Le dépôt
Fiodor Tiouttchev - Jean Giono - Charles Baudelaire
Les dons des fées
Charles Baudelaire (1821-1867) - Le Spleen de Paris (1869).
C'était grande assemblée des Fées, pour procéder à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures.
Toutes ces antiques et capricieuses Sœurs du Destin, toutes ces Mères bizarres de la joie et de la douleur, étaient fort diverses : les unes avaient l'air sombre et rechigné, les autres, un air folâtre et malin ; les unes, jeunes, qui avaient toujours été jeunes ; les autres, vieilles, qui avaient toujours été vieilles.
Tous les pères qui ont foi dans les Fées étaient venus, chacun apportant son nouveau-né dans ses bras.
Les Dons, les Facultés, les bons Hasards, les Circonstances invincibles, étaient accumulés à côté du tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu, une grâce pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la source de son malheur que de son bonheur.
Les pauvres Fées étaient très-affairées ; car la foule des solliciteurs était grande, et le monde intermédiaire, placé entre l'homme et Dieu, est soumis comme nous à la terrible loi du Temps et de son infinie postérité, les Jours, les Heures, les Minutes, les Secondes.
En vérité, elles étaient aussi ahuries que des ministres un jour d'audience, ou des employés du Mont-de-Piété quand une fête nationale autorise les dégagements gratuits. Je crois même qu'elles regardaient de temps à autre l'aiguille de l'horloge avec autant d'impatience que des juges humains qui, siégeant depuis le matin, ne peuvent s'empêcher de rêver au dîner, à la famille et à leurs chères pantoufles. Si, dans la justice surnaturelle, il y a un peu de précipitation et de hasard, ne nous étonnons pas qu'il en soit de même quelquefois dans la justice humaine. Nous serions nous-mêmes, en ce cas, des juges injustes.
Aussi furent commises ce jour-là quelques bourdes qu'on pourrait considérer comme bizarres, si la prudence, plutôt que le caprice, était le caractère distinctif, éternel des Fées.
Ainsi la puissance d'attirer magnétiquement la fortune fut adjugée à l'héritier unique d'une famille très-riche, qui, n'étant doué d'aucun sens de charité, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard prodigieusement embarrassé de ses millions.
Ainsi furent donnés l'amour du Beau et la Puissance poétique au fils d'un sombre gueux, carrier de son état, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facultés, ni soulager les besoins de sa déplorable progéniture.
J'ai oublié de vous dire que la distribution, en ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut être refusé.
Toutes les Fées se levaient, croyant leur corvée accomplie ; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse à jeter à tout ce fretin humain, quand un brave homme, un pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa robe de vapeurs multicolores la Fée qui était le plus à sa portée, s'écria :
« Eh ! madame ! vous nous oubliez ! Il y a encore mon petit ! Je ne veux pas être venu pour rien. »
La Fée pouvait être embarrassée ; car il ne restait plus rien. Cependant elle se souvint à temps d'une loi bien connue, quoique rarement appliquée, dans le monde surnaturel, habité par ces déités impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter à ses passions, telles que les Fées, les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines, — je veux parler de la loi qui concède aux Fées, dans un cas semblable à celui-ci, c'est-à-dire le cas d'épuisement des lots, la faculté d'en donner encore un, supplémentaire et exceptionnel, pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffisante pour le créer immédiatement.
Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : « Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire ! »
« Mais plaire comment ? plaire... ? plaire pourquoi ? » demanda opiniâtrément le petit boutiquier, qui était sans doute un de ces raisonneurs si communs, incapable de s'élever jusqu'à la logique de l'Absurde.
« Parce que ! parce que ! » répliqua la Fée courroucée, en lui tournant le dos ; et rejoignant le cortège de ses compagnes, elle leur disait : « Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable ? »
Fiodor Tiouttchev
Poète et diplomate russe 1803 - 1873
Considéré , avec Pouchkine, comme le représentant de la poésie russe classique.
Il n’a jamais suivi la publication de ses poèmes - poèmes dont il parlait le moins possible en public, se contentant de vouloir passer pour un politicien. Après Pouchkine et Viazemski dans « Le contemporain », c’est Ivan Tourgueniev qui se charge de publier son premier recueil en 1858… je vous invite à découvrir la sensibilité de ce poète romantique .
Silentium !
Tais-toi, et garde en toi
Tes sentiments et tes rêves.
Dans les profondeurs de ton âme,
Qu'ils s'élèvent et déclinent
En silence, comme les étoiles dans la nuit.
Sache les contempler et te taire.
Le cœur – saurait-il s'exprimer ?
Un autre – saurait-il te comprendre ?
Peut-il entrer dans ta raison de vivre ?
Toute pensée qui s'exprime est mensonge.
En les faisant éclater, tu troubleras tes sources.
Sache seulement t'en nourrir et te taire.
Apprendre à ne vivre qu'en soi-même !
Dans ton âme est tout un monde
De pensées magiques et mystérieuses.
Le bruit du dehors les assourdira
Les rayons du jour les dissiperont.
Sache écouter leur chant et te taire.
*
Poème écrit directement en français par l’auteur :
Nous avons pu tous deux, fatigués du voyage,
Nous asseoir à l'instant sur le bord du chemin –
Et sentir sur le front flotter le même ombrage,
Et porter nos regards vers l'horizon lointain.
Mais temps suivant son cours et sa pente inflexible
A bientôt séparé ce qu'il avait uni –
Et l'homme sous le fouet d'un pouvoir invisible,
S'enfonce, triste et seul dans l'espace infini.
Et maintenant, ami, de ces heures passées,
De cette vie à deux, que nous est-il resté ?
Un regard, un accent, des débris de pensée –
Hélas, ce qui n'est plus, a-t-il jamais été ?
Jean Giono - Oh le beau matin !
La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l'éteule était en rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette. De tous les côtés, les alouettes faisait grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d'une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Oh ! Le beau matin !
Jean Giono - Un roi sans divertissement - p 193 - Folio Gallimard