Le dépôt
Mission traduction 11 : Ana Maria Caballero / Mosab Abu Toha/ Allan Graubard
Mémoire
Quand j'étais plus jeune, la poésie me faisait peur.
Que pourrait-elle bien faire à mes nuits de démence ?
Ayant eu la chance d'apprendre auprès
des plus grands, je n'ai pas accepté.
me suis détournée pour examiner
Romans français et films latino-américains.
Bien qu’à ce moment-là
Mes vies secrètes s'y déversaient toujours
Maintenant je suis de retour,
de retour pour m'installer seule avec mes poèmes,
sans personne pour soutenir ma main
à cet âge avancé.
Que signifie ce retour en moi-même, de cette façon—
à part qu'il n'y a aucune alternative en dehors de soi
et la crainte de ne pouvoir rien atteindre
d'autre.
Ana Maria Caballero
Traduit de l'américain par Air
***
mon grand-père et ma maison
i
mon grand-père comptait les jours jusqu'au retour sur ses doigts
avant d'utiliser des pierres pour compter
ce n'était pas suffisant
il utilisa nuages oiseaux gens
l'absence s'est avérée trop longue
trente-six ans jusqu'à sa mort
plus de soixante-dix ans jusqu'à nous aujourd'hui
mon grand-père perdit la mémoire
il oublia les chiffres les gens
il oublia la maison
ii
j'aurais aimé être avec toi grand-père
j'aurais appris à t'écrire des poèmes
des volumes de poèmes et à peindre notre maison pour toi
avec le sol je t'aurais tricoté
un vêtement orné de plantes
et d'arbres que tu aurais fait pousser
je t'aurais fabriqué
du parfum à partir des oranges
et du savon avec les larmes de joie du ciel
impossible de penser à autre chose de plus pur
iii
je vais au cimetière tous les jours
je cherche ta tombe en vain
sont-ils sûrs de t'avoir enterré
ou t'es-tu transformé en arbre
ou peut-être t'es-tu envolé avec un oiseau vers le néant
iv
je place ta photo dans un pot en terre cuite
je l'arrose tous les lundis et jeudis au coucher du soleil
on m'a dit que tu jeûnais ces jours-là
pendant le ramadan je l'arrose tous les jours
pendant trente jours
ou plus ou moins
v
Quelle taille aimerais-tu pour notre maison ?
je peux continuer à écrire des poèmes jusqu'à ce que cela te convienne
si tu le souhaites je peux annexer une ou deux planètes voisines
vi
pour cette maison je ne tracerai ni frontières
ni de signes de ponctuation
Mosab Abu Toha, poète palestinien
Traduit de l'anglais par Air
Au-dessus de Black Lake
Peut-être est-elle assise quelque part
Peut-être porte-t-elle un lourd chapeau en feutre
Peut-être n’est-elle pas là du tout,
n’est-elle pas du tout ce que nous pensons qu’elle est
Peut-être ne pas la connaître vaut mieux que la connaître
ou, la connaissant trop bien
C’est peut-être pour ça qu’elle vient dans cette ville... non, ce hameau où les voisins
se connaissent par leur nom, bien que cela s’arrête là
Peut-être là où elle ne peut pas
Peut-être qu'à la première lettre de son nom, elle commence... ou se termine... ou les deux
n’étant pas comme elle a commencé. Cette lettre, si commune, je ne m’en souviens pas
Peut-être est-elle habillée pour l’hiver ou le printemps. Pas pour l’été
Peut-être préfère-t-elle le vent froid qu’elle avale quand il fouette autour d’elle
Peut-être est-elle une image laissée sur un lac encore noir en haut près de la lune, ou haute assez haute pour la prendre ainsi au-dessus de Black Lake. N’est-ce pas là le nom.
N’est-ce pas la première lettre de son nom
Peut-être n’est-elle pas là et ne sommes nous pas là. Juste là, sur une pente qui
fait une embardée à travers les sapins jusqu’à la rive du lac, ce lac sombre et profond
Où la lumière périt sans bruit
Peut-être est-elle revenue parce qu’elle le veut, parce qu’une fois, ici, elle a eu une liaison. N’est-ce pas vrai ? N’est-ce pas ce qu’elle veut ? Le son qui l’émeut ?
N’est-ce pas la musique dans le mouvement qui l’émeut ?
Peut-être que c’est ça
Peut-être que c’est ce qu’elle pense et sent debout sur la pente qui zigzague
vers la berge
Peut-être qu’elle essaie de ne pas pleurer
Peut-être qu’elle préfère rire
John Welson, Black Lake. Acrilyc on paper.
C’est trop, trop peu, trop rapide ou trop lent
Ça s'attarde. La liaison
Peut-être qu’elle ne veut pas se souvenir de tout ça
Peut-être qu’elle a essayé et ne peut pas
Peut-être que moins ça compte, plus elle en veut
Peut-être le dit-elle ainsi sur la pente qui vire à travers les sapins,
les buissons, les branches mortes détrempées, le sperme de lapin ou de cerf,
ces vieilles branches couvertes de lichen vert lichen rouge lichen jaune,
la berge boueuse où les vagues du courant et les moineaux descendent pour siroter
la riche eau d’onyx noir
Peut-être qu’elle se voit dans l’eau quand elle s’y jette
Peut-être quand elle s’y jette. Elle voit son visage et ne le reconnaît pas
Peut-être le jeu qu’elle joue à Black Lake, la riche eau d’onyx,
la lourde circonférence
tout cela gonflant et montant et descendant,
imperceptiblement, impitoyablement, dérisoirement...
Peut-être son chapeau en feutre, son chapeau de paille, son assise
quelque part, sa jupe en laine,
sa jupe en coton, sa bouche légèrement ouverte, ses mains sur ses genoux,
Ses yeux, ses yeux noirs en onyx, cette profonde circonférence sombre sur la pente au-dessus de la rive
Quand les moineaux plongent leur tête pour siroter l’eau riche avec leur bec
Peut-être vous souvenez-vous d’elle
Peut-être que je ne peux pas ou ne peux autant que je veux
Peut-être soulagée par la simplicité et la beauté du lac, des sapins,
la circonférence de celui-ci gonfle et tombe
Peut-être que c’est tout ce qu’elle veut ou ne veut pas admettre qu’elle veut de cette façon,
sur la berge se penchant mettant de l’eau dans ses deux mains et sirotant.
Allan Graubard
trad. G&J
le texte original en anglais se trouve ici :
https://lapageblanche.com/le-depot/index-des-auteur-e-s/43-allan-graubard/sun-step-black-lake