La
page
blanche

Le dépôt

POÈMES

PLACE DES SARDANES

Sardane (25) des notules


Les sardanes sont des idées à plusieurs. Le concept de notules est de concentrer en quelques lignes une réflexion critique. La sardane (25) des notules sera proposée dans le supplément La Page Grise de la revue papier Lpb. Les Sardanes sont écrites par les invité-e-s au dépôt.






SARDANE DES NOTULES




1° L’APHORISME


n’est-il pas typiquement, caractéristiquement, caricaturalement, péremptoirement, ce qui gène la plupart des penseurs ? La propension à asséner des vérités n’est-elle pas une grossière erreur ? N’est-ce pas le meilleur moyen de détourner l'attention que de parler par affirmations plutôt que par interrogations ? La philosophie, la science, ne sont-elles pas plutôt des questions que des réponses ? Ne devons-nous pas réfléchir sérieusement à la façon dont nous pensons et exprimons nos pensées ? Un aphorisme ne devrait-il pas se terminer par un point d’interrogation ?


« Je cherchais mon plus lourd fardeau, c’est moi que j’ai trouvé. » Montaigne, Journaux.


Pierre Lamarque




2° PRAIRIE


De charmantes dames entourent le lapin vert. 'Mais pourquoi est-il vert?' 'Un lapin vert!' 'A quoi ça sert, un lapin vert?' Le lapin vert pense. Il pense à l'Irlande et à l'Erythrée. Il pense à la guerre. Il pense au départ pour les neiges secrètes du fond de l'eau du fleuve du poète Paul Celan. 'Oui, il y a la guerre.' Il pense que c'est partout la guerre. Les gentilles dames ne voient pas les pensées du lapin vert. Mais elles voient qu'il est vert. Elles ne voient même que ça. 'Un lapin vert. On n'a jamais vu ça!’


Journal de la beauté diffuse 29.04.2023


Pascal Nordmann

Le fil Info - https://www.pascal-nordmann.com/index.php



3° L'AMORPHISME


Sans forme, direz-vous? Que nenni, quoique... L'amorphe se retient d'informer, de sculpter son corps pour une action d'éclat. Il se patiente, se retire de tout engagement, récupère un vieux fond d'énergie, refuse d'avancer à la manière asine. Il souffle un peu au bord de lui-même. Il boude un brin, peu smart. Quant à l'informe, par le plus étrange paradoxe il n'informe pas, en tout cas pas encore. Il se contente de sa virtualité, de son illisibilité ; il brouille la vue qui aime tant à reconnaître, à définir, à coffrer. Avec son merveilleux paradoxe lexical en guise de bouclier, l'informe nique l'information. Il ne ressemble à rien. L'amorphe comme l'informe ne sont pas des morveux. Ils ont l'expérience de l'ineffable. Orphée en sait quelque chose qui fut bouffé par les Bacchantes.


Tristan Felix

(APHONISMES, de Tristan Felix, éd. Venus d'ailleurs, 2018 - avec 96 dessins, 12 euros). 



4° VAINCRE UN GRAND COMBATTANT


"lets leap there and bring our sons and daughters to a stable Earth for standing." A.Nightingale


Vaincre un grand combattant, meilleur que toi, suave victoire qui te trottait dans la tête comme un déraillement fascinant où tu t'envoyais libre hors du train. Choix du mouvement et de la force, directions, feintes, ruses que ton âme implorait pour survivre, et le grand combattant avait foi en lui, alors que tu n’avais plus à chercher pour savoir que tu avais gagné. Un exquis hurlement de mort signalait ta propre survie. Pour vivre un jour de plus il faut oublier le triomphe, sinon, le grand combattant t'aura vraiment vaincu. Alors la vraie bataille commence : la bataille contre ton propre esprit, ta seule victoire.


Andrew Nightingale

trad G&J


Defeating a great warrior, better than you, the sweet victory running over your mind like a riveting train wreck, how you jumped free. Your decisions of movement and weight, the directions, feints, the deceit that your soul cried out to go on living, and the warrior believed, how you didn't have to look to know you had won. The exquisite death cry signaling your own survival. To live another day, one must forget that victory, else, that great warrior really defeated you. Then the real battle starts: the battle against your own mind, your own victory.


A. Nightingale




5° CHAPELET DE PRIÈRES


Élargir parole l’amenuisant. Hors l’asphyxie l’on chante debout poète !

Préserver sur le maigre et rêche papier, sur les draps blanchis des rêves, la parole, ce qu’elle charrie de toujours mourant, même prononcée. L’épreuve des poètes : s’écarteler, ou la plaie d’aimer, d’étreinte à demi avouée, suppure en littérature. J’égrène ces quelques paroles mendiantes à la façon d’un chapelet de prières. Les perles riantes glissent entre mes doigts, impriment le mouvement de la roue qui cahote, hasardeuse, sur un chemin de terre mal aplani. Il ausculte l’aspérité d’une ronde durée.



Alexandre Poncin - In Paroles Mendiantes



6° RÊVERIES



Lire Rousseau, c'est se caler sur la respiration de l'agencement de son verbe-poème. Intimité en bouche à bouche, synchronisation délicieusement hypnotique de souffle à souffle. Chaque rêverie rousseauiste est tendre, élastique, délicate, magique comme la vitale et flexible activité pulmonaire. Lire. Lire encore et encore la cinquième rêverie, celle qui prend la forme ovoïde et flottante de son sujet : l'île Saint-Pierre. Lire portée par la tonicité oxygénante des accents. Inspirer, expirer. Vivre sa lecture animée par le bruissement imaginaire de la texture alvéolaire spongieuse, secouée par les douces dérives de la barque du promeneur, rebondissant contre les herbes souples du lac de Bienne. Se laisser envahir par le bruit végétal de la cueillette des plantes élastiques à façonner l'herbier miraculeux de celui qui n'a de cesse de se vivre en rêveur. Au rythme des accents toniques, emboîter l'intimité de la respiration de l'auteur. Et comprendre, en la vivant par l'hypnose rythmique, les secrets de la rêverie. Entrer dans les méandres scripturaux de la rêverie en se laissant enlacer par l'état de légère ivresse fusionnelle du moi du rêveur-promeneur, se constituant entre veille attentive et rêve subtilement contrôlé à pleins poumons. Les dix promenades des rêveries du promeneur solitaire. Serait-ce par l' abandon des crispations de la raison, le refus des tortures de la conscience, et en se laissant soulever-glisser par le rythme de l'écriture en marche-rêverie, que s'ouvrirait la voie royale qui laisse entrevoir, ici et là, de fulgurants accès au réel, sortis, en belles courbes, du grand-poumon-rêverie?


Sandrine Cerruti



7° PAGE BLANCHE


J’ai fait un somme dont je me réveille à l’instant… un somme tout rempli d’un rêve uniquement fait de péripéties… je pénétrais dans un hameau inconnu bâti sur une colline dans un monde étrange et accueillant, peuplé de certains individus et de chiens affectueux… c’était toute une histoire dans ce rêve - avec l’impression d'un fil conducteur. Mes initiatives restaient suspendues à un fil de mystère, tout ce que je faisais dans ce hameau ou voulais faire n’aboutissait à rien, je cherchais un billet de retour en train, je me rendais pour cela dans une maison du hameau qui servait de point de vente des billets de trains, une dame, puis une autre, ouvraient un registre et me laissaient seul à essayer de trouver les indications nécessaires dans un fouillis de pages, j’allais dans une autre maison pour manger j’avais faim, j’étais toujours bien accueilli, mais je ne trouvais pas à manger. Mon porte-feuille avait à moitié brûlé dans ma poche. Je partais rejoindre ma fille dans une autre maison mais ne trouvais pas la maison, allais vers une autre pour chercher une chambre où dormir... on tirait sur un pan de bibliothèque pour dégager un passage secret qui ne menait nulle part, la personne qui m’accompagnait pour me montrer le chemin disait des choses incompréhensibles qui s’apparentaient à de la folie douce, je me réveillais pour me prouver que je vivais bien un rêve. Je devais aller dans ce hameau à un spectacle peut-être déjà commencé - c’était le fil conducteur. En me réveillant je me suis dit tiens tiens, on est arrivés.


Joe Pastry






8° INEXPLICABLE ATEMPORALITÉ




J'ai bâti une théorie dont je prêche le non-pensé. Une théorie 'tout compris' d'un néant naturel plein de mélancolie. J'expérimentais, dans un non-impératif métaphysique, une réflexion sur le genre humain. Cherchais d'inconcevables utopies de l'Espoir essentiel. Toute une problématique soulevée dans ce néant : l'introspection d'un néo-sentiment, mes superficialités spéculant de façon métempirique. Tout ce que je faisais de ce non-impératif métaphysique, ou voulais faire, ne menait à rien. J'en déduisis un scepticisme de boute en train. Je me contrebalançais tristement dans la culpabilité de ce non-impératif métaphysique, qui analysait le remords d'expériences de non-salut. Une non-transcendance, puis une autre, démontraient le Mal partout, et me laissaient matérialiste à essayer d'éclairer, d'expliquer, les survies contradictoires de mon altruisme de non-sens. J'allais de culpabilité en culpabilité. Une culpabilité tenue pour dogme car je tenais là une synthèse. J'étais toujours bien critique, et ne ressassais pas le dogme. Mon cerveau avait à moitié brûlé dans cette vérité. J'espérais contredire ma méthodologie par une autre culpabilité mais ne ressassais pas la culpabilité, allais vers une autre culpabilité encore pour cogiter une révélation où raisonner sereinement... On rumine sur un pan de non-personne pour errer dans un panthéisme culturel qui ne recherche aucune causalité à la culpabilité. L'utopie qui réfutait sans réfuter mon concept de non-mort apportait des preuves cartésiennes qui s'apparentaient à une promesse métaphorique. Je me disséquais pour me prouver que je tergiversais bien sur le néant. (Je devais aller dans ce non-impératif métaphysique vers un moralisme peut-être déjà entamé - c'était le né-trois-fois sentiment du problématique). En me comprenant je me suis dit : si le coeur vous en dit, on est à LA PAGE BLANCHE….



Ingrid Reuilly






9° L'OMPHALOPSYQUE



Qui peut parvenir à son but les mains nues? Qui peut dominer le monde avec ses mains nues? Sans violence? Car il n’y aura jamais d’excuses à toute blessure infligée à n’importe quel corps abritant la vie. Chaque corps est un véhicule transportant un esprit transcendant; il renferme et protège en le contenant et en le maintenant en état d’être. Et cette biologie, quelle qu’elle soit, peu importe comment elle se présente à nous, - sous une de ses millions de formes, - n’a de valeur que si elle demeure intégralement intacte, immaculée. Toute agression, tout viol d’un corps étranger est une rupture à bien des égards, un enlèvement de quelque chose de cruciale, de primordiale, de vitale, qui ne pourra jamais être réappropriée. Saboter quelqu’un et le priver pour toujours de cette étincelle de vie, voilà le mal. Mutiler, écorcher, couper, scier, désosser, saigner, dégraisser, manger, trouer, piquer, torturer, peler, démembrer, casser, fracasser, extraire, crever, écouler, vider, évider, dévider, frapper, rosser, éviscérer, écœurer, meurtrir, trucider, dévorer, assassiner, crocheter, brûler, percer, transpercer, dépecer, arracher, tirer, étirer, retirer, rapiécer, morceler, hacher, trimer, fracturer, battre, attendrir, délicatiser, défoncer, trancher, estropier, contusionner, blesser, léser, déchirer, écarteler, séparer, ôter, amputer, altérer, taillader, débiter, rôtir, sont là tous des verbes contre le corps. Alors que moi je ne suis qu’un hésychaste, voire un omphalopsyque.



Simon A Langevin



10° MUSETTE


Un accordéon escalade une colline. Le souffle ! Le souffle ! Dire que mon père était alpiniste ! Le souffle. Autour, on vit. Cravates, chocolats, bonbons, on vit. Lui, valse, tango, il monte. ' Plus haut ! Encore plus haut ! ' Arrive la police. La police a faim. La police a toujours faim. La police cherche de quoi manger. 'Monter ! Plus haut.  Le souffle ! Etoiles !

Java. Musette ! ' La police court après l'accordéon. Elle a faim, la police. Elle a toujours faim. Si elle n'avait pas faim, elle ne serait pas

la police. Elle attrape l'accordéon.


Les échos de la rue de Lappe 06.05.2023


Pascal Nordmann

https://www.pascal-nordmann.com/machines%20texte%20infos.php?Q=Abn&



11° INSECTOSEXUEL


définition : conviction que la plus grande variété de pratiques sexuelles, y compris l’identité des partenaires, qui affecte sa pratique, est un bien sans entrave. Comme les insectes, tout va, des crochets génitaux qui s’accrochent à la chair de l’insecte pendant l’acte. Consommation de son partenaire. Niveaux de pouvoir entre les partenaires, comme entre une reine et un drone parmi les abeilles. Un insecto-sexuel pense que la plus grande variété de règles concernant l’éthique sexuelle (même les règles contradictoires) est un bien sans entrave.


Andrew Nightingale

https://questionsarepower.org/2021/10/01/insecto-sexual/



12° LA PASSION DES ROSES


  On dit qu’il est fréquent que barons de la drogue, banquiers, tueurs à gages, affairistes de tout poil se découvrent en vieillissant une passion pour les roses. Ca les rafraîchit. La beauté soulage leurs décombres .

Parfois c’est le culte de l’orchidée qui les saisit : après avoir passé le plus clair de leur existence à sacrifier le plus essentiel, le plus fragile, pour satisfaire à la violence de leurs appétits et à l’urgence d’affirmer leur domination , il leur apparaît soudain crucial de vouer des soins attentifs à une fleur, à ce point démunie que seule la culture en serre peut assurer sa survie .  Etrange fascination. Ou bien c’est l’art du bonzaï, dont la perfection réclame leur doigté respectueux. Cet amour du soin, de la délicatesse, ce souci du détail … Cette Nature, qu’ils ignoraient superbement, saccageaient sans pudeur, ils y goûtent en définitive un repos salvateur, et mesurent, à l’ampleur de leur soulagement, l’étendue de leur soif désespérée, comme un déshydraté découvre que l’eau est une merveille. Prosaîques jusqu’au bout des ongles, c’est bien poussés par la nécessité qu’ils découvrent dans leur corps fatigué que la Nature les porte, et qu’ils y puisent ce regain inespéré de vitalité qu’elle prodigue sans compter. C’est ainsi que le Vivant, bafoué depuis toujours, devient objet de vénération … Oui. Ils découvrent en lui la gratuité. Découvrent la contemplation. Parfois même, qui sait, l’extase. C’est comme une renaissance.  Certes, ce goût des espaces protégés, parcs naturels et autres cages à verdure est une passion exigüe, mais ...

 Moi qui vous parle, j’éprouve un besoin accru d’immerger ma conscience dans les feuilles. J’en ai peint à l’intérieur de ma maison.

 Parallèlement, il semble qu’une portion croissante d’entre nous commence à ressentir dans sa chair un besoin grandissant de se ressourcer au sein de la Nature , au fur et à mesure qu’elle disparaît.

Nul doute qu’il ait atteint son apogée lorsque les conditions de la survie biologique cesseront d’être réunies. On dirait que la frontière entre végétal, animal et humain n’est plus si clairement établie, si valide qu’elle le semblait jusqu’ici … plus si pertinente … Elle s’étiole … Peut-être n’a-t-elle jamais existé ? Peut-être qu’elle ne résistera pas à l’épreuve du feu ?

 Maîtres du jeu, prospecteurs de génie, amateurs de roses, auriez-vous pu vous tromper ?


Calique



13 ° Ankara


Ankara. Lorsque Erdogan regarde au fond de soi, Erdogan y voit Erdogan en train de regarder au fond de soi pour y voir Erdogan regarder au fond de soi. Plein de vertige, il se tourne vers sa femme. 'Chérie, j'ai de la peine à m'arracher au spectacle que je vois en moi et, crois-moi si tu veux, si je ne croyais pas en moi, je dirais qu'il y a en moi une sorte de diablerie. Par bonheur, chérie, oui, par bonheur, je crois en moi.' Ah oui? Tu crois en toi, Erdogan? Et si c'était quand même une diablerie?


Hürriyet 12.05.2023



Pascal Nordmann



https://www.pascal-nordmann.com/machines%20texte%20infos.php?Q=Abn&