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Notules 2 - M. Muandali - B. Naivin - S. Cerruti

FLEURS UKRAINIENNES

 

03/03/22

 

Depuis quelques jours, l'air est glacial... Le Ciel s'est retiré du monde en même temps que les centaines de fleurs ukrainiennes. Leurs pétales scintillantes sont rouges, non comme des joues empourprées d'amour, mais braisées par les gifles fulgurantes reçues du Dédale ténébreux.

Quand ces fleurs gisent là-bas, au loin, la veuve en noir, c'est l'émotion. Et là encore, à la porte de la guerre mondiale, le Temps s'arrête pour nous jeter en pleine face sa nature hématome. L'Ombre des tranchées plane, mais le Coeur est toujours le plus fort – Sa mission est d'apporter un plaid aux siècles égarés – les morts de nos morts s'en souviennent. Puis, comme les paroles s'envolent et les esprits restent, la poudre est au poème ce que le canon est à la bouche : alors, marchons, marchons ! Voici Justice, la colombe qui se tient droit devant ! D'une seule et même voix multi-culturelle, elle tranchera entre les idées géniales et les actes égoïstes, j'y crois ! Car, c'est en la suivant sur ce chemin de Paix que toutes les entailles du passé se fermeront...

 

Mikky Muandali

 

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Pour une poégramie ambitieuse et libératrice

 

 

Instagram semble être devenu un nouveau terrain d'expression pour de nouveaux poètes 2.0. Au point que certains d'entre eux confirment leur succès par une publication dans une maison d'édition. Ce fut le cas notamment de amours_solitaires, alias Morgane Ortin qui à 27 ans vit ses posts devenir un livre épistolaire paru en 2018 chez Albin Michel après un an et demi d’activité et 200000 abonnés. Ce fut le cas également de la star des instapoètes, la canadienne Rupi Kaur d’origine indienne dont le succès sur le réseau social donna lieu en 2016 à la publication de son livre Milk and Honey, vendu à ce jour à plus de trois millions d’exemplaires et traduit dans 40 langues. Son éditrice, Kirsty Melville, revendiquait alors « une poésie connectée en phase avec l’époque », soit une forme courte et des messages abrégés accompagnés de dessins épurés, et une autrice qui incarne la jeunesse d'aujourd'hui comme les minorités ethniques de par ses origines sikh et pendjabi. Un succès éditorial qui est loin d'être isolé car la poésie est devenue aux Etats-Unis le secteur d’édition qui y connait la plus forte croissance où près de la moitié des recueils de poésie vendus viennent de ces nouveaux cyber-auteurs qui y font grimper le lectorat de poésie à 28 millions d’Américains, soit selon une étude conduite par le National Endowment le chiffre le plus élevé de ces vingt dernières années. Ce que confirme l'étude américaine publiée en 2018 par le site Quartzy selon laquelle la lecture de la poésie par les jeunes aurait augmenté de 5% entre 2012 et 2017 grâce à la plateforme créée en 2010.

Etonnant ? On pourrait en effet s'interroger sur ce qui lie ainsi l'écriture poétique au réseau social américain conçu pourtant pour le partage de photos et dont le nom est fait de la contraction d'Instant Photography et de Telegram, indiquant par là sa vocation à communiquer avec des sortes de polaroids numériques.

Pourtant, l'image semble bien être au cœur de l'écriture poétique, et ce dès l'Antiquité, période à laquelle le poète Horace écrivait dans son Art poétique vers 65 av. J.-C le vers Ut Pictura Poesis, soit, la poésie est comme une peinture. Il entendait ainsi faire de la poésie un art imageant capable, comme la peinture donc, de faire naitre des images dans l'esprit du lecteur. Une formule dont le sens sera retourné à la Renaissance par des peintres désireux de donner à leur discipline le prestige de l'art poétique, scellant pour longtemps l'image et le texte dans le domaine des arts plastiques.

Quant à la poésie, nombreux furent les auteurs qui tentèrent de fusionner ces deux acceptions de la formule horacienne en produisant un texte à la fois imageant et imagé. C'est ainsi que dès 325 avant notre ère, le poète Simmias de Rhodes disposait déjà les vers de son poème consacré à l'Amour spirituel en deux paragraphes disposés en miroir, de façon à ce que, mis horizontalement, l'ensemble forme deux ailes. Une poésie dite concrète à laquelle s'essaiera également François Rabelais qui forma en 1564 une bouteille pour sa dive bouteille, un siècle avant que l'Allemand Johann Steinmann ne donne à son poème La corne de la béatitude la forme adhoc.

Cette pratique sera plus tard bien-sûr reprise et magnifiée dans les calligrammes d'Apollinaire au XXème siècle, comme dans son texte « Il pleut » où les mots sont autant de gouttes de pluie qui tombent du haut de la feuille en 1918. Plus que jamais, le mot devient ainsi un motif avec lequel joue le poète, comme dans « Du coton dans les oreilles » où l'auteur varie la disposition et la taille des lettres pour leur donner musicalité et puissance sonore en même temps qu'il retourne le sens d'écriture des vers pour mieux évoquer un monde sens dessus dessous où la logique et la raison ont comme perdu la tête.

Un jeu plastico-sémique que l'on retrouve dans le texte « Ordnung-unordnung » écrit cette fois en 1968 par Timm Ulrichs qui y recopie vingt-deux fois le mot ordnung et déplace à la 17ème occurrence les lettres « un » de la queue à la tête du mot. Il insinue ainsi que de l'ordre nait le désordre, celui d'une jeunesse qui veut renverser l'autorité et la rigidité de l'ancien monde. A moins que l'on puisse comprendre ce texte comme l'idée qu'à trop vouloir ordonner la société, on n'aboutit qu'à l'effet inverse. Un renversement qui n'est présenté cependant que comme éphémère, la velléité ordonnatrice de l'homme socialisé reprenant vite ses droits.

L'écriture poétique paraît donc avoir été souvent une écriture également plastique. De quoi expliquer l'actuelle vogue poétique sur Instagram où le #poésie compte plus de 660000 publications et le #instapoésie près de 140000. D'autant plus qu'au-delà du poétique, toute image partagée sur la plateforme se révèle à l'étude hautement textée. Chaque photo mise en ligne y est en effet accompagnée d'un # ou d'un @ qui, associés à un mot-clé ou au compte d'un autre utilisateur, améliorent sa visibilité, et donc sa possibilité de générer likes et commentaires. Sous l'image publiée, on peut alors voir une succession de termes, notions, catégories ou comptes instagram, tous précédés de ces signes qui sont autant de ponctuations graphiques dans des énumérations dignes d'un Prévert ou d'un Pérec numériques et qui occupent bien souvent une place plus importante sur l'écran que l'image elle-même. Lettre et signe, mot et dessin s'associent donc et se fondent pour servir la vocation messagère et sociale de ces posts. Une transcription du visuel qui, tout en reprenant les éléments et thèmes de l'image et en en précisant les destinataires, révèle également la nature hautement stéréotypée et consensuelle de ces images. L'esthétique instagram s'y révèle être en effet extrêmement écrite au sens où, au-delà des filtres et du format même de l'image qui sont imposés par la plateforme, les sujets photographiés et leur plasticité convenue révèlent un désir d'efficacité pour des images qui ne sont plus que des illustrations d'hashtags choisis pour leur potentielle viralité.

Pour revenir à la poésie, le recours à l'image ou a l'imagement répond en premier lieu à l'envie de donner au texte davantage de visibilité, et donc de lisibilité, en même temps qu'elle le matérialise et l'ancre dans cet intime collectif propre à Instagram. Clichés et pittoresque – du coucher de soleil au couple sur la plage - s'y accumulent alors, en même temps que des références au quotidien – un carnet posé à côté d'une tasse de café, un lit - et une certaine esthétique du modeste. Il s'agit d'offrir une ambiance et une atmosphère au texte tout en donnant l'impression au scrolleur qu'il a accès à l'intimité du poète, mais sans l'exclure du geste poétique par trop de prétention. Nombreux sont ainsi les posts dans lesquels l'instapoète photographie son texte écrit sur une simple feuille de papier, ou a recours à une typographie manuscrite ou imitant les caractères des machines à écrire mécaniques dans une revendication assumée du vintage. En privilégiant ainsi une dose toujours mesurée de vieillot et de simplicité pour mieux revendiquer une authenticité et un réelle proximité avec l'instalecteur, ces posts déclinent au poétique cette logique du quotidien et du spontané qui pouvaient former au départ l'ADN du réseau social. Une modestie visuelle par laquelle sont également revendiquées une sincérité et une normalité là où d'autres posts redoublent d'artifices et d'adoration de soi.

C'est donc une poésie de l'intime et du journalier qui y réfute toute prétention pour mieux correspondre aux normes éditoriales du réseau social et toucher le plus d'internautes. Une adaptation qui passe donc par l'image comme par le fait de privilégier des sujets et des représentations universels autant que consensuels tels que le sentiment amoureux, l'exaltation de la nature ou l'éloge du quotidien. Le style y est également bien souvent la simplicité d'une courte note ou la grandiloquence d'un poème romantique, faisant fi d'années d'expérimentations et de diversification de l'écriture poétique (sociale, politique, graphique, musicale, etc.). Une conformation à une idée commune du poétique qui semble aujourd'hui se réduire au mignon et au sentimental, mais qui n'est également pas sans lien avec l'économie 2.0 du flux, du j'aime et du commentaire. Comment en effet donner au regard de l'internaute l'envie de s'arrêter ? Comment se donner le plus de chances de récolter le plus de retours positifs ? Tout simplement en lui donnant ce qu'il attend et ce qu'il veut, soit une poésie convenue qui puisse le faire rêver avec des moyens simples. Ces moyens sont alors des images et thèmes aux stéréotypes rassurants et un manque de prétention stylistique qui permet de contenter une envie de poétique journalière.

Mais dans ces poests – proposons ce néologisme reliant poèmes et posts – l'envie d'accrocher à tout prix le regard distrait du scrolleur compulsif pousse bien souvent l'instapoète à faire déborder l'image sur le texte. Linstalecteur vit alors comme un conflit de loyauté envers des vers qui ont bien du mal à soutenir la concurrence d'illustrations parfois confondantes de kitsch ou des fonds filmés. Une surenchère visuelle qui trahit le désir de faire exister l'écrit dans le monde de l'hyper-image, du like et du viral. Au-delà du caractère convenu et très cliché de ces écrits, ces posts trahissent comme un asservissement du texte par l'image que l'on retrouve dans cette autre tendance instapoétique qu'est la préférence portée à des textes courts et à des formules chocs. Ces micro-poèmes qui peuvent parfois n'être que quelques mots écrits avec une typographie simple et lisible se révèlent ainsi parfaits pour être lus en quelques secondes et marquer le e-lecteur pressé, mais également pour se démarquer dans l'océan de posts que constitue Instagram. Sentiment amoureux et humour y sont alors privilégiés pour mieux attendrir et faire sourire, deux émotions particulièrement appréciées par les utilisateurs d'Instagram. Là aussi, le texte est régi par la nécessité du posteur de s'assurer la plus grande visibilité et donner envie à l'internaute de s'arrêter sur son post et de le liker. Le poétique y devient alors bien souvent affaire de bon esprit et de sensiblerie pop et bon marché, révélant non plus le désir de transporter ou dé-ranger le e-lecteur, mais plutôt de provoquer en lui un petit sourire de contentement sans pour autant le freiner dans son engloutissement quotidien de publications et la bonne gestion de sa socialité numérique.

Si alors Instagram peut être vu par beaucoup comme un média pour une nouvelle poétique, de quelle poésie parle-t-on ? Peut-on la limiter à un sentimentalisme likable et à un sens de la formule virale ? N'est-elle également qu'une pratique de bien-être associée à la culture healthy d'une société au positivisme presque dictatorial ?

Instagram ne risque-il pas aussi d'amener à un devenir selfique de la poésie ? Nombreux sont en effet les insta-auteurs à succès numérique comme Rupi Kaur qui mêlent sur leur page textes et selfies dans lesquels on peut percevoir non sans mal une mise en scène de soi assumée et travaillée. L'instapoésie serait-elle alors à la poésie ce qu'est le selfie à l'autoportrait ? Une adaptation de l'écriture poétique au règne contemporain du partage instantané et de l'extimité comme sa soumission à une culture néo-libérale de l'efficacité, de la positivité et de l'auto-branding ?

Plutôt qu'une instapoésie, il reviendrait donc peut-être à inventer une poégramie qui, loin de ne faire que s'adapter aux formats 2.0 du réseau social, s'engagerait dans son détournement et sa réappropriation. Non plus une poésie instagrammée mais bien plutôt un instagram poétisé pour ouvrir au poétique de nouvelles voies créatives qui ne limiteraient plus la poésie à sa seule likabilité, mais permettrait d'interroger ce nouveau régime d'existence 2.0 qui est désormais le nôtre. Une poésie ambitieuse et soucieuse de son temps pour permettre à ses contemporains, comme elle le fit toujours, de mieux s'en libérer.

 

Bertrand Naivin

 

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Il est possible de fonder son rapport poétique-au-monde en forme de mystique. 

Ce rapport se vit naturellement. N'est-ce pas ? 

Et puis parfois, il est rassurant de trouver en soi une explication, une origine à ce rapport poétique-au-monde. Quand il prend de plus en plus sa place. Quand chaque jour, il s'installe davantage.

On dira que c'est une forme de mystique. Celle d'une couturière.

Elle commence comme une première entaille de couturière. Je ne sais plus trop quand, ni comment. 

Puis, un peu plus, chaque jour, les petits pans de tissu du rapport-poetique-au-monde construisent leurs vêtures désordonnées, imprévues et sincères. Mais c'est seulement parce qu'un jour, on a décidé d'enfiler la mystérieuse robe-au-poème. Elle s'ajuste de tout son agencement imprévisible et familier. C est le début de la grande-garde-robe-intérieure du poétique. C'est une si grande et belle surprise existentielle, cette entaille-couture-poème.

L identité-poème. C'est étrange. C'est une identité qui envahit toutes les autres. Les autres, celles du moi sociétal. L identité-poetique est étrange. Elle ne ressemble à aucune étiquette. Absolument aucune. C'est une identité singulière. Pas du tout effrayante ou vertigineuse. Juste étonnante. Et ajustée. Sur-mesure. Ce sont les justes mensurations mouvantes de l'être. 

C'est un bien étrange état que celui de l'être-en-poème-au-monde. Il n y a rien de plus juste. 

Alors, j'ai envie de partager les explications-poèmes de Claude Roy, que je fais bien volontiers miennes ce matin.

Pour exprimer le mystère de l'être-au-poème, on peut dire que c'est une mystique. 

Tant pis si le temps de l'écriture ne trouve pas sa place. C'est l'être-au-poème qui compte. C'est cette mystique-sur-mesure. 

https://youtu.be/uxEzudZ0eno 

"Les mystiques ont toujours raison." 

Claude Roy

 

Sandrine Cerruti