Le dépôt
Paul Niger - Alcuin - Raymond Queneau
Raymond Queneau
Insecte importun
Insecte importun libellule errante
Toutes les directions de l'espace s'allument
Chapelle du soir où voguent les navires désarmés
Où flottent les nacelles des ballons perdus
Dans l'air sec des sciences
Tous les livres étages vers la gloire
Navigations entre ces yeux morts ces yeux éteints
La joie s'est enfuie vers l'horizon qui dort
Les faubourgs sont trop loin pour la clarté des jours
Les fenêtres désertent l'espace lamentable
La faim roule dans l'obscurité
L'herbe manque aux moutons marques de la pâture
La nature hélas hélas ce n'est pas fini
Et toujours recommence
Ce petit air ancien qu'à huit ans j'enfermais dans un carnet brun
Il y avait un poème sur le chat
Un autre sur Château-Gaillard
Et des tables de sinus hypothétiques
C'est la lumière qui a manqué
Et non pas la poussière
Les marches impaires ne me pardonneront jamais ma vitesse
Les minutes de ce jour
Sont plus longues que les années de mon enfance
L'escalier frémit
Actes timorés pensées tremblantes
Laisser au papier sa marge
A l'instant sa douleur
Cycles tournant des éphémères
Peinture faite de tronçons
Du haut en bas on désespère
De bas en haut c'est la chanson
Planisphère aux pôles troués
Des océans qui écument
Des cités désaffectées
Et des volcans qui s'enfument
Mais sur l'astrakan où scintille la neige
Des mains froides se sont posées
C'est pour toujours ou pour jamais
C'est pour maintenant
Raymond Queneau
ALCUIN (735 - 804)
ÉPITAPHE
Ô voyageur qui passe, arrête-toi un peu, je t’en prie,
Pour scruter en ton cœur ce que je dis.
Et pour reconnaître ton destin en mes traits.
Comme la mienne, ton apparence sera changée ;
Ce que maintenant tu es, voyageur, célèbre en ce monde, je l’ai été
Et ce que maintenant je suis, dans le futur tu le seras.
Je poursuivais les délices de ce monde d’un amour chimérique,
Moi qui suis maintenant cendre, poussière, nourriture pour les vers.
C’est pourquoi rappelle-toi de prendre soin bien plus de l’âme
Que de la chair car celle-là reste et celle-ci périt.
Pourquoi te préparer des propriétés ? À cette petite fosse que tu vois
Où le repos me tient, la tienne sera pareille, toute petite.
Pourquoi cherches-tu à vêtir de la pourpre de Tyr ce corps
Que bientôt poussière, le ver affamé mangera ?
Comme les fleurs périssent quand vient le vent menaçant,
De même ta chair, toute ta gloire, périt.
Ô toi, lecteur, fais-moi, je t’en prie, retour de ce poème,
Et dis « Pardonne, ô Christ, à ton serviteur ».
Je supplie qu’aucune main ne viole les droits sacrés du tombeau
Jusqu’à ce que retentisse l’angélique voix de la cité d’en haut,
« Toi qui gis dans ce tombeau en terre, relève-toi de la poussière,
Le grand Juge est là pour d’innombrables milliers ».
Moi qui toujours ai aimé la sagesse, Alcuin était mon nom.
Pour lui, en lisant cette inscription, répands en esprit tes prières.
Ici repose le seigneur Alcuin, abbé de bienheureuse mémoire, qui mourut en paix le 14 des calendes de juin. Lorsque vous lirez, ô vous tous, priez pour lui et dites : « Seigneur, donne-lui le repos éternel. Amen. »
Alcuin
English Translation by G&J (for Andrew Nightingale) :
EPITAPH
O passing traveller, stop a little, I beg you,
To examine in your heart what I say.
And to recognize your destiny in my features.
Like mine, your appearance will be changed;
What you are now, traveler, famous in this world, I was
And what I am now, in the future you will be.
I pursued the delights of this world of a fanciful love,
I am now ash, dust, food for worms.
That’s why remember to take much more care of the soul
That of the flesh because this one remains and this one perishes.
Why prepare properties? To this little pit you see
Where rest holds me, yours will be the same, very small.
Why do you seek to clothe this body with the purple of Tyre
That soon dust, the hungry worm will eat?
As the flowers perish when the threatening wind comes,
So your flesh, all your glory, perished.
O you, reader, make me, I beg you, return of this poem,
And say, "Forgive, O Christ, your servant."
I beg that no hand violates the sacred rights of the tomb
Until the angelic voice of the city from above resounds,
"You who lie in this tomb on earth, rise from the dust,
The Grand Judge is there for countless thousands.”
I who always loved wisdom, Alcuin was my name.
For him, reading this inscription, spread your prayers in spirit.
Here rests Lord Alcuin, abbot of blessed memory, who died in peace on the 14th of June. When you read, O all of you, pray for him and say, "Lord, give him eternal rest. Amen."
PAUL NIGER
L’Afrique va parler.
Car c’est à elle maintenant d’exiger :
« J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes
et non loups
et non brebis
et non serpents
et non caméléons.
J’ai voulu une terre où la terre soit terre
Où la semence soit semence
Où la moisson soit faite avec la faux de l’âme, une terre de
Rédemption et non de Pénitence, une terre d’Afrique.
Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue
J’ai appris à compter en gouttes de mon sang, et je reprends
les dits des généreux prophètes
Je veux que sur mon sol de tiges vertes l’homme droit porte
enfin la gravité du ciel. »
Et lui ne répond pas, il n’en est plus besoin, écoute ce pays
en verve supplétoire, contemple tout ce peuple en marche
promissoire, l’Afrique se dressant à la face des hommes sans haine,
sans reproches, qui ne réclame plus mais affirme.
Il est encore des bancs dans l’Eglise de Dieu
Il est des pages blanches aux livres des Prophètes,
Aimes-tu l’aventure, ami ? Alors regarde
Un continent s’émeut, une race s’éveille
Un murmure d’esprit fait frissonner les feuilles
Tout un rythme nouveau va térébrer le monde
Une teinte inédite peuplera l’arc-en-ciel
Une tête dressée va provoquer la foudre.
L’Afrique va parler.
L’Afrique d’une seule justice et d’un seul crime
Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes
Le crime de lèse-Afrique
Le crime contre ceux qui portent quelque chose.
Quoi ?
un rythme
une onde dans la nuit à travers les forêts, rien – ou une
âme nouvelle
un timbre
une intonation
une vigueur
un dilatement
une vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans
sa marche un vieux cœur endormi, lui prend la taille et vrille
et tourne
et vibre encore, dans les mains, dans les reins, le sexe, les cuisses
et le vagin, descend plus bas
fait claquer les genoux, l’article des chevilles, l’adhérence des pieds,
ah ! cette frénésie qui me suinte du ciel.
Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux le peuple
du désert, un courage sans prix, une âme sans demande, un geste sans
secousse dans une chair sans fatigue.
Tâter à ma naissance le muscle délivré et refaire les marches des
premiers conquérants
Immense verdoiement d’une joie sans éclats
Intense remuement d’une peine sans larmes
Initiation subtile d’un monde parachevé dans l’explosion d’or
des cases, voilà, voilà, le sort de nos âmes chercheuses, et vous
voulez encor vous épargner tout ca ?
Allons, la nuit déjà achève sa cadence
J ‘entends chanter la sève au cœur du flamboyant…
Paul Niger « Je n’aime pas l’Afrique » (1944)
In, « Léopold Sédar Senghor : Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française »,
Presses Universitaires de France, 1948
Du même auteur : Lune
http://www.barapoemes.net/archives/2015/10/30/32852511.html