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POÈMES

LA SERRE

5 - Johan Milan Heude

Présentation


Né en 1988, en Seine Saint Denis, j'y ai grandi puis enseigné les lettres classiques pendant onze ans, collège puis lycée. J'aime l'escalade, et l'Antiquité, la Grèce en particulier. J'ai consacré ma thèse à sa langue érotique. Cela se lit probablement dans ce que j'écris : lyrisme et quotidien diffracté - je chemine -, tenter de recueillir ce qui s'effondre en nous et soutenir, quête âpre et tenace, forcenée, de la joie, dans les doutes et les replis du jour, routes de désirs, d'amour, sans cesse, bien que hantés d'ombres.



2024



Avril


Donne-moi ce qui reste 


Des choses impossibles


Mots tracés dans le sable


Des bonbons dans une boîte en fer blanc


La pluie




Mets en gage les embruns


Les bouteilles encore pleines


Les verres jetés brisés le vin



La blancheur de l'ivresse est un rire éclaté 




Donne-moi seulement 


Embrassé au bord des coupes


Le souvenir 


Des garçons




Viens incendier ma peau


Dessine entre mes côtes 


Des pontons pour nos peines


D'herbes folles 


Viens les nouer aux veines



Elastiques et dansant sous tes doigts




Puis nous ferons la sieste


Des fins d'après-midi 


Nus


Un murmure qui s’efface


 

Donne-moi ce qui reste

 

Quand tout est essoré 






Janvier



Quand nous étrangeons nous ?

Quelle aiguille vient defaire dans la nuit les coutures invisibles ?

Le tissu se détache

Quand donc ai-je appris que je n'étais plus toi

Que je n'étais plus vous ?

Un lendemain peut-être était-ce

Au réveil peut-être après

Une assiette de soupe au goûter

Devant un stade ou la télé ou dans la cour

Entre deux bancs

Ou bien encor creusés ensemble 

Dans l'herbe un pré et c'était le printemps

Pour découvrir que le nous s'est dissout

Qu'une différence n'est pas toute différence

Qu'il y a autre et autre

Autre et étrange et étranger 

Quelle balance indiqua le trop en non-retour

Et qu'il fallait alors chercher ailleurs

Dans les marges rondes et déchiquetées des jours

Le clan superbe des autres parias ?


Nait-on une seconde fois ? 

Aussi douloureusement que la première

Déchirante parturition 

Quand je tombe du néant vers l'aveuglante lumière 

Quelles mains expertes pour nous guider

Comme nous glissons dans l'eau épaisse d'un bain inconnu 

Comme on se noie peut-être

Comme ils veulent le vider

Qui nous a appris à nager ?

L'eau fore les poumons et nous creusons la nuit crevée de soleils électriques

L'insulte en accoucheuse nous nous savions déjà 

Déjà la marque indélébile et mon âme était grosse 

Grosse de quoi ?

Derrière l'enceinte des steppes à perte de vue

Où voir et où se perdre

Il aura fallu être soi et tout inventer

Méduse rampe ses enfants innombrables

Dedans ses anneaux d'or

Et mon cœur arrêté 


Comment avez-vous fait 

Pour m'aimer et me tenir la main

Dépassées ses frontières où votre ordre se dissout ?

Peut-on vivre par analogie ?

Nous marchions sur un fil de plomb

J'ai suivi des projections lazer des empreintes bleuies 

Vos pieds

N'ont pas la forme des miens et peut-être que 

Parfois 

J'ai couru comme les bêtes 

Mes griffes enfoncées dans le sable et la bouche emplie de terre

Mais je souriais toujours

Et l'on me croyait vôtre 


Et je suis vôtre sans l'être 

Je sais qu'il existe 

Inaltérable

Une grève abritée un antre lavé de sel

Où nous savons ensemble

Vivre et s'oublier

Être une âme retrouvée pareille et différente dans la douceur des algues

L'amour un grand feu clair


Et ce fut ça sûrement 

Sans que vous ne sachiez bien comment

Malgré les maladresses

Les peurs qui n'osent pas

Quand il fallut se désapprendre pour se connaître vraiment

Avorter des futurs trop lourds de déception

Comme des manteaux trop grands

Ce fut ça sûrement 

Cet amour sans degré 

Qui ne sait se livrer que brûlant 

Sans se dédire ne serait-ce qu'un instant

Sans vaciller

Ce fut cela 

Qui rendit tout possible 

Et je sus vivre autre car je me sus aimé 

Et que je sais aimer


J'ai su connaître d'autres lumières errantes

Quand nous avons formé ensemble

De tendres constellation qui guident nos navires éborgnés

Ces grands fatras cosmiques

Dans l'ordre quotidien ouvrent des routes jusqu'alors impensées

Échardes stellaires fichées au cœur des réprouvés 

Nous nous sommes reconnus protéiformes

Et nous chantons

Quand le rejet façonna notre fierté

Ses crachats comme une eau creusant la pierre des canyons

En cathédrale et en dentelles des bras 

Tendus des mains de marbre chaud y ont pris vie

Et nous chantons

Réinventés et neufs

La lune condamnée à la frontière de l'ombre 

Invente ses mille faces 

Et les cris des chiens aux carrefours

Nos statues mutilées des voleurs dans la nuit des couleurs

D'encres intenses de subtile aquarelle 

Notre large aplat vibrant mutitude jumelle 

La grande vague intarissable et nue des ronds dans l'eau

Nos yeux sont décillés


Et dans ce monde qui est le nôtre 

Qui est le vôtre oui mais sans l'être 

Nous choisissons la vie

Nous continuons d'offrir 

Malgré la lutte à travers elle

Ces grandes fleurs de cristal et de fer

Nous refusons le silence 

Un verre brisé

Nous choisissons l'amour

Son chant son cri



Février





Le soleil a éclaté 

Éclaboussant les murs

Une feuille trop mûre un fruit

Dégoupillé 

Les pivoines sous la neige 

Avaient oublié et c'est soudain 

La grande joie l'or transmué 

Bulle du souffle

Globe de glace suspendu aux branches

Des heures de l'enfance

Nous lisons l'avenir sur les éclairs du givre

Même en plein jour

Haleine

Qui prend de court les tulipes folles

Pensant pouvoir percer l'hiver 

Le froid les a décapitées

Couronnes éparpillées offertes des dés 

Lancés pour sacrer la saison

Son triomphe et ses noces les pas 

Crissent nous embrassent le gel

Est un coussin de soie

Il nous brûle les doigts le sang bat

Le cœur multiplié

Chaque phalange 

Chant pulsatif à l’intérieur tumulte

Comme on est ivre

Ce qu'il faut suivre quand on retrouve

Un chemin inconnu

Et la Seine même ne sait plus si elle coule

Avancer comme on s'enfonce

Dans l'air épais cristal griffé une feuille

Glisser ou par à-coups

Le ciel est bleu glacier lavé

À l'envers des paupières 

Cloué d'étoiles 

Pour l'instant invisibles

Et tenir dans sa main le temps insaisissable le maintenant 

Poudre sur les pavés 

Dans ma gorge se mêle aux mailles jaunes de l'écharpe 

Un rire tissé qui monte tendre

Salut sonore au jour



Mars


Dans l'enclos d'un volcan nous voici descendus

Tu marches en tête 

Nous suivons les points de peinture blanche barbouillés sur les pierres

Tu dis

Dans la brume on se perd

Les pierres s'ouvrent et s'effritent

Parfois même on ne retrouve plus les corps

Et nous pensons assassinats

Et rions de médire


Aujourd'hui il fait beau

Le ciel est cru implacable à l'aurore

Et je te suis

Confiant

Entre les oreillers de lave au moelleux illusoire des aiguilles dorées forment un tapis étrange s'amassent comme mousses fines et cassantes qu'on croirait chues d'un arbre mais ces terres sans terre sont sans végétation ce sont des filaments de verre façonnés par le vent souffle d'une lave liquide un souvenir d'incandescence dans ces champs noirs où pourtant rien n'est noir si l'on regarde bien 


Les roches s'irisent

Sont d'ocre rouge un sang séché de pourpre sombre la mer vineuse une tempête pétrifiée l'écume comme la boue qui vire au bleu tu précises qu'à l'école on apprend aux enfants le feldspath l'olivine j'aime mieux l'obsidienne cheveux défaits de Pélé que le vent éparpille jusqu'à blesser les lèvres tendres des bêtes dans les champs éloignés

Dans ce chaos de pierre des chapelles basaltiques célèbrent ouvertes à tous des noces invisibles et tu nous y invites silencieux accroupis aux remparts du cratère

Ce pays est sans ombre


Au retour en passant devant le petit cône d'un mamelon strombolien je rêve vaguement à une fourmi-lionne mandibules à crinière qui aurait fait son nid ronronnant doucement la dernière gardienne d'un royaume dépeuplé je sens sa solitude voudrais la consoler lui rappeler qu'avant

Avant la plaine des sables qui absorbe brûlante toute la chaleur du ciel avant même les hauts cols aux herbes rases aux buissons épineux quand le jour à peine né buvait lentement le lait épais des nuages lui rappeler comme nous avons vu ensemble la chair épaisse des champs verts dévalant les pentes des vallées plus vite que les cascades les fleurs envahissant les lacets de la route et la rosée blottie au creux des feuilles-songes les lianes les hortensias


Tu conduis la voiture et je n'ai jamais peur


Le chemin d'être ensemble ne connaît pas de piège nous marchons sans balise et sans laisser de marque comme la brise à peine fait plier les aurores et les plantes sous ses pas

Et te savoir ici

Ami

Et avec moi

Fait comme une bourrasque immense un souffle qui emplit les poumons comme un cri un éclat qui vibre réverbère qui rebondit sur les rivières

Qui écharde le cœur


Je t'ai suivi sur les routes de la terre sur plusieurs continents parfois aussi je te précédai de toi à moi il n'y eut jamais d'ordre sur le granit rose lisse alangui des côtes infinies de Bretagne au pied des glaciers de l'Islande dans les fjords dans les rues enneigées de Norvège les îles plates de l'Atlantique sous la pluie de Stockholm rincés d'une lumière crue le lendemain au réveil dans la moiteur des bars enfumés de Berlin le gel crissant d'un jardin à Bruxelles près du saut de Leucade en suivant dans l'orage un vieil homme et son âne aux collines de Lisbonne le soleil se noyait dans le Tage au bord de tant de mers qui toujours se ressemblent et sans se ressembler jamais dans les embruns et le brouillard sous des aubes salutaires et l'aplomb zénithal sans nom d'emprunt et sans regret

Nous gardons table ouverte dans un recoin du cœur


Je pense à ça

Encore

Quand je marche derrière toi

Et puis je dis

Que c'est probablement

Le vent

Qui doit faire s'embuer mes yeux 


2023



Juillet




J’arrive

(extrait)



Sache te méconnaître

Murmurait le velours élimé

Les salles vibraient de marches anonymes 

Peuple de fantômes

Ballets sublimes

On ne savait plus rien de l'heure ni du jour

Alphabet trouble grevé d'oubli

Je recomposai peu à peu les syllabes désapprises 

Rougi de la ferveur des nouveaux convertis 

Réécrivis mon nom lentement et fébrile 

D'arabesques inconnues me déliant les muscles 

Les lignes tatouées

Du désir sismographes

Voilà que j'apprenais

À part moi

Autrement

Un frisson

Et le goût de la fièvre




Août


Rallume

le feu attise souffle le vide n'existe pas un leurre ce battement manqué tu as oublié ce qui dansait faisait à l'ombre la guerre l'amour ce qui subtil court sous la peau


Reprends 

la quête brûlante du jour recommence efface fébrile grave les pierres - le gel la nuit une eau trop claire dans les fissures et tout explose - au matin prendre garde les chemins ont changé les sentiers cheminées dévorées de buissons à recouvrir de signes et de cigognes la blancheur nids de fumée


Reprise 

la toile de l'aube points de croix enflammés déchirés à la lame au crochet croc de boucher sur les tonneaux les torches tissu rayé des heures forçats enfuis enfouis puis retrouvés avancer sous la poix résine


Renoue dialogue

avec la braise remplis la fosse de tes yeux purifie les charniers c'est un temps de salpêtre tu ne savais plus rêver ni moi retenir la rosée sur tes cils ni la boire l'aurore se bat au cœur de l'ombre crucifiée pelletées de terre tout passer à la chaux fouiller dans les cendres les décombres


Racle sur ta peau 

sombre la sueur des mauvais rêves des mauvais mots les images déformées un mauvais sel incrusté et combien de naufrages les mots avaient paru mentir ce n'était que des bouches dents ébréchées tranchantes malgré les lèvres closes ce qui résonne en toi mieux lire mieux dire


Retrouve 

le phare le bûcher chahuté au sommet des falaises la craie brille sur la mer les algues phosphorescentes pendues à tes paupières plaine d'échos languide une hutte brave seule l'obscurité foyer tremblant quand tout vacille l'hésitation pourtant


Pourtant


La foudre a traversé tes yeux.



Septembre


Et les murs sont épais surfaces rugueuses parfois polies miroir cristal couvert de croûtes comme une peau

Je tente

Une percée gratter ongles cassés ça s'accumule ces anneaux bruns une auréole lunules rongées et même la matrice cuillère brisée pas sûr que ça repousse

Le temps nous a trahis tu penses

Nous a ici et là le temps

N'existe pas

Du verre pilé trace des lignes à tes narines mille tessons forment écueils déchirent la peau et rien ne coule

Ichor boueux la nuit noircit le jour tout s'indiffère

Comment nager

Des cendres dans la paume comme on patauge comme on décline mains maculées les souvenirs nous blessent psaumes et micelles en suspension nous sauveront-ils

Salive et solutions salines

Les murs autour partout les tours sont sans fenêtres qu'intérieures arches scellées

À court de danse désormais j'oscille à peine léger tremblé presque au fusain et dans les coins l'attente obstinée des briques

Depuis quand cette bête fragile

Léchant ses plaies porcelaine vertébrale ses griffes sont une mousse amère

Où sa superbe - la honte du devenir

Tu

as

Oublié

Comment vivre

Et je ne sais plus crier



Octobre



Les mots nous font violence

La vie livrée aux lances lancinante douleur qui vrille

Gamins en mal d'identité comme menacés 

Par qui par qui à affirmer à affermir 

Leur mâle identité 

Des taupins oui pas des tapettes

Pas des baltringues 

Des hommes des vrais pas des pédés

Et ça crie et ça crache 

Ça vous déchire la gorge

Roule l'insulte comme un bonbon de bouche en bouche

Langue tordue sourire et bave et c'est abject

Mais rien n'est grave quand on triomphe 

Oui mais tout pèse 

Et tout écrase

Laisse des marques sur la peau des hématomes tout lacère

Quand il fallait fixer ses pieds 

Regard cloué quand on s'enterre veut disparaître 

La honte à dire comme à se taire

La honte

Quand exister fait mal


Ces mots tirent des flèches 

Forment des fers forment des cordes 

Des nœuds coulants ou des cutters


Que dire pour n'être pas complice

Comment parler

Pour que les mots se muent en havre enfin atteint 

Bras ouverts dans la nuit

Offrent l'étreinte 

Pour qu'avec eux le monde recommence 

Sa liberté comme une soie au cou

À effacer les ecchymoses 

Pour nous guérir

Pour retrouver 

Le goût du miel et puis le lait 

Un baume

Pour accueillir 

Trouée dans la nuée d'orage

Lagon de laine où délasser nos ailes

Lécher nos plaies

Les loups

Se lasseront d'hurler

Atomisée de solitude la meute 

Comme un matin perdu 

Les crocs brisés - ne savaient embrasser

Apprendront à chanter

Sur les promontoires de la brume


Les mots 

Feront comme un manteau

Pour abriter nos amours couver nos joies

Pour recouvrir le monde

Dénoueront les ceintures attachées au plafond tisseront 

Une chaleur épaisse

Nous saurons renaître au chaos

Dans la force d'être soi sans détruire

Des mots sans trahison 

Qui libèrent enfin leurs mille enfants blessés 





Novembre


...


Elle sourit toujours 

À me voir qui arrive le cœur 

Est là qui chante

Un quai de gare un couloir dans la

Rue son salon

Toujours

Sans faille ni fatigue

Sourire simple qui plisse l'œil 

Légèrement aile de neige bijou clair

Et qui l'oreille tend

Un couloir dans la rue

Un quai de gare son salon 

Toujours

Ma mère 


Sourire très pur et droit 

Sourire du bonheur simple d'aimer

Aimer l'autre parce qu'il existe

Simplement cela

Se donne la peine d'être

Sourire de ma mère en ultime assurance

Sans fatigue sans faille

Que j'existe en un cœur 

Qui ne demande de moi rien 

D'autre que d'exister


La certitude encore : ce sourire 

Existera toujours

Baiser de gaze au soir

Dentelle écume 

Quand les lèvres quand les dents

Auront disparu

Quand la nuit se sera faite 

Sur les rues 

Les quais de gare

Le couloir

Son salon

Ce rayon calme et clair

Toujours 

Ma mère 



Décembre



Le temps se traîne et file

Poème de train

Schizophrène paresseux

Comme un adolescent

Au matin mal réveillé 

Mal léché mes mouvements 

Pendulaires 

Coulés aux plaines du nord

Petit explorateur


La terre est plate

Derrière la vitre

Frottée d'un soleil coupé

À peine levé

Une poudre rouge dissoute

Sur les fils électriques

Les oiseaux sur les lacs

Sommeil envol


Un voisin ronfle doucement

Nous doublons les autoroutes sur leurs ponts

Vibrations régulières 

La voiture quinze berce 

Échos tendres sur les rails

Cliquetis des claviers les écrans 

Font concurrence à l'aube 

Je ne dors pas


Témoin timide intime

Dans cet envers feutré du monde

Grand voyageur du pas très loin

Du pas grand-chose

Regard clandestin

Le wagon-bar est clos

Les yeux mi-clos

L'écharpe en boule sous le poignet

Coussin d'un sultan de fortune

Comme frauder l'instant 

Suspendu 

Au creux d'une fleur immense 

Monstre placide d'acier 

Assourdis de velours

Ses délicats pétales 

Silence volé serein

Avant 


Et puis 

Le tourbillon joyeux des gares

Les cris et les baisers soufflés

Sifflet strident un espadon

Bouffée d'air vif

Liquide claque

Sur le quai le réveil

Jusqu'au retour 

Ce soir