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blanche

Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index 1

63 - Pierre Goujon

Contrepoint



 

Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable où le ciel et la terre seront ébranlés, quand tu viendras éprouver le monde par le feu.

Voici que je tremble et que j'ai peur, devant le jugement qui approche, et la colère qui doit venir.

Ce jour-là doit être jour de colère, jour de calamité et de misère, jour mémorable et très amer.

 

Donne-lui le repos éternel, Seigneur, et que la lumière brille à jamais sur lui.

 


Elle défait, sans hâte, l’un après l’autre, les boutons de ma chemise. Elle tire les manches vers le haut, pour dégager le vêtement. Ensuite elle entreprend d’ôter le maillot que je porte au-dessous. Je l’aide. Elle jette le tout sur le sol. Sans précipitation. Je me retrouve torse nu, devant elle.

 

Elle pose ses deux mains sur ma poitrine. Puis elle les place derrière, le long de mon dos. En même temps elle approche ses lèvres de mon torse pour une série de longs baisers légers, sautillant d’un point à un autre, allant de la base du cou à la ceinture, tandis que de ses bras elle enserre mon corps, comme pour signifier un emprisonnement irrévocable. A cet instant, venue d’en bas, une voix forte retentit. 


 

Donne-lui le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle l’illumine.

 

Il est temps de chanter tes louanges, Dieu, et de t'offrir les sacrifices pour Jérusalem.

 


Sans le voir, je sais qu’un prêtre est venu se placer, en bas, face aux fidèles, à l’entrée du chœur, pour une prière à haute voix. Les paroles du prêtre – où est-ce un simple diacre ? un laïc, peut-être ? – résonnent dans l’espace et se répercutent d’écho en écho le long des travées.


 

Exauce ma prière,

toute chair ira à toi.

Donne-lui le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle l’illumine.

 


Au début, elle m’avait dit, montrant l’église, c’est mon logis. J’avais souri. Vous plaisantez. Pas du tout, pas du tout. Elle avait précisé lorsqu’il n’y a pas d’office j’occupe la sacristie. Elle y avait entassé, dans un coin, ses maigres affaires. Avec la permission du curé. Le prêtre lui avait dit : vous ne pouvez pas continuer de vivre ainsi dans la rue. Je vous offre l’hospitalité de la Maison de Dieu. Elle avait accepté. Sinon, elle s’installe à la tribune, à côté de l’orgue. Et pour les grandes célébrations ou les messes solennelles, lorsque l’orgue doit jouer, elle se réfugie plus loin, à l’écart, dans une sorte de niche située à l’autre extrémité de la nef, un renfoncement au-dessus du chœur. Assez vaste, cependant. On y accède par le triforium. C’est très haut. Ça surplombe tout, dix-douze mètres au moins. On y jouit d’une vue plongeante sur l’intérieur de l’église et naturellement sur les offices. Elle y avait transporté un petit matelas en mousse et son sac de couchage. Ç’avait été là qu’elle m’avait conduit. Lorsqu’elle m’avait dit on va aller là-haut, j’avais eu un mouvement de recul. J’avais commencé par refuser. J’avais dit pas possible. Il y a un office. Un service funèbre, en plus. Pas possible. Vous me ferez visiter une autre fois. Elle avait insisté. Venez. Elle m’avait pris par le bras. Je n’avais pas su résister. Nous avions dû nous faufiler aussi adroitement que possible entre les fidèles groupés au fond de l’église pour atteindre une petite porte, à peine visible, aménagée au pied d’un pilier, derrière l’escalier qui menait à la tribune. Nous avions réussi à passer inaperçus. Elle avait ouvert la porte, puis, me prenant cette fois par la main, elle m’avait invité à entrer. La porte donnait accès à un escalier sombre. Nous nous y étions engagés. Les marches s’enroulaient dans un espace restreint ; leur exigüité évoquait les degrés des escaliers qu’on trouve au bout des couloirs secrets des châteaux de légende. En montant, j’avais eu l’impression d’entamer l’ascension d’une haute tour, au faîte de laquelle il m’aurait été donné de bénéficier d’une vision supérieure du monde, de la vie. C’est ce que j’avais imaginé. Arrivé au sommet de l’escalier, à la suite de la jeune femme, et au moment de franchir le pas qui permettait de prendre pied sur le triforium, j’avais été tout d’abord ébloui par la lumière, des taches multicolores que diffusaient, sur les piliers, sur les chapiteaux proches, ceux des vitraux situés les plus en hauteur. Mais surtout, ç’avaient été les prières psalmodiées, entrecoupées de récits pieux, chantés, en-bas, à l’unisson, par l’assemblée des fidèles, qui, tout d’abord, m’avaient le plus impressionné, tandis que commençait, régulier, lent, le service funèbre. 


 

En vérité je vous le dis, si le grain ne meurt après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort il porte beaucoup de fruits. Celui qui aime sa vie la perdra ; mais celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle. 



Elle me tient toujours étroitement serré contre elle. Me libérant de son étreinte, alors, à mon tour, je commence à la défaire de son pull. Elle a levé les bras en l’air et le vêtement se dégage sans difficulté, dévoilant un soutien-gorge souple, semi-rembourré. Un motif en dentelle noire l’orne en sa partie haute. Il me faut un peu de temps pour le dégrafer. D’une main tremblante, je cherche les crochets, mais ce sont des agrafes. Finalement le linge tombe, libérant des seins que je baise, sans attendre, avec passion. Elle se laisse caresser assez longuement. Elle penche sa tête en arrière en poussant de faibles gémissements. 


 

Le jour de l’homme passe comme l’herbe ; il est comme la fleur des champs, qui ne fleurit que pour un temps. Car l’esprit ne fera que passer en lui, et l’homme ensuite ne subsistera plus, et il n’occupera plus sa maison comme avant. 

 


Puis elle se dégage, avec douceur, et elle entreprend de desserrer la ceinture de mon pantalon. Le vêtement s’affaisse à mes pieds. Ensuite elle ôte sa jupe. Peu après nous sommes nus, debout l’un en face de l’autre. Elle me prend la main. Nos corps se rapprochent. Son parfum m’enveloppe, légèrement. Il y a là du jasmin, peut-être. Ou d’autres fragrances. J’ai du mal à définir ce que je sens. Nos respirations se mêlent en un baiser profond, constamment renouvelé, interminable.


 

Alors il leur dit mon âme est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici et veillez ; et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna contre terre, priant que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. 

 


Longtemps nous demeurons serrés l’un contre l’autre, comme pour conjurer le malheur d’une éventuelle séparation, inimaginable, et qui, à cet instant particulier, nous paraîtrait cruelle. Pendant ce temps, en bas, l’office se déroule avec régularité, seulement troublé, en dehors de la succession des lectures et des chants religieux, par les bruits légers de l’officiant et des servants qui accompagnent le déroulement de la liturgie. 

 

L’angoisse grandit dans mon cœur :

Tire-moi de la détresse

Vois ma misère et ma peine.

 


Parfois, elle se place devant moi, le dos contre ma poitrine et mes mains explorent fiévreusement ses seins, ses hanches, son ventre. Ma bouche embrasse ses cheveux, son cou. Ou alors c’est l’inverse ; je lui offre mon dos, et elle, cette fois derrière moi, et d’une main experte, elle caresse mon buste, puis tout mon corps, de haut en bas, jusqu’aux contrées sensibles de ma chair tendue. Puis une musique céleste trouble le silence, propice au recueillement, à peine audible. Elle dure un temps, jusqu’à ce qu’une voix vienne l’interrompre et s’élève à nouveau, en bas, dans l’espace sonore de l’édifice, entrecoupée de repons psalmodiés par d’autres voix, des voix d’église, qui semblent venues d’ailleurs. 


 

Nous t'offrons, Seigneur, le sacrifice et les prières de notre louange : reçois-les pour cette âme dont nous faisons mémoire aujourd'hui. Seigneur, fais-la passer de la mort à la vie.

 


La musique de l’orgue recommence peu après, paisible, aérienne. Nous reprenons nos enlacements. Je sens une chaleur moite envahir son corps tandis qu’une onde frémissante se propage dans mon propre corps, avec force. Alors, allongés l’un près de l’autre, nous commençons la chorégraphie tendre de nos étreintes. Des caresses lentes, interminables, successivement entrecoupées d’élans violents et de moments apaisés, jusqu’à l’acmé superbe qui nous laisse bientôt anéantis, épuisés. Je sais qu’elle a fermé les yeux ; quant à moi, mille sensations contrastées viennent troubler ma perception immédiate des choses. L’odeur de l’encens, le souvenir, inattendu en cet instant, d’un visage grimaçant sur un chapiteau proche, la musique, toujours présente. Et les chants de l’assemblée. J’ai soudain l’impression d’avoir été miraculeusement transporté dans un espace sans pesanteur et sans limites. Enfin je m’écarte d’elle. Je m’allonge à nouveau à ses côtés et nous restons côte à côte, un long moment sans bouger ; seules nos respirations profondes nous permettent de penser que nous sommes toujours en vie.