Le dépôt
Le visiteur
LE VISITEUR
Bon j’étais assis là à l’armée du salut. Je faisais un atelier d’écriture. C’est comme ça qu’on dit. La plupart du temps, je suis pas chanteur, je suis pas la star que tout le monde connait… Non comme tous les artistes ratés, on finit soit prof, soit on fait des ateliers… Moi, je fais des ateliers. Des ateliers poésie au collège, à l’hôpital, à Emmaüs à Brest les plus grands poètes que j’ai jamais rencontrés, c’étaient des enfants migrants mineurs isolés, c’étaient les gars du CPN à Nancy
J’ai rencontré des gens, je vous raconte pas, ça vous déchirerait le cœur, et puis je suis pas là pour recycler la misère, ou la joie de le faire, ou vous raconter ma vie… Celui qui croit que je raconte ma vie depuis le début, il a rien, mais rien, mais rien compris !
BREF ! Bon donc j’étais là à l’Armée du salut à Paris avec mon petit atelier d’écriture de poésie. Ce jour-là, y avait personne avec moi, j’étais tout seul avec toute ma belle culture à partager et tout mon amour de l’humanité. Seul comme un con, comme un rendez-vous raté, comme Guillaume Depardieu dans Les Apprentis, ou comme Cluzet dans le même film, skieur d’escalier, bref j’étais mal embringué.
Personne voulait écrire de la poésie, ce jour-là bizarrement la misère avait autre chose à branler…
BREF ! Y a un petit gars qui rentre dans la salle, et peut-être il a eu pitié de ma solitude, il est rentré, comme ça dire bonjour, « Bonjour », j’ai dit « bonjour, Pascal », j’ai dit que je m’appelais, « enchanté », je lui ai serré la main, « bonjour monsieur Pascal » il a dit « et vous comment vous vous appelez ? » « Hassane ». « Bonjour monsieur Hassane » j’ai dit. J’ai dit comme ça pour causer poli gentil « vous venez d’où monsieur Hassane ? » « Centrafrique » ! « Ah bah c’est loin », j’ai dit, « ça a dû être un sacré voyage » j’ai dit. « Oui » il a dit « Oui oui ». « Un jour » j’ai dit « faudra que vous me racontiez » j’ai dit manière d’être gentil poli manière d’être bien éduqué : « un jour comme ça faudra que vous me racontiez ».
« Ah d’accord » il a dit Et là il m’a tout raconté D’un coup dans la salle aussi déserte que le désert de Libye
Monsieur Hassane il m’a tout raconté
L’arrivée d’une milice dans son village
son père et son frère sous ses yeux assassinés le village évacué, la fuite au Soudan au Darfour, la faim, la peur, le retour au pays, deux ans plus tard, Sa mère et ses sœurs disparues, La traversée du désert dans un camion surbondé
« Ah oui quand même vous aviez quel âge » j’ai dit déjà accablé
« Douze ans » il a dit comme si c’était une banalité
Le désert libyen, la soif, les escroqueries, l’esclavage, les camps de réfugiés, le passage en Tunisie, il a fait toutes les villes de Tunisie, une par une, il m’a raconté toutes les villes de Tunisie, une par une, Les petits boulots, l’esclavage, l’escroquerie, les passeurs, Et puis sa première traversée, Bing, le moteur coule, et tombe au fond de la mer, 85 personnes sur le canot gonflable qui coulent avec je dis « quoi il y avait 85 personnes sur le canot », « oui Monsieur Pascal , 85 personnes qui ont coulé, moi j’ai eu de la chance ! » « Ah oui de la chance », il a dit qu’il avait eu de la chance !
« Oui moi j’ai eu de la chance je savais nager, j’ai nagé, nagé, nagé, jusqu’à une bouée rouge, j’ai agrippé, glissé, agrippé, j’avais froid, froid y a un bateau qui s’est arrêté qui m’a sauvé, j’ai travaillé sur le bateau pour payer mon voyage, mais le bateau il était tunisien alors il m’a ramené là d’où je venais
J’ai été voir le passeur, pour dire pour les gens quand même et le jour où je suis arrivé devant le passeur il a tué bam bam deux personnes devant moi, avant que je lui parle alors j’ai rien dit, pour le naufrage et les gens noyés, c’était plus sage vous savez…
« Et puis il y a encore eu l’esclavage, les petits boulots, l’escroquerie, monsieur Hassane il est remonté sur un autre bateau gonflable, 85 personnes de nouveau, là c’est un paquebot qui les a récupérés
Bon autant vous dire que moi là qui vous parle, monsieur Hassane, il m’avait tué, sans compter tous les trucs que j’imaginais qu’il oserait jamais raconter,
Tous les trous dans son récit suffit de les remplir d’encore plus d’horreurs et là t’as le tableau Xcel de la Barbarie
j’étais là, ahuri, accablé, souriant comme un con, sourire gêné, de douleur aigre, genre mal au ventre, chiasseux mais sans toilettes, Du coup toute son année en Italie, qu’il m’a raconté aussi, l’esclavage, les petits boulots l’escroquerie, je me souviens plus, je peux pas vous raconter, je regardais, ses yeux, sa chemise, son bracelet, il avait des belles lunettes, un peu dorées, La traversée des Alpes, OK pareil, j’ai un peu zappé, je manquais d’oxygène, La frontière, la neige, les cachettes, les mains, les pieds gelés, j’ai zappé, je m’en excuse, et puis encore,
Les trains TGV, les contrôleurs, les descentes, les flics, les remontées, OK OK OK à L’arrivée à la Gare de Lyon, Monsieur Hassane il était très fatigué, genre un peu mourant alors la sécurité à la descente ils ont dit OK va on veut plus te voir et ils l’ont laissé. Moi j’étais déjà complètement mort, allongé par terre, liquéfié, je m’enfonçais dans les dalles de la moquette et monsieur Hassane il continuait Le camp porte de la Chapelle, la manche sur le périph, les tentes éventrées, les duvets les affaires brulées,
Moi j’étais déjà sous terre et monsieur Hassane racontait la descente de CRS sur le camp et finalement finalement finalement l’arrivée à l’armée du salut
ah « et quel âge ça vous fait maintenant » il a dit « 22 ans » 22 ans 22 ans 22 ans…
À la fin il me dit et vous vous faites quoi monsieur Pascal ?
Honnêtement c’est pas impossible que même livide comme j’étais j’ai un peu rougi
J’ai eu quand même le culot de lui dire Je fais ça, regardez c’est de la poésie
(Quelle honte quand même)
Ah oui c’est bien il m’a dit « Si vous voulez on peut en écrire ensemble », j’ai dit
je crois qu’il a eu l’impression que j’essayais de le refaire, genre les petits boulots, l’esclavage, l’escroquerie,
Il a dit « une autre fois merci, c’est gentil
au revoir monsieur Pascal »
« au revoir monsieur Hassane merci »
J’ai pris mes petits poèmes, mon petit cartable, et je suis rentré chez moi avec ma petite merde de poésie