étaitsibien–?–etquandjemetrompais sur ta personne, le nom de l’être qui dégouline à mesure que tu frappes
ton sexe, le périnée enduit d’un flux d’aucun homme craché, mes jambes écartées pour que passe du bas-texte le latex compact, mais bien évidemment il y a tes sphincters, et la surprise toujours intacte du chapeau prestigieux ;
quand j’aurai désappris les protocoles de rapprochement, la versatilité des indices corporels, quand il ne restera que les notifications d’une bouche ouverte au dis-moi quoi, alors seulement commencera
l’amour et avec lui : les précipitations, l’intégrité de ta personne. Dessous : la paupière haute. Dessus : la paupière basse.
ma tête comme un tampon absorbe tes nutriments, ma race enfoncée joue de la flûte dans tes gamètes et tu acceptes que je macère dans ta matrice, mes dégénérescences tu ris de les voir fructifier. Je soutiens que mes rides participent de ton portrait. J’avance que mes amas singent ton ossature. Et tu te reconnais dans l’émancipation de mes particules. Tu glousses quand je m’englue. Dans le délabrement. Tu ris, tu sais que je me disperse dans la joie.
Quelquesextraits d'un recueil en cours réflexions sur l'esthétique de Jean Rustin (issues de mon journal).
Frénésie figurative. Boulimie d’huile et d’acrylique. D’abord hébété par les postures des gisants de Rustin. L’organité de l’ensemble. Corps vaguement bedonnants. Avec sous la panse les sexes. Leur trituration. Ou le simple empaumement. Précision des prépuces et des glands. Prise de conscience d’un coup de la tripe qui nous fait. Se pose le problème de la possibilité d’une représentation pénienne. D’une figuration vulvaire. Flacidité des formes. Rouge aperture des lèvres. Pourtours et pigments. Vaginalité de toutes. Vaginalité de tous. Figurations du trou : narines. Figurations du trou : les yeux. Figurations du trou : nombril. Fond noir ou fond bleu : vagin, aussi ? Beauté des mains peintes. Perfection du contour. Verges impeccables et tristes. Les étalages, les poses, les accroupissements. Affleure le vulnérable. Impossible de ne pas s’attrister de ces têtes. L’hagard, le perclus. Flaccidité de tout, même des ombres. Les fesses : des poches. Et toutes les stations disent la chute. Tristesse de ces bites, de ces peaux. Je note : la récurrence des boîtes électriques, des interrupteurs, des prises, des portes donnant sur des couloirs, du retroussage des pantalons. Et cette acrylique glaçante. Parfois, l’œil oscille, entre innocence et coulpe. Me passionnent ces mains qui fourragent des sexes, ces paumes, ce pileux des structures. Et l’émotion de ce pénis contrit entre les cuisses d’un reste d’homme. Avec malgré tout l’androgynie totale. L’incapacité d’attribuer un genre, malgré l’organe, sa vision. Le viscère scrupuleux de ça. Le quasi sang. Reste simiesque dans le bas de la face. Bien sûr, les parois et les sols. Les ombres qui se déréalisent. Tabourets juchés sur l’absence. Magnanimité des fronts. Là se brouillent les mimiques, là l’arcade mise au net. Le néant qui s’immisce dans un trou de narine, dans une bouche qu’on jurerait baveuse. Et l’empathie qu’il faut pour s’emparer de ces viandes dépourvues. Jusqu’à la tignasse. Jusqu’aux dents. Jusqu’aux proportions. Flaccidité d’existences livrée pour nous dans la plus complète nudité. Et la bienveillance de cet œil de peintre qui nous dit ça, le montre. Puissance de cette lumière. Douceur de cette lumière. Humanité de cette lumière qui donne sur le fini des chairs, qui donne sur l’ombre, non pas découpé par l’être mais qui s’attèle à : la découpe brutale de ça.
Rachel Allaoui
Vanités
Nul ne viendra verser des pleurs
Cendrillon s’est déchaussée
ses tibias
empilés parmi les tibias blonds
des esseulées
si loin
des jardins de Bagatelle
si loin des neiges innocentes
elle a laissé
son bouquet virginal sur le velours
défroissé des jours
trop longs
Il n’y avait plus d’étals
et les noues étaient sans fonds
dans la gueule des fleurs
les pétales glissent
à l’arrêt
Il n’y aura plus de bals
adieu les chansons adieu les roses
son crâne est blond dans la maison
posée sur les étagères de la nuit
Et les airs sans bruit s’éloignent
presque aussi pâles que l’ennui
Joueuses d’osselets
Dans la chapelle les Ursulines
agitent leur doigts blancs
dessous les voûtes sombres
elles montent les os
ivoires glanés dans les boites
en bois
doublées de velours rouge
Elles ont des mains
plus diaphanes encore
que les squelettes venus de Rome
Bruissements
Sous la châsse en verre
repose le mystère
rêveur combattant
à qui l’on donne des poses
vêtues d’or
Et les Capucines chuchotent quel nom
quelle histoire
Mystères
Les os ont traversé les Alpes
des catacombes à la neige
et de la neige aux secrètes églises
Montés à cheval les hommes armés
gardent les regards creux
tous consacrés aux mains polies
des sœurs de clôture
Inventaire
Pantoufles velours gemmes
et sur la tête une gaze légère
Sortis des nappes terreuses
pour dix-huit mois d‘un salaire moyen
Les os passent de l’ombre
à la lumière
pour s’habiller encore
de vanités
Pantoufles velours gemmes
pardessus en étoffe de France
et sur la tête une gaze légère
robe virginale fleurdelysée
poses de statues
Gestes cousus au fil d’or
et fémurs pris
dans la dentelle
Prenez celui d’un chat celui d’un chien
s’il manque un os
suturez les articulations de ficelle
remplissez d’ouate et de paille
tous les saintes et les saints Allons
assemblons les reliques
Pantoufles velours gemmes
et sur la tête une gaze légère
Alter ego
Ci-git un crâne jaune que mord l’azur de l’orbite
tout d’or installé
Et le corps dans la pénombre
enrobé de vertiges
descelle l’ombre des pèlerins qui le regardent
Les mains choisissent des phalanges
Quel nom donner
au saint qui s’échappe
de sous nos doigts - Ah
ce sera une sainte pour une fois
dans la soie lisse et damassée
Geneviève – je commence
Venue de l’Est elle était belle
dans les soirs et les soirs priant
Issant d’un dragon
elle s’en alla vers Compostelle
les mains rouges de sang
Aux pieds des festons d’épines