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POÈMES

COLLECTION DE POÈTES DU MONDE

COLLECTION DE POÈMES DE LPB

Anna Akhmatova - La voix de la mémoire


       à O. A. Glebovaïa-Soudeïkina



Que vois-tu, de tes yeux vagues, sur le mur,

À l'heure où s'éteint le couchant ?


Une mouette sur la nappe bleue des eaux ?

Les jardins de Florence ?


L'immense parc de Tsarskoïé Siélo,

Où l'angoisse t'a coupé la route ?


Vois-tu à tes pieds ce captif 

Qui s'est donné à la mort blanche ?


Non, je ne vois que le mur, le reflet

Sur lui, des feux du ciel qui meurent.


          1913. Juin 

           Slepnevo


Anna Akhmatova 


Trad. Jean-Louis Backès

Extrait de Requiem

Poème sans héros et autres poèmes

Ed. Poésie Gallimard





Sauver les meubles


Il est un homme au bord du monde 

Qui chancelle 

Un pauvre corps sans étincelles 

Tout au fond de la vie

Un grand remous à la surface 

Et puis des cris 

Un doigt qui me fait signe 

Dans le courant un cœur qui saigne 

Et cependant je n'ose aller 

Vers cet homme qui me ressemble 

Qui bat des mains 

Qui me supplie 

De l'achever d'un seul regard

Nous ne pouvons mourir ensemble. 



René Guy CADOU 

Inédit 1945 - Ed Robert Laffont




La Rose

Gabriela Mistral


La Rose


La richesse du centre de la rose

est la richesse de ton cœur.

À son exemple, effeuille la :

Sa close rondeur est ton affliction

Effeuille la dans un chant

ou dans un grand amour passionné.

la rose, ne la défends pas :

Elle te brûlerait de son éclat !


La Rosa


La riqueza del centro de la rosa

es la riqueza de tu corazón.

Desátala como ella:

su ceñidura es toda tu aflicción.

Desátala en un canto

o en un tremendo amor.

No defiendas la rosa:

¡te quemaría con el resplandor!


Tala, 1938


France Culture, « Les Chemins de la connaissance »

12 février 1992




Raymond Queneau


Insecte importun



Insecte importun libellule errante

Toutes les directions de l'espace s'allument

Chapelle du soir où voguent les navires désarmés

Où flottent les nacelles des ballons perdus

Dans l'air sec des sciences

Tous les livres étages vers la gloire

Navigations entre ces yeux morts ces yeux éteints

La joie s'est enfuie vers l'horizon qui dort

Les faubourgs sont trop loin pour la clarté des jours

Les fenêtres désertent l'espace lamentable

La faim roule dans l'obscurité

L'herbe manque aux moutons marques de la pâture

La nature hélas hélas ce n'est pas fini

Et toujours recommence

Ce petit air ancien qu'à huit ans j'enfermais dans un carnet brun

Il y avait un poème sur le chat

Un autre sur Château-Gaillard

Et des tables de sinus hypothétiques

C'est la lumière qui a manqué

Et non pas la poussière

Les marches impaires ne me pardonneront jamais ma vitesse

Les minutes de ce jour

Sont plus longues que les années de mon enfance

L'escalier frémit

Actes timorés pensées tremblantes

Laisser au papier sa marge

A l'instant sa douleur

Cycles tournant des éphémères

Peinture faite de tronçons

Du haut en bas on désespère

De bas en haut c'est la chanson

Planisphère aux pôles troués

Des océans qui écument

Des cités désaffectées

Et des volcans qui s'enfument

Mais sur l'astrakan où scintille la neige

Des mains froides se sont posées

C'est pour toujours ou pour jamais

C'est pour maintenant




David Rolland


Aucune brutalité No brutalitad


Aucune forme de brutalité

C'est la Parole, sa consigne, un ordre

Les relations, ne pas rompre hors respect


Aucune forme de brutal désordre

Les êtres vivants, jamais de violence,

Physique psychologique verbale


Aucune forme d'inintelligence

L'erreur, non cultivé et non brutale,

Reste appréciée à sa juste valeur

No brutalitad, chaque chance à l’heure


David Rolland

source Youtube

https://youtu.be/B-wmhldY9h8?si=m2gU9Q2iiVv-4H1h 






ALCUIN (735 - 804)




ÉPITAPHE


Ô voyageur qui passe, arrête-toi un peu, je t’en prie,


 Pour scruter en ton cœur ce que je dis.


Et pour reconnaître ton destin en mes traits.


 Comme la mienne, ton apparence sera changée ;


Ce que maintenant tu es, voyageur, célèbre en ce monde, je l’ai été


 Et ce que maintenant je suis, dans le futur tu le seras.


Je poursuivais les délices de ce monde d’un amour chimérique,


 Moi qui suis maintenant cendre, poussière, nourriture pour les vers.


C’est pourquoi rappelle-toi de prendre soin bien plus de l’âme


 Que de la chair car celle-là reste et celle-ci périt.


Pourquoi te préparer des propriétés ? À cette petite fosse que tu vois


 Où le repos me tient, la tienne sera pareille, toute petite.


Pourquoi cherches-tu à vêtir de la pourpre de Tyr ce corps


 Que bientôt poussière, le ver affamé mangera ?


Comme les fleurs périssent quand vient le vent menaçant,


 De même ta chair, toute ta gloire, périt.


Ô toi, lecteur, fais-moi, je t’en prie, retour de ce poème,


 Et dis « Pardonne, ô Christ, à ton serviteur ».


Je supplie qu’aucune main ne viole les droits sacrés du tombeau


 Jusqu’à ce que retentisse l’angélique voix de la cité d’en haut,


« Toi qui gis dans ce tombeau en terre, relève-toi de la poussière,


 Le grand Juge est là pour d’innombrables milliers ».


Moi qui toujours ai aimé la sagesse, Alcuin était mon nom.


 Pour lui, en lisant cette inscription, répands en esprit tes prières.


Ici repose le seigneur Alcuin, abbé de bienheureuse mémoire, qui mourut en paix le 14 des calendes de juin. Lorsque vous lirez, ô vous tous, priez pour lui et dites : « Seigneur, donne-lui le repos éternel. Amen. »


Alcuin



English Translation by G&J (for Andrew Nightingale) :



EPITAPH


O passing traveller, stop a little, I beg you,


 To examine in your heart what I say.


And to recognize your destiny in my features.


 Like mine, your appearance will be changed;


What you are now, traveler, famous in this world, I was


 And what I am now, in the future you will be.


I pursued the delights of this world of a fanciful love,


 I am now ash, dust, food for worms.


That’s why remember to take much more care of the soul


 That of the flesh because this one remains and this one perishes.


Why prepare properties? To this little pit you see


 Where rest holds me, yours will be the same, very small.


Why do you seek to clothe this body with the purple of Tyre


 That soon dust, the hungry worm will eat?


As the flowers perish when the threatening wind comes,


 So your flesh, all your glory, perished.


O you, reader, make me, I beg you, return of this poem,


 And say, "Forgive, O Christ, your servant."


I beg that no hand violates the sacred rights of the tomb


 Until the angelic voice of the city from above resounds,


"You who lie in this tomb on earth, rise from the dust,


 The Grand Judge is there for countless thousands.”


I who always loved wisdom, Alcuin was my name.


 For him, reading this inscription, spread your prayers in spirit.


Here rests Lord Alcuin, abbot of blessed memory, who died in peace on the 14th of June. When you read, O all of you, pray for him and say, "Lord, give him eternal rest. Amen."








PAUL NIGER


L’Afrique va parler.


      Car c’est à elle maintenant d’exiger :

       « J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes

     et non loups

     et non brebis

     et non serpents

     et non caméléons.

      J’ai voulu une terre où la terre soit terre

     Où la semence soit semence

     Où la moisson soit faite avec la faux de l’âme, une terre de

Rédemption et non de Pénitence, une terre d’Afrique.

     Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue

     J’ai appris à compter en goutes de mon sang, et je reprends

les dits des généreux prophètes

     Je veux que sur mon sol de tiges vertes l’homme droit porte

enfin la gravité du ciel. »

      Et lui ne réponds pas, il n’en est plus besoin, écoute ce pays

en verve supplétoire, contemple tout ce peuple en marche

promissoire, l’Afrique se dressant à la face des hommes sans haine,

sans reproches, qui ne réclame plus mais affirme.

     Il est encore des bancs dans l’Eglise de Dieu

     Il est des pages blanches aux livres des Prophètes,

     Aimes-tu l’aventure, ami ? Alors regarde

    Un continent s’émeut, une race s’éveille

     Un murmure d’esprit fait frissonner les feuilles

     Tout un rythme nouveau va térébrer le monde

     Une teinte inédite peuplera l’arc-en-ciel

     Une tête dressée va provoquer la foudre.

      L’Afrique va parler.

      L’Afrique d’une seule justice et d’un seul crime

     Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes

     Le crime de lèse-Afrique

     Le crime contre ceux qui portent quelque chose.

      Quoi ?

      un rythme

     une onde dans la nuit à travers les forêts, rien – ou une

âme nouvelle

     un timbre

     une intonation

     une vigueur

     un dilatement

     une vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans

sa marche un vieux cœur endormi, lui prends la taille et vrille

     et tourne

     et vibre encore, dans les mains, dans les reins, le sexe, les cuisses

et le vagin, descend plus bas

     fait claquer les genoux, l’article des chevilles, l’adhérence des pieds,

ah ! cette frénésie qui me suinte du ciel.

     Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux le peuple

du désert, un courage sans prix, une âme sans demande, un geste sans

secousse dans une chair sans fatigue.

      Tâter à ma naissance le muscle délivré et refaire les marches des

premiers conquérants

     Immense verdoiement d’une joie sans éclats

     Intense remuement d’une peine sans larmes

     Initiation subtile d’un monde parachevé dans l’explosion d’or

des cases, voilà, voilà, le sort de nos âmes chercheuses, et vous

voulez encor vous épargner tout ca ?

      Allons, la nuit déjà achève sa cadence

     J ‘entends chanter la sève au cœur du flamboyant…




Paul Niger « Je n’aime pas l’Afrique »                                               (1944) 

In, « Léopold Sédar Senghor : Anthologie de la nouvelle poésie

nègre et malgache de langue française »,

Presses Universitaires de France, 1948

 Du même auteur : Lune  

http://www.barapoemes.net/archives/2015/10/30/32852511.html




Ella Yevtouchenko



collier de jours identiques 

matins d'espoir soirs de fatigue 

jour gris comme perles de pluie 

fil après fil 

le temps de la guerre tresse sa corde


Entre une ville et une autre ville 

entre hier et demain 

entre pouvoir et devoir 

notre amour 

vaillant funambule au-dessus de l’abîme


Ella Yevtouchenko - Au cœur de la maison - Éditions Bruno Doucey

https://www.editions-brunodoucey.com/




Les dons des fées

Charles Baudelaire (1821-1867)

Le Spleen de Paris (1869).




C'était grande assemblée des Fées, pour procéder à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures.


Toutes ces antiques et capricieuses Sœurs du Destin, toutes ces Mères bizarres de la joie et de la douleur, étaient fort diverses : les unes avaient l'air sombre et rechigné, les autres, un air folâtre et malin ; les unes, jeunes, qui avaient toujours été jeunes ; les autres, vieilles, qui avaient toujours été vieilles.


Tous les pères qui ont foi dans les Fées étaient venus, chacun apportant son nouveau-né dans ses bras.


Les Dons, les Facultés, les bons Hasards, les Circonstances invincibles, étaient accumulés à côté du tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu, une grâce pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la source de son malheur que de son bonheur.


Les pauvres Fées étaient très-affairées ; car la foule des solliciteurs était grande, et le monde intermédiaire, placé entre l'homme et Dieu, est soumis comme nous à la terrible loi du Temps et de son infinie postérité, les Jours, les Heures, les Minutes, les Secondes.


En vérité, elles étaient aussi ahuries que des ministres un jour d'audience, ou des employés du Mont-de-Piété quand une fête nationale autorise les dégagements gratuits. Je crois même qu'elles regardaient de temps à autre l'aiguille de l'horloge avec autant d'impatience que des juges humains qui, siégeant depuis le matin, ne peuvent s'empêcher de rêver au dîner, à la famille et à leurs chères pantoufles. Si, dans la justice surnaturelle, il y a un peu de précipitation et de hasard, ne nous étonnons pas qu'il en soit de même quelquefois dans la justice humaine. Nous serions nous-mêmes, en ce cas, des juges injustes.


Aussi furent commises ce jour-là quelques bourdes qu'on pourrait considérer comme bizarres, si la prudence, plutôt que le caprice, était le caractère distinctif, éternel des Fées.


Ainsi la puissance d'attirer magnétiquement la fortune fut adjugée à l'héritier unique d'une famille très-riche, qui, n'étant doué d'aucun sens de charité, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard prodigieusement embarrassé de ses millions.


Ainsi furent donnés l'amour du Beau et la Puissance poétique au fils d'un sombre gueux, carrier de son état, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facultés, ni soulager les besoins de sa déplorable progéniture.


J'ai oublié de vous dire que la distribution, en ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut être refusé.


Toutes les Fées se levaient, croyant leur corvée accomplie ; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse à jeter à tout ce fretin humain, quand un brave homme, un pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa robe de vapeurs multicolores la Fée qui était le plus à sa portée, s'écria :


« Eh ! madame ! vous nous oubliez ! Il y a encore mon petit ! Je ne veux pas être venu pour rien. »


La Fée pouvait être embarrassée ; car il ne restait plus rien. Cependant elle se souvint à temps d'une loi bien connue, quoique rarement appliquée, dans le monde surnaturel, habité par ces déités impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter à ses passions, telles que les Fées, les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines, — je veux parler de la loi qui concède aux Fées, dans un cas semblable à celui-ci, c'est-à-dire le cas d'épuisement des lots, la faculté d'en donner encore un, supplémentaire et exceptionnel, pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffisante pour le créer immédiatement.


Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : « Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire ! »


« Mais plaire comment ? plaire... ? plaire pourquoi ? » demanda opiniâtrément le petit boutiquier, qui était sans doute un de ces raisonneurs si communs, incapable de s'élever jusqu'à la logique de l'Absurde.


« Parce que ! parce que ! » répliqua la Fée courroucée, en lui tournant le dos ; et rejoignant le cortège de ses compagnes, elle leur disait : « Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable ? »



Jean Giono - Oh le beau matin !



La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l'éteule était en rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette. De tous les côtés, les alouettes faisait grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d'une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Oh ! Le beau matin !


Jean Giono - Un roi sans divertissement - p 193 - Folio Gallimard



Christian Bachelin – Je n’ai plus rien à perdre…



Je n’ai plus rien à perdre

Que les mots de ce poème

Ce testament à bout de souffle

Sur la dernière page d’un cahier d’écolier


Je n’ai plus rien à perdre que ce poème fou

Planté comme un couteau dans le dos des passants

Ce langage de sourd

Incrusté dans la pierre aveugle du silence


Je te montre le ciel

Tu ne vois que la brume

Je te montre l’amour tu ne vois que la mort

Je te montre la mer

Tu ne vois que l’épave échouée sur le rivage


Mauvaise éducation des poètes maudits

La Poésie m’empêche de voir le soleil.


***

Christian Bachelin (1933-2014) - Neige exterminatrice – Poèmes 1967-2003 (Le Temps qu’il fait, 2004)

 



PIERROT


À Léon Valade.


Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air

Qui riait aux aïeux dans les dessus de portes;

Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas! est morte,

Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.


Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair

Sa pâle blouse à l'air, au vent froid qui l'emporte,

D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte

Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.


Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,

Ses manches blanches font vaguement par l'espace

Des signes fous auxquels personne ne répond.


Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore,

Et la farine rend plus effroyable encore

Sa face exsangue au nez pointu de moribond.


Paul Verlaine







Julio Cortázar


LE FUTUR


Et je sais très bien que tu n’y seras pas.

Tu ne seras pas dans la rue, dans le murmure qui jaillit la nuit

des réverbères, ni dans le geste

de choisir le menu, ni dans le sourire

qui soulage les métros complets,

ni dans les livres prêtés ni dans les mots à demain.

Tu ne seras pas dans mes rêves,

ni dans le destin original de mes mots,

ni dans un chiffre téléphonique

ou la couleur d’une paire de gants ou d’une blouse.

Je me fâcherai, mon amour, non pas à cause de toi,

et j’achèterai des bonbons mais pas pour toi,

je serai debout au coin d’une rue où tu ne viendras pas,

et je dirai les mots qui se disent

et je mangerai les choses qui se mangent

et je rêverai les rêves qui se rêvent

et je sais très bien que tu n’y seras pas,

ni ici dedans, la prison où encore je te retiens,

ni là dehors, ce fleuve de rues et de ponts.

Tu ne seras pas du tout, tu ne seras même pas un souvenir,

et si je pense à toi, je penserai une pensée

qui obscurément essaye de t’évoquer.


*


El futuro

Y sé muy bien que no estarás.

No estarás en la calle, en el murmullo que brota de noche

de los postes de alumbrado, ni en el gesto

de elegir el menú, ni en la sonrisa

que alivia los completos en los subtes,

ni en los libros prestados ni en el hasta mañana.

No estarás en mis sueños,

en el destino original de mis palabras,

ni en una cifra telefónica estarás

o en el color de un par de guantes o una blusa.

Me enojaré, amor mío, sin que sea por ti,

y compraré bombones pero no para ti,

me pararé en la esquina a la que no vendrás,

y diré las palabras que se dicen

y comeré las cosas que se comen

y soñaré los sueños que se sueñan

y sé muy bien que no estarás,

ni aquí adentro, la cárcel donde aún te retengo,

ni allí fuera, este río de calles y de puentes.

No estarás para nada, no serás ni recuerdo,

y cuando piense en ti pensaré un pensamiento

que oscuramente trata de acordarse de ti.



***

Julio Cortázar (1914-1984) - Salvo el crepúsculo (1984) - Crépuscule d’automne (Corti, 2010) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle 





Thierry Metz




Sur la plage blanche 

où sèchent les barques

- métamorphoses des masques - 

l'écume du dieu

caresse les femmes, les terriennes 

qui tressent sur le sable 

l'étui bleu 

de son sexe.


Thierry Metz - Poésies 1978 - 1997 - Ed. Pierre Mainard



Joseph Brodsky



Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette erreur.

Quel besoin de soleil, si tu fumes une « Chipka » ?

Derrière la porte, rien n’a de sens, et encore moins un cri de bonheur.

Va seulement aux cabinets et reviens-en tout de suite.


Oh, ne sors pas de ta chambre, ne mets pas de moteur en route.

Parce que ton espace est un couloir

avec, au bout, un compteur. Mais si ta chérie entre, amoureuse,

qu’elle ouvre tout grand la bouche, mets-la dehors sans la dévêtir.


Ne sors pas de ta chambre ; pense bien que tu vas prendre froid.

Quoi de plus intéressant au monde que les murs et la chaise ?

Pourquoi sortir d’où tu reviendras le soir

tel que tu étais, ou mutilé davantage encore ?


Oh, ne sors pas de ta chambre. Tiens, danse une bossa-nova,

nu sous ton manteau, pieds nus dans tes chaussures.

Dans le couloir, ça sent le chou et le fart pour les skis.

Tu en as écrit des lettres d’alphabet ! Une de plus serait trop.


Ne sors pas de ta chambre. Oh, laisse seule ta chambre

savoir à quoi tu ressembles. Et d’ailleurs, incognito

ergo sum, comme faisait remarquer la substance en colère à la forme.

Ne sors pas de ta chambre ! Dans la rue, du thé, c’est pas la France.


Ne sois pas stupide ! Sois ce que les autres n’ont pas été.

Ne sors pas de ta chambre ! C’est-à-dire libère les meubles,

fonds-toi dans le papier peint. Enferme-toi et barricade-toi

de ton armoire contre chronos, cosmos, éros, race, virus.



*



Не выходи из комнаты, не совершай ошибку.

Зачем тебе солнце, если ты куришь “Шипку”?

За дверью бессмысленно все, особенно — возглас счастья.

Только в уборную — и сразу же возвращайся.

О, не выходи из комнаты, не вызывай мотора.

Потому что пространство сделано из коридора

и кончается счетчиком. А если войдет живая

милка, пасть разевая, выгони не раздевая.

Не выходи из комнаты; считай, что тебя продуло..

Что интересней на свете стены и стула?

Зачем выходить оттуда, куда вернешься вечером

таким же, каким ты был, тем более — изувеченным?

О, не выходи из комнаты. Танцуй, поймав, боссанову

в пальто на голое тело, в туфлях на босу ногу.

В прихожей пахнет капустой и мазью лыжной.

Ты написал много букв; еще одна будет лишней.

Не выходи из комнаты. О, пускай только комната

догадывается, как ты выглядишь. И вообще инкогнито

эрго сум, как заметила форме в сердцах субстанция.

Не выходи из комнаты! На улице, чай, не Франция.

Не будь дураком! Будь тем, чем другие не были.

Не выходи из комнаты! То есть дай волю мебели,

слейся лицом с обоями. Запрись и забаррикадируйся

шкафом от хроноса, космоса, эроса, расы, вируса.

1970

***

Joseph Brodsky (1940-1996) - Traduit du russe par Chantal Bizzini.




Emily Dickinson


*


How happy is the little Stone

That rambles in the Road alone,

And doesn’t care about Careers

And Exigencies never fears—

Whose Coat of elemental Brown

A passing Universe put on,

And independent as the Sun

Associates or glows alone,

Fulfilling absolute Decree

In casual simplicity—


Emily Dickinson




*


Comme elle est heureuse la petite pierre    qui se balade seule sur la route

ne se souciant pas des carrières    jamais ne craignant l'exigence

sa robe d'un brun élémentaire     l'univers l'endosse au passage

indépendante comme le soleil      elle s'associe ou brille seule

exécutant l'absolu décret      en indifférente simplicité


Trad. G&J








Emily Dickinson


668 


La '' Nature'', c'est ce que nous voyons -

La Colline - l'Après-midi -

L' Écureuil - l'Éclipse - le Bourdon -

Non - la Nature, c'est le Paradis -

La Nature, c'est ce que nous entendons -

L' Ortolan - la Mer -

Le Grillon - le Tonnerre -

Non - la Nature, c'est l'Harmonie -

La Nature, c' est ce que nous connaissons,

Mais sans savoir bien l'exprimer

Tellement Notre Sagesse est entravée

Par sa Simplicité.


Emilie Dickinson

Trad G&J


668


"Nature" is what we see—

The Hill—the Afternoon—

Squirrel—Eclipse— the Bumble bee—

Nay—Nature is Heaven—

Nature is what we hear—

The Bobolink—the Sea—

Thunder—the Cricket—

Nay—Nature is Harmony—

Nature is what we know—

Yet have no art to say—

So impotent Our Wisdom is

To her Simplicity.




Excusez-moi mais je n'ai pas de temps à perdre 

sur Serge Pey


excusez moi mais je n'ai pas de temps à perdre

il faut que je coupe les barbelés

il faut que je trouve le mur où meurt un prisonnier


excusez moi mais je discuterai avec vous une autre fois

je n'ai pas le temps de caresser votre chien

il faut que je bouche le trou dans le ciel que font les usines


excusez-moi mais je suis un peu pressé 

moi qui d'habitude suis toujours disponible 

là vraiment je suis à la bourre

il faut que ma main droite enlève le clou planté 

dans ma main gauche


et que ma main gauche enlève le clou planté 

dans ma main droite



Pierre Tilman - Le choix des couleurs - La rumeur libre



La colline aux fougères 

(extrait)

 

 

Alors j'allais jeune et souple sous les branches des pommiers

Près de la maison berçante et heureux comme l'herbe est verte,

          La nuit au-dessus de la vallée étoilée,

              Le temps me laissait clamer et gravir

          Doré dans les beaux jours de ses yeux,

Et honoré parmi les chariots, j’étais prince des villes de pommes

Et, sous ce temps-là, seigneur des arbres et feuilles

              Au traînes d’orge et de marguerites

          Je descendais les rivières de la lumière immature.

 

 

Dylan Thomas

Vision et prières et autres poèmes – Poésie/Gallimard

(extrait de La colline aux fougères – trad Alain Suied)

 

 




Omar Khayyâm



Lorsque je bois, ce n'est pas pour devenir gai 

ni pour rompre avec les usages, ni pour enfreindre les croyances. 

Je ne veux rompre qu'avec moi, je ne veux qu'un instant me fuir. 

Voilà pourquoi je bois et pourquoi je m’enivre !


Omar Khayyâm - Le quatrains



Cédric Demangeot


1. Le vers, ce petit bras. Ce petit bras cassé.


2. Je

vais à la

ligne parce que l'

Histoire a séparé

mon corps.


3. Le vers est une maladie. Un dysfonctionnement du corps - qui ne peut pas ne pas intervenir dans la production de sens - intervenir par interruption. Le vers est ce qui se produit à chaque fois que le corps entrave le trajet de la langue - à chaque fois que la langue trébuche sur le corps - et le poème est le son de la chute ensemble de ces deux morceaux que l'Histoire a séparés.




Un vrai chemin est toujours tracé dans rien. Regardez les oiseaux


Paul Vicensini


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La guitare


Commence le sanglot     de la guitare     se brisent les verres 

de l’aube      commence le sanglot     de la guitare

inutile de la faire taire    impossible de la faire taire


Pleure monotone     comme pleure l’eau    comme pleure le vent

sur la neige    impossible de la faire taire    pleure pour des choses lointaines


Sables du Sud chaud     qui réclament des camélias blancs

pleure flèche sans cible      le soir sans matin

et le premier oiseau mort     sur la branche


Oh guitare ! Cœur très blessé par cinq épées.



Federico Garcia Lorca

Trad G&J






La pilule contre la catastrophe minière de Sprinhill


Quand tu prends la pilule

c'est une catastrophe minière.

Je pense à tous ces gens

Perdus au fond de toi.



Richard Brautigan

Extrait de « Il pleut en amour » 

Ed. L’incertain - trad Frederic Lasaygargues


« Je passe une grande partie de ma vie à m’occuper de petites choses,

de petits bouts de réel qui sont aussi minuscules que la pincée de sel qu’on ajoute à un plat si compliqué qu’il faut deux jours, parfois même plus, pour le faire cuire ».


Richard Brautigan

in Tokyo Montana Express





COSMOGONIE


  Dieu par son tonneau (il y a un Dieu) regarde

la terre ! Il la verra comme quelques dents cariées.

Mon oeil est Dieu ! Mon oeil est Dieu ! Les dents

cariées ont comme une goutte infiniment petite

qui les classe. Mon coeur est le tonneau de Dieu !

Mon coeur est le tonneau ! L’univers pour moi est

Comme pour Dieu.


Max Jacob

Le cornet à dés - Poésie Gallimard



COSMOGONY


  God by his barrel (there is a God) looks

the earth! He will see it as a few decayed teeth.

My eye is God! My eye is God! Teeth

decayed have like an infinitely small drop

which classes them. My heart is the barrel of God!

my heart is the barrel! the universe for me is

as for God.


Trad G&J



Chante Cigale



La petite cigale chante / quand le soleil est à son comble, / et meurt en chantant sans sentir la chaleur. / Je chante, je vis, / et pourtant je sens dans mon cœur / plus de chaleur que lui. / Ainsi va mon destin. / Si je pouvais mourir en chantant, / comme je serais heureuse.


Orphée peut se déplacer impitoyablement en Enfer; / il pleure, il supplie, il soupire, / et implore pitié au son de sa lyre : / Je pleure et je supplie une belle cruelle, / trop résistante à l’amour. / Ainsi va mon destin. / Si je pouvais mourir en chantant, / comme je serais heureux.


Stefano Landi - Canta la Cicaleta

Trad G&J




Les Colchiques



Le pré est vénéneux mais joli en automne    les vaches y paissant

lentement s’empoisonnent  le colchique couleur de cerne et de lilas

y fleurit      tes yeux sont comme cette fleur-là        violâtres 

comme leur cerne et comme cet automne       et ma vie pour tes 

yeux lentement s’empoisonne


Les enfants de l’école viennent avec fracas  vêtus de hoquetons et 

jouant de l’harmonica  ils cueillent les colchiques qui sont  comme 

des mères filles de leurs filles     et sont couleur de tes paupières

qui battent comme les fleurs battent au vent dément


Le gardien du troupeau chante tout doucement        tandis que 

lentes et meuglant les vaches abandonnent      pour toujours ce 

grand pré mal fleuri par l’automne


Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913






ADAM ET ÈVE - extrait


Tout naissait, les tendres aérodromes où les jeunes arrivaient pour la vie, les petites villes que Dieu n'interdisait pas ou si peu, les magasins de verre pour les femmes, les cafés de soleil, et puis une foule de choses indistinctes, qui sentaient bon la femme. l'herbe, par exemple, la terre aussi, qui collait au pied et chaussait finement les chevilles.


Henri Heurtebise

in "Multiples", n° Humour, 1971





je n'aurai pour tout dire / écrit sur mon chemin / que mon incertitude / la buée qui recouvrait la vitre / et peut-être la vitre / mais jamais la fenêtre / et jamais le chemin


Paul Vincensini - La jambe-qui-chante - Temps mêlés, Verviers




Un petit bateau quitta sa mer pour aller se promener tout seul comme un grand. On vient de le retrouvé noyé dans un ruisseau du Père Lachaise. Il n’avait plus rien sur lui… On l’avait dévalisé.  (Maigret suppose qu’il a été assassiné). Petits enfants n’abandonnez jamais votre mère.


(Jules Mougin, Robert Morel, 1960)






223


La terre est faite de ciel.

Le mensonge n’a pas de nid.

Jamais personne ne s’est perdu.

Tout est vérité, et chemin.



Fernando Pessoa - Fragments d’un voyage immobile - Petite Bibliothèque Rivages




LE VOUSSOIEMENT

 

    Nous parlions ici même échafaudages et grumeaux. Très droits sur nos chaises en skaï, touchant à peine la table en formica, par phrases biaises, et même si vos gestes brusques prudents d’échassier vous replaçaient déjà de profil et très en retrait dans la mémoire immédiate, je n’échapperai pas au ridicule de m’adresser à vous absent. – Reprenons : Vous disiez ? – On pense en termes de grumeaux. Labile le temps gastrique englue comme la bave des hirondelles les objets aspirés quand s’ouvre le couvercle, colle et bile liant, il les filtre et dégrade mais parfois les tasse et agglutine. À certain rythme caillots, concrétions inattendues se forment et résistent d’autant mieux que la grande baratte bat plus furieusement. (Parenthèse sur la formation des planètes ou la pâte à crêpes.) – On pense en termes d’échafaudages, lignes, angles, équilibre que l’esprit fermement maintient à côté de l’immeuble en dur et à l’abri des aléas du chantier mais promis à disparaître la veille de l’inauguration. Or le bâti menace ruine avant la fin des travaux, dans le domaine de la pensée le provisoire s’incruste, fait des disciples et des programmes scolaires. (Parenthèse sur la méthode géométrique ou les lycées préfabriqués.) – de sorte que, de sorte que échafaudages et grumeaux pour abstraits qu’ils paraissent sont les deux formes les plus tenaces de la réalité. Je pouffais tandis que l’un de nos voisins de table éberlués faisait une remarque conciliante. – Ha disiez vous avec un regard de défi, c’est insane ! Car vous étiez impitoyables avec vos pairs les forts en thème serviteurs et maîtres futurs. – N’intéressent nos pédagogues que le capital, le cul pur et ils ne vont même pas aux Halles les pauvres, disiez-vous. Soyez moins pudibonds, moins économes et ils enragent, ah je décèle de bonnes dispositions chez quelqu’un des plus jeunes reconnu à la nuque raide, en conclave ils s’emmerdent mutuellement. Points, mutations parlent aussi aux chemins vicinaux, résidences, se plaignent de rhumatismes en se massant la thèse des Tecks et complètement gagas à force de sous-entendus ne se comprendront plus bientôt avec le reste des hommes. – Force est de reconnaître, oui, qu’ils ont tenu depuis leurs promesses médiocres cependant que vous n’embrassiez pas la carrière pour couper votre bois qui payait la reliure des incunables et que vous n’écriviez pas le troisième manifeste Camp. – Car le camp, disiez-vous dans votre perfecto platonicien, n’est pas une mode ni l’idée d’une mode mais la pensée de cette idée, élégance contre goût, et ce serait y déroger que d’en écrire. – Mon cher ami

           Je voudrais parler avec vous

           Tendreté du veau sous la mère

           Folle seins non prémédités

           Déformant les chemises d’homme

            Ou d’autres joyeusetés d’autres

bêtises qui vous divertiraient, voire de cette force peu commune et très commune qui vous met à part encore plus aujourd’hui qu’elle enfonce en moi l’hameçon de ce voussoiement imposé. – C’est très pénible, a dit le patron apprenant la nouvelle. Eh oui, votre dédain nous manque.

 

 

Pierre Alferi – Sentimentale journée – P.O.L




Poète noir



Poète noir, un sein de pucelle

te hante,

poète aigri, la vie bout

et la ville brûle,

et le ciel se résorbe en pluie,

ta plume gratte au coeur de la vie.

Forêt, forêt, des yeux fourmillent

sur les pignons multipliés ;

cheveux d’orage, les poètes

enfourchent des chevaux, des chiens.

Les yeux ragent, les langues tournent

le ciel afflue dans les narines

comme un lait nourricier et bleu ;

je suis suspendu à vos bouches

femmes, coeurs de vinaigre durs.


Antonin Artaud, l'ombilic des limbes, 1925




Jacques Prévert (texte en transprose)



Heureux comme la truite remontant le torrent   heureux le cœur du monde sur son jet d'eau de sang heureux le limonaire hurlant dans la poussière de sa voix de citron un refrain populaire sans rime ni raison   heureux les amoureux sur les montagnes russes    heureuse la fille rousse sur son cheval blanc   heureux le garçon brun qui l'attend en souriant   heureux cet homme en deuil debout dans sa nacelle heureuse la grosse dame avec son cerf-volant   heureux le vieil idiot

qui fracasse la vaisselle   heureux dans son carrosse un tout petit enfant   malheureux les conscrits devant le stand de tir visant le cœur du monde visant leur propre cœur visant le cœur du monde en éclatant de rire.


J.Prévert - Paroles - Folio















GAMINERIES

Paul Verlaine - Recueil "Poèmes érotiques" - Rive Gauche Productions - Transprose






Depuis que ce m’est plus commode de baiser en gamin, j’adore cette manière et l’aime encore plus quand j’applique la méthode qui consiste à mettre mes mains bien fort sur ton bon gros cul frais, chatouille un peu conçue exprès. Pour mieux entrer dans tes chemins. 


Alors ma queue en ribote de ce con, qui, de fait, la baise, et de ce ventre qui lui pèse d’un poids salop - et ça clapote, et les tétons de déborder de la chemise lentement et de danser indolemment, et mes yeux 

comme de bander, tandis que les tiens, d’une vache, tels ceux-là de Junons antiques, leur fichent des regards obliques, profonds comme des coups de hache, si que je suis magnétisé et que mon cabochon d’en bas, non toutefois sans quels combats ? Se rend tout à fait médusé.


Et je jouis et je décharge dans ce vrai cauchemard de viande à la fois friande et gourmande et tour à tour étroite et large, et qui remonte et redescend et rebondit sur mes roustons en sauts où mon vit à tâtons

pris d’un vertige incandescent parmi des foutres et des mouilles meurt, puis revit, puis meurt encore par tout ce foutre, et que de mouille ! 


Cependant que mes doigts, non sans te faire un tas de postillons, légers comme des papillons mais profondément caressants et que mes paumes de tes fesses froides modérément tout juste remontent lento vers le buste tiède sous leurs chaudes caresses.





Complainte du temps et de sa commère l’espace

Jules LAFORGUE. Recueil : "Les Complaintes ». Transprose.



Je tends mes poignets universels dont aucun n’est le droit ou le gauche, et l’espace, dans un va-et-vient giratoire, y détrame les toiles d’azur pleines de cocons à fœtus d’Étoiles. Et nous nous blasons tant, je ne sais où, les deux indissolubles nuits aux orgues vaniteux de nos pores 

à soleils, où toute cellule chante: moi ! Moi ! Puis s’éparpille, ridicule !


Elle est l’infini sans fin, je deviens le temps infaillible. C’est pourquoi nous nous perdons tant. Où sommes-nous ? Pourquoi ? Pour que Dieu s’accomplisse ? Mais l’éternité n’y a pas suffi ! Calice inconscient, où tout coeur crevé se résout, extrais-nous donc alors de ce néant trop tout !

Que tu fisses de nous seulement une flamme, un vrai sanglot mortel, la moindre goutte d’âme !


Mais nous bâillons de toute la force de nos touts, sûrs de la surdité des humains échos. Que ne suis-je indivisible ! Et toi, douce espace, où sont les steppes de tes seins, que j’ y rêvasse ? Quand t’ai-je fécondée à jamais ? Oh ! Ce dut être un spasme intéressant ! Mais quel fut mon but ?

Je t’ai, tu m’as. Mais où ? Partout, toujours. Extase sur laquelle, quand on est le temps, on se blase.


Or, voilà des spleens infinis que je suis en voyage vers ta bouche, et pas plus à présent que toujours, je ne sens la fleur triomphatrice qui flotte, m’as-tu dit, au seuil de ta matrice. Abstraites amours ! Quel infini mitoyen tourne entre nos deux touts ? Sommes-nous deux ? ou bien

(tais-toi si tu ne peux me prouver à outrance, illico, le fondement de la connaissance,


et, par ce chant: Pensée, Objet, Identité ! souffler le doute, songe d’un siècle d’été) suis-je à jamais un solitaire Hermaphrodite, comme le ver solitaire, ô ma sulamite ? Ma complainte n’a pas eu de commencement, que je sache, et n’aura nulle fin ; autrement, je serais l’anachronisme absolu. Pullule donc, azur possédé du mètre et du pendule !


Ô Source du Possible, alimente à jamais des pollens des soleils d’exil, et de l’engrais des chaotiques hécatombes, l’automate universel où pas une loi ne se hâte. Nuls à tout, sauf aux rares mystiques éclairs des élus, nous restons les deux miroirs d’éther réfléchissant, jusqu’à la mort de ces Mystères, leurs Nuits que l’amour jonche de fleurs éphémères.




Il n'y a pas d'amour heureux


Rien n'est jamais acquis à l'homme. Ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur. Et quand il croit ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix et quand il croit serrer son bonheur il le broie. Sa vie est un étrange et douloureux divorce. Il n'y a pas d'amour heureux.


Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes qu'on avait habillés pour un autre destin. A quoi peut leur servir de ce lever matin eux qu'on retrouve au soir désarmés incertains. Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes. Il n'y a pas d'amour heureux.


Mon bel amour mon cher amour ma déchirure je te porte dans moi comme un oiseau blessé et ceux-là sans savoir nous regardent passer répétant après moi les mots que j'ai tressés et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent. Il n'y a pas d'amour heureux.


Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard. Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson. Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson. Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare. Il n'y a pas d'amour heureux.


Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur. Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri. Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri et pas plus que de toi l'amour de la patrie. Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs. Il n'y a pas d'amour heureux. Mais c'est notre amour à tous deux.


Louis Aragon



Les Passantes


Je veux dédier ce poème  à toutes les femmes qu'on aime  pendant quelques instants secrets

À celles qu'on connaît à peine  qu'un destin différent entraîne  et qu'on ne retrouve jamais

À celle qu'on voit apparaître  une seconde à sa fenêtre  et qui, preste, s'évanouit

Mais dont la svelte silhouette  est si gracieuse et fluette  qu'on en demeure épanoui

À la compagne de voyage  dont les yeux, charmant paysage  font paraître court le chemin

Qu'on est seul, peut-être, à comprendre  et qu'on laisse pourtant descendre  sans avoir effleuré la main

À celles qui sont déjà prises  et qui, vivant des heures grises  près d'un être trop différent

Vous ont, inutile folie laissé voir la mélancolie  d'un avenir désespérant


Chères images aperçues  espérances d'un jour déçues  vous serez dans l'oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne  il est rare qu'on se souvienne  des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie  on songe avec un peu d’envie  à tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu'on n'osa pas prendre  aux cœurs qui doivent vous attendre  aux yeux qu'on n'a jamais revus


Alors, aux soirs de lassitude  tout en peuplant sa solitude  des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes  de toutes ces belles passantes  que l'on n'a pas su retenir


Georges Brassens


***


Si je n'étais pas 

              poète

j'aurais été 

           compteur d'étoiles.

Au milieu du bruit de la rue

et du mouvement des voitures

je circule

         et note des vers

sur mon petit carnet.

Les autos

         filent 

              dans les rues

sans me renverser.

Elles comprennent,

                 les futées,

que c'est quelqu'un 

                  en extase.

Rempli de visions

                et d'idées

jusqu'au toit.


Maïakovski, 1929

Extrait de Lettre de Paris au camarade Kostrov sur l'essence de l'amour, traduction Claude Frioux




Derviches

(extrait)


Venez nos seigneurs   emportez-nous vers cette terre   où la danse   

si elle ne nourrit pas son homme   le transfigure   lui donne la grâce

des êtres   libérés des besoins immédiats   le rend beau de l’intérieur   troublant de l’extérieur   ressemblant étrangement   à la terre   que voilà   que voici   gagnée sur le chaos   d’un seul geste   sculptée dans le tourbillon   toujours disponible   sachant partager le peu du rare   noblesse des humble oblige

 

Abdellatif Laâbi – L’arbre à poèmes – anthologie personnelle – p 159 - Poésie Gallimard 



Viande 

(Extrait)



Un homme :


Enfants, ne vous laissez pas faire, 

on se fout de nous !

Qui m’a par exemple 

jeté le cerveau dans le creux de la poitrine ?

Comment respirer avec cela ?

La petite circulation du sang devrait peut-être passer par là ?

J’veux bien c’qu’on veut! Mais y-a des limites !


Un autre :


Et moi alors ? Comment suis-je venu ici ?

Tout frais sorti de l’oeuf et sur mon trente et un - 

et maintenant ?



Gottfried Benn - Poèmes - Ed Gallimard



Noir comme la mer


Tout ce que je ne puis te dire à cause de tant de murs, tout cela qui s’accumule autour de nous dans la nuit, il faudra bien que tu l’entendes lorsqu’il ne restera de moi que moi-même à tes yeux caché. Tout ce que je ne puis te dire et que tu repousses dans l’ombre à force de trop désirer, cet amour noir comme la mer où venaient mourir les étoiles et ce sillage de lumière que je suivais sur ton visage, tout ce qu’autrefois nous taisions mais qui criait dans le silence, tout ce que je n’ai pu te dire le sauras-tu sur l’autre bord quand nous dormirons bouche à bouche dans l’éternité sans paroles ?


Louis Guillaume

(texte transposé en prose)




REJEAN DUCHARME


Un ciel, qui ne voulait pas être pris pour un ciel de lit par les autres ciels leur dit:

- Je suis un ciel, je ne suis pas un ciel de lit.


Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme.


Réjean Ducharme, Le nez qui voque


RAYMOND CARVER


Réveillé ce matin avec

une envie terrible de rester au lit toute la journée

et de lire. M’y suis opposé quelques minutes.

Ai regardé la pluie à travers la fenêtre.

Et lâché prise. Me mettant entièrement

à l’abri de ce matin pluvieux.

Serais-je prêt à revivre ma vie ?

Avec les mêmes erreurs impardonnables ?

Oui, si c’était seulement possible. Oui.



GREGORY CORSO


"Mariage"


Ô qu’est-ce que ça serait ?

C’est sûr je lui donnerais pour tétine un Tacite en caoutchouc

En guise de hochet un sac de disques de Bach cassés

Clouerais du Della Francesca tout autour de son berceau

Broderais l’alphabet grec sur son biberon

Et lui bâtirais un Parthénon sans toit pour tout parc

Non, j’en doute, je ne serais pas ce genre de père

ni campagne ni neige ni fenêtre paisible

mais New York chaude puante exiguë

au septième étage, cafards et rats dans les murs

une grosse épouse reichienne épluchant les patates et braillant

Trouve un boulot !

Et cinq mioches morveux amoureux de Batman

Et toutes les voisines édentées aux cheveux secs

telles ces foules de harpies du XVIIIe siècle

cherchant toutes à entrer pour regarder la télé


(traduction Blandine Longre, (Black Herald Press)


****


RENE CHAR


"Quatre fascinants"


              I


        LE TAUREAU


 

Il ne fait jamais nuit quand tu meurs,

Cerné de ténébres qui crient,

Soleil aux deux pointes semblables.

Fauve d’amour, vérité dans l’épée,

Couple qui se poignarde unique parmi tous.



              II


          LA TRUITE


 

Rives qui croulez en parure

Afin d’emplir tout le miroir

Gravier où balbutie la barque

Que le courant presse et retrousse,

Herbe, herbe toujours étirée,

Herbe, herbe jamais en répit,

Que devient votre créature

Dans les orages transparents

Où son cœur la précipita ?


 

              III


 


          LE SERPENT


 

Prince des contresens, exerce mon amour

A tourner son Seigneur que je hais de n’avoir

Que trouble répression ou fastueux espoir.

Revanche à tes couleurs, débonnaire serpent,

Sous le couvert du boie et en toute maison.

Par le lien qui unit la lumière à la peur,

Tu fais semblant de fuir, ô serpent marginal !

 


               IV


            L’ALOUETTE


 Extrême braise du ciel et première ardeur du jour,

Elle reste sertie dans l’aurore et chante la terre agitée,

Carillon maître de son haleine et libre de sa route.

Fascinante, on la tue en l’émerveillant.


*****


EUGENE GUILLEVIC


Je ne peux vivre

Je ne peux me supporter

Que lorsque je suis au centre.

Ne me demandez pas

Ce qu’est le centre.

De cela je ne sais rien,

Je sais seulement le retrouver

Grâce à la poésie,

Grâce à la mendicité du poème.


Alors poème et centre coïncident.


*****


GEORGES BACOVIA


 NOTES D’AUTOMNE


L’automne accorde son violon dans le jardin.

La route est déserte…

La ville regorge de greniers…

Du pain nouveau crépite le moulin.


Une feuille est tombée sur une main tendue…


La ville vide…

Lointaine cité;

Le feuillage sur le sol 

Par les fils électriques foudroyé,

Tel un signe,

Telle une tristesse de plus, dans la ville s’effondre un oiseau.


Et le soir descend… et le silence éperdu…


Et la pensée, rameur égaré, engloutie 

Dans le cours des saisons - 

Et l’affliction de ne plus pouvoir faire un vers…


Je suis le plus triste de cette ville.


       NOIR


Des fleurs carbonisées, dans un océan de noir…

Des cercueils noirs et brûlés, de plomb,

Des vêtements sombres de charbon,

Noir profond, un océan de noir;


Des étincelles tremblaient… un océan de noir;

Carbonisé, l’amour exhalait

Un parfum de plumes brûlées - il pleuvait…

Noir, un immense océan de noir…


       PÂLE


Je suis le solitaire des places désertes

Aux tristes réverbères à la lumière pâle - 

Quand le bronze résonne dans une nuit totale,

Je suis le solitaire des places désertes.


J’ai pour compagnons le rire hideux et l’ombre

Qui affolent les chiens errants dans les caniveaux;

Sous les tristes réverbères, aux pâles anneaux,

J’ai pour compagnons le rire hideux et l’ombre.


Je suis le solitaire des places désertes

Aux ombres dansantes, infusant la folie;

Pâlissant dans le silence et la paralysie - 

Je suis le solitaire des places désertes… 



Poèmes extraits de « Plomb » de Georges Bacovia (1881-1957)

Edituro Paralela 45

Traduction du roumain par Odile Serre                



NOSTALGIE



C’est l’aurore, il fait un froid automnal,

Aussi loin que voient les yeux 

Des nuages de fumée s’entortillent,

Et les vergers sont brumeux.


Des voix, si tristement, se font écho

A travers les champs sans vie - 

Et on entend là-haut, dans les vignobles,

Un coup de fouet, un cri.


Avec un cerf-volant, les enfants courent,

Tu te vois, enfant, comme eux;

Tu pleures… il fait un froid automnal…

Et les vergers sont brumeux. 



George Bacovia - traduit du roumain par Odile Serre

Editura Paralela 45


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WILLIAM ERNEST HENLEY


"Invictus"


Invictus est un court poème qui fut cité à de très nombreuses reprises dans la culture populaire anglophone - ce qui contribua à le rendre populaire. C’était le poème préféré de Nanson Mandela. Il est notamment repris dans le film Invictus de Clint Eastwood.


 

Dans les ténèbres qui m’enserrent , / Noires comme un puits où l’on se noie, / Je rends grâces à Dieu quelqu’il soit, / Pour mon âme invincible et fière. /


Dans de cruelles circonstances /Je n’ai gémi ni pleuré / Sous les coups du hasard, / Ma tête saigne mais reste droite. /


En ce lieu de colère et de pleurs, se profile l’ombre de la mort, / Et bien que les années menacent, / Je suis et resterai sans peur. /


Aussi étroit soit le chemin, / Nombreux les châtiments infâmes, / je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme.


 Source Wikipédia


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E. E CUMINGS


"Thanksgiving" (1956)


une monstrueuse horreur engloutit

tout ce nonmonde moi après toi

quand le dieu des pères de nos pères s’incline

devant un quoi prenant l’allure d’un soi

mais jour après nuit la démocratie

déclare un-sourire-dans-la-voix

« vous tous pauv’petits peuples qui rêvez d’être libres

faites donc confiance aux u s a »

tout à coup la hongrie se souleva

et elle lança un cri terrible

« aucune inexistence d’esclave ne me tuera

car je veux mourir libre »

 elle cria si fort que les thermopyles

l’entendirent et marathon

et tout le préhumain historique

jusqu’aux INouïes nations


« reste tranquille petite hongrie

et à ce qu’on te dit acquiesce

une bonne grosse oursse s’en est haigrie

nous craignons la monnaie d’la pièce »


 

l’oncle sam hausse ses jolies

épaules roses vous voyez comment

et il titille une libérale tétine

susurrant « suis occupé pour l’instant »


 alors pour la démocratie hourra

rendons tous grâce au diable

et enterrons la statue d’la liberté

(car elle commence à puer)


95 poèmes

Traduit par Jacques Demarcq

Éditions Points

 

*


C’qui l’a Eu c’était Rien


& rien c’est exAct

ement ce que n’importe

quel Vivant( ou quel

qu’un de Mort

tel

qu’un Poète même pourrait

exprimer ce que

je Veux dire est

c’qui l’a fichu en l’air n’Était pas

(par exemple) de Savoir toute

Sa ( oui sacré

bondieu de) vie être un Bide ou même

de

Sentir combien

Toute chose( rêvée

& attendue &

implorée pendant des

mois & semaines & jours & années

& nuits &

à jamais )est Moins Que

Rien( ce qui aurait déjà été

Quelque chose )c’qui l’a eu c’était rien



95 poèmes

Trad. Jacques Demarcq

Éditions Points


*****

ZBIGNIEW HERBERT


ZBIGNIEW HERBERT (1924-1998), poète polonais, à l'ironie douce, un timbre de voix parfois douloureux, acéré, saisissant le plus proche, l'extérieur familier, rendu à l'étrangeté de sa présence, et l'intérieur, mémoire des lieux, des êtres, mémoire des mythes, de l'histoire.


"Monsieur Cogito songe au retour dans sa ville natale"

(extrait de Monsieur Cogito, œuvres poétiques complètes II)


"Si je retournais là-bas

je ne retrouverais sûrement pas

ni l'ombre de ma maison

ni les arbres de mon enfance

ni la croix avec une plaque en fer

le banc où je murmurais des incantations

les châtaignes et le sang

ni aucune autre chose qui soit nôtre


tout ce qui a subsisté

c'est une dalle de pierre

avec un cercle de craie

je suis au milieu

à cloche-pied

un instant avant de sauter


je ne peux pas grandir

bien que les années passent

et que grondent dans les hauteurs

les planètes et les guerres


je suis au milieu

figé comme une statue

à cloche-pied

avant de sauter dans l'irrémédiable


le cercle de craie rouille

comme du sang ancien

tout autour des monticules

de cendres

m'arrivent aux épaules

à la bouche"


*


"Trois poèmes de mémoire, III."

(extrait de Corde de lumière, œuvres poétiques complètes I)


"les femmes de notre rue

étaient gentilles et ordinaires

elles apportaient patiemment des marchés

des bouquets nourrissants de légumes


les enfants de notre rue

fléau des chats


les pigeons -

gris doux


dans le parc il y avait une statue du Poète

les enfants poussaient des cerceaux

et des cris de couleur

les oiseaux perchaient sur ses épaules

lisaient son silence


les soirs d'été les épouses

attendaient patiemment les lèvres

sentant le tabac familier


les femmes ne pouvaient dire

aux enfants s'il reviendrait


quand la ville s'embrasa

elles éteignaient le feu de leurs mains

plaquées sur les yeux


les enfants de notre rue

eurent une mort très pénible


les pigeons tombaient avec légèreté

comme l'air transpercé


maintenant la bouche du Poète

est un horizon vide

les oiseaux les enfants et les épouses ne peuvent loger

dans les coquilles funèbres de la ville

dans le duvet froid des cendres


la ville au bord du fleuve

lisse comme la mémoire d'un miroir

se reflète dans l'eau par le fond


et file haut vers une étoile

où l'odeur de l'incendie est lointaine

comme une page de l'Iliade"


*


"La guêpe"

(extrait de Hermès, le chien et l'étoile, œuvres poétiques complètes I)


"Quand d'un seul mouvement on moissonna de la table la nappe fleurie, le miel et les fruits, elle s'envola précipitamment. Prise dans la fumée étouffante du rideau, elle bourdonna longtemps. Elle atteignit enfin la fenêtre. Son corps faiblissant heurta plusieurs fois l'air froid solidifié de la vitre. Son dernier frémissement d'ailes avait la même foi intacte dans le pouvoir de l'inquiétude des corps à faire naître un vent qui nous emportera vers les mondes désirés.

Vous, qui avez attendu sous les fenêtres de l'aimée, vous, qui avez vu votre bonheur dans une vitrine - êtes vous capable de retirer l'aiguillon de cette mort ?"


*


"Le caillou"

(extrait de Étude de l'objet, œuvres poétiques complètes I)


"le caillou est une créature

parfaite


égal à lui même

protégeant ses limites


empli exactement

d'un sens de pierre


dont l'odeur ne rappelle rien

n'effraie pas ne suscite pas de désir


son ardeur et sa froideur

sont justes et pleines de dignité


je suis pétri de remords

quand je le tiens dans ma paume

et que son noble corps

est empreint d'une fausse chaleur


- Les cailloux ne se laissent pas apprivoiser

ils nous regarderont jusqu'à la fin

d'un œil calme très clair"


*


"Hermès, le chien et l'étoile"


"Hermès va de par le monde. Il rencontre un chien.

- Je suis un dieu, dit poliment Hermès.

Le chien lui renifle les jambes.

- Je me sens seul. Les hommes trahissent les dieux. Des animaux mortels et inconscients, voilà ce que nous recherchons. Le soir après une journée de vagabondage nous nous assiérons sous le chêne. Je te dirai alors que je me sens vieux et que je veux mourir. Ce sera un mensonge nécessaire, pour que tu me lèches les mains.

- Bien sûr, réponds le chien négligemment, je te lècherai les mains. Elles sont froides et ont une drôle d'odeur.

Ils vont et vont. Ils rencontrent une étoile.

- Je suis Hermès, dit le dieu, et il montra l'un de ses plus beaux visages. Tu ne veux pas venir avec nous au bout du monde ? Je ferai en sorte que ce soit effrayant là-bas

et que tu sois obligée d'appuyer ta tête contre mon épaule.

- D'accord, dit l'étoile d'une voix cristalline. Peu m'importe où je vais. Mais le bout du monde c'est de la naïveté. Le bout du monde cela n'existe pas, malheureusement.

Ils vont et vont. Le chien, Hermès et l'étoile. Ils se tiennent par la main. Hermès se dit que s'il partait en quête d'amis une deuxième fois, il ne serait pas si sincère."


FEDERICO GARCIA LLORCA


"Lune de fête"


La lune

on ne la voit dans les fêtes.

Il y a trop de lunes

sur la pelouse !

Tout veut jouer à être lune.

La même fête

C’est une lune blessée

qui est tombée sur la ville.

Des lunes microscopiques

dansent sur les vitres

Et certaines restent

Sur les gros nuages

De la fanfare.

La lune de l’azur

on ne la voit pas dans les fêtes

Elle se voile et soupire :

 » J’ai mal aux yeux ! »


Federico Garcia Lorca, Poemas de la Feria

Traduction de Winston Perez


*****


P.P PASOLINI


Je suis une force du Passé

Tout mon amour va à la tradition

Je viens des ruines, des églises,

des retables d’autel, des villages

oubliés des Apennins et des Préalpes

où mes frères ont vécu.

J’erre sur la Tuscolana comme un fou,

sur l’Appia comme un chien sans maître.

Ou je regarde les crépuscules, les matins

sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,

comme les premiers actes de la Posthistoire,

auxquels j’assiste par privilège d’état civil,

du bord extrême de quelque époque

ensevelie. Il est monstrueux celui

qui est né des entrailles d’une femme morte.

Et moi je rôde, fœtus adulte,

plus moderne que n’importe quel moderne

pour chercher des frères qui ne sont plus.


P. P. Pasolini, traduit de l’italien par Olivier Favier.

Extrait de Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.


   *****


ANGELE VANNIER

 

"J’adhère"

  

J'adhère au chant du berger solitaire qui use du bois de son propre corps pour alimenter le feu créateur


J'adhère au voyou à l'œil louche qui jette son mégot contre une meule de paille pour griller l'antre du métayer


J'adhère à la jeune fille qui se noie dans les eaux inférieures pour un simple chagrin d'amour



J'adhère à la chute des eaux supérieures qui lavent notre crasse et faitsées


J'adhère aux crucifiés de tous les siècles pour cause de guerre de religion


J'adhère aux filles de joie qui se promènent dans les chansons à boire assassinées par les rouliers dans les soupentes


J'adhère au feu à l'eau quelles que soient leurs sources et leurs embouchures


J'adhère à l'élément trouvé pour faire la soudure dans les mines de la nature.


  

Angèle Vannier


Avec la permission de Dieu – Ed. Seghers


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 RENE CHAR 


"L’une et l’autre"


Qu’as-tu à te balancer sans fin, rosier, par longue pluie, avec ta double rose ?

Comme deux guêpes mûres elles restent sans vol.

Je les vois de mon coeur car mes yeux sont fermés.

Mon amour au-dessus des fleurs n’a laissé que vent et nuages.


 Commune Présence – Poésie Gallimard


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WILLIAM BLAKE


…« Chaque grain de Sable,

Chaque Pierre du Rivage,

Chaque roc & colline,

Chaque source & ruisseau,

Chaque herbe & chaque arbre,

Mont, colline, terre & mer,

Nuée ; Météore & Étoile,

Est un Homme vu de Loin. »

 

William Blake, dans la lettre à Thomas Butts du 2 octobre 1800.


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HUGH MAC DIARMID


"La mort et la fermière"


Abandonne-moi à l'aigle

Abandonne-moi au harle

Mais aie pitié de moi pour toutes les poules

dont j'ai tordu le cou.


Abandonne-moi au soleil blanc

Abandonne-moi à la lune

Mais aie pitié de mes deux yeux

qui ont fait leur boulot de voir


("Annales des cinq sens & autres poèmes", traduction Patrick Reumaux, ed. Sous le Sceau du Tabellion, 2021)


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VLADA UROSEVIC


Qui plante une pluie acide récoltera une boue amère

Qui coupe des arbres fruitiers mangera de vieux souliers

Qui prie la déesse-automobile

nagera au paradis dans des lacs de pétrole

Qui brûle les livres

vivra dans des forêts de cendre

Qui nourrit les pommiers de pesticides

sera rongé d’insectes métalliques

Qui ne croit point au besoin d’air

voyage avec des valises pleines de brume

Qui écrit des poèmes

apprend aux volcans à cultiver des fleurs


Une autre ville, Le Temps des Cerises ,2015


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RAYMOND CARVER

 

Avant tout romancier et auteur de nouvelles, Raymond Carver est né le 25 mai 1938 à Clatskanie (Oregon) et est mort le 2 août 1988 à Port Angeles (Washington). En Californie, où il fait ses études à l’université de Chico puis de Humboldt, il suit des cours de création littéraire avec le romancier John Gardner. Il publie à trente ans son premier recueil de poèmes, Near Klamath (1968). Ses principaux recueils de nouvelles, publiés à partir de la fin des années 1970, sont Tais-toi, je t’en prie (1976), Les Vitamines du bonheur (1983), Les Trois Roses jaune (1988). Raymond Carver est notamment publié en France aux éditions de l’Olivier.


"Le poème que je n’ai pas écrit"

 

Voilà le poème que j’allais écrire

un peu plus tôt, mais que je n‘ai pas écrit

parce que je t’ai entendue remuer.

J’étais en train de repenser

à ce premier matin à Zurich.

Quand on s’était réveillés avant le lever du soleil.

Désorientés l’espace d’une minute. Mais sortant

sur le balcon qui dominait

La rivière, et la partie ancienne de la ville.

Et nous contentant d’y rester, sans un mot.

Nus. Considérant le ciel qui s’éclairait.

Débordant de joie et de bonheur. Comme si

On nous avait mis là

à cet instant même.


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FERNANDO RENDON


Poème traduit par Stéphane Chaumet et publié dans La Question radiante (anthologie poétique -1982 – 2005), Le Temps des Cerises éditeur, 2007 (Titre original : La Cuestión radiante, 2006).

Fernandó Rendon est né en 1951 à Medellín, Colombie. Il a publié, depuis 1986, Contrehistoire (1986), Sous d’autres soleils (1989), Chanson dans les champs de Mars (1992), Les Motifs du saumon (1998), La Question radiante (2006). Il est également éditeur et journaliste. Il a fondé la revue Prometeo en 1982 et est l’initiateur, en 1991, du Festival International de poésie de Medellín. Il est coordinateur du Mouvement Mondial des Poètes (WPM). 


"Histoire"


J’ai décrit le soleil à un aveugle. Et il m’a parlé de sa terre inconnue.

J’ai vu un potier obscur modeler et briser à sa guise la masse obéissante.

Je m’occupe impatient à disloquer la cohérence tortueuse des jours.

Et je ne resterai pas dans votre carnage (vos guides, qu’est-ce qui les guide ?) Je n’aime pas votre mer de sang qui veut l’éternité.

Pour les sourds je chante : savoir partir, là réside le secret de l’impulsion.


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VLADIMIR MAIKOVSKI


Il est allé chez le coiffeur, a dit - calmement:

"Veuillez me brosser les oreilles."

Le coiffeur élégant est immédiatement devenu conifère

le visage allongé comme une poire.

"Fou!

Roux! " -

les mots ont sauté.

Les jurons passèrent de grincement à grincement.

Et do-o-o-o-lgo

La tête de quelqu'un a gloussé

Sortir de la foule comme un vieux radis


traduction Gilles&John



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BERNARD NOEL


La terre s'affaisse dans mon corps. Je suis la terre et l'affaissement de la terre. L'œsophage est le centre immobile de ce glissement. Il n'y a plus ni squelette ni nerfs. Je vois sans voir. La souffrance gîte dans les lézardes qui traversent ce lent éboulement, mais elle ne fait pas mal.


*****

RACHIDA MADANI



Le soleil était à portée de main

du temps où j'avais un ciel

mais je marchais à l'ombre

et mon enfance avait la fraicheur

d'une vitre cassée

harponnant des après-midi de peste

depuis je demeure

poète des mauvais jours

et mauvais poète


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SARAH KANE


Scène 1


Hippolyte, assis dans une chambre plongée dans la pénombre regarde la télévision. Il est vautré sur un canapé au milieu de jouets électroniques coûteux, de paquets vides de chips et de bonbons, et de chaussettes et sous-vêtements sales éparpillés ça et là. Il mange un hamburger, les yeux rivés sur la lumière frémissante d’un film hollywoodien. Il renifle. Il sent venir un éternuement et se frotte le nez pour le prévenir. L’irritation persiste. Il promène son regard autour de la chambre et ramasse une chaussette. Il inspecte la chaussette avec soin puis se mouche dedans. Il balance la chaussette par terre et continue à manger son hamburger. Le film devient particulièrement violent. Hippolyte regarde, impassible. Il ramasse une autre chaussette l’inspecte et la rejette. Il en ramasse une autre, l’inspecte et décrète que c’est la bonne. Il enfile son pénis dans la chaussette et se masturbe jusqu’à ce qu’il éjacule sans le moindre frémissement de plaisir. Il retire la chaussette et la balance par terre. Il entame un nouvel hamburger.


Sarah Kane - Amour de Phèdre , extrait - Éditions l’Arche


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LINDA MARIA BAROS



Chaque soir, je descends dans la rue

et la rue s’enroule autour de moi

comme le bandage sur la plaie.


Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles

me lèchent la main.

Par-dessous les ponts,

coule la chair de mes ennemis,

en grands quartiers, bleuâtres.


C’est ainsi que je marche à travers la ville,

comme un dieu paresseux et cruel.

Les rues s’enroulent, poisseuses,

l’une après l’autre, autour de moi,

et cet enroulement, c’est la ville même,

sous les hardes militaires du matin.


Toujours plus mince, toujours plus lucide.

C’est ainsi que je marche à travers la ville.

Comme un doigt qui tourne dans la plaie,

qui l’élargit.


Linda-Maria Baros, "la nageuse désossée", Castor Astral

 

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CEDRIC DEMANGEOT


1


La révolte / est-ce qui n’a pas lieu / - est de qui est à perdre / et ce qui est perdu – / comme un long silence en feu / comme l’enfance et l’amour à mort.


13

 

La révolte / est cette offrande / et l’instant de ce rapt.



Cédric Demangeot

&Ferrailleurs - Éditions Grèges


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SAMUEL BECKETT


" Là-bas"


 

là bas / surprenant / pour un être  / si petit / jolis narcisses / armée de mars / alors en marche / puis là / puis là / puis de là / narcisses encore / mars alors  / en marche encore / surprenant / encore / pour un être / si petit



Samuel Beckett

Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, traduit de l’anglais par Edith Fournier - Les éditions de Minuit


*


Petit vide grande lumière cube tout blancheur faces sans trace aucun souvenir. Infini sans relief petit corps seul debout même gris partout terre ciel corps ruines. Ruines répandues confondues avec le sable gris cendre vrai refuge. Cube vrai refuge enfin quatre pans sans bruit à la renverse. Jamais ne fut que cet inchangeant rêve l’heure qui passe. Jamais ne fut qu’air gris sans temps chimère lumière qui passe.


Samuel Beckett 

Têtes mortes 

Les Éditions de Minuit 


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 ILARIE VORONCA


"Ulysse dans la cité"


 

Tu rôdes autour de toi comme autour d’une maison / dont tu aurais oublié le numéro/ Tu sonnes tu cries tu appelles le propriétaire tu lui demandes si c’est toi qui habites en toi


 Ilarie Voronca

Ulysse dans la cité (extrait), traduction du roumain par Roger Vaillland , Éditions Non Lieu



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GIUSEPPE UNGARETTI


"Terre"



Il se pourrait qu’il y ait une lueur

Sur la faux, et que revienne la rumeur

Des grottes par degrés, qu'elle se perde, 

Il se pourrait que le vent rougisse

Les yeux d’un autre sel…


Il se pourrait qu’au large tu entendes

La carène sombrée se disloquer,

Un goéland acharné à becqueter 

Sa proie échappée, le miroir…


Tu as montré tes mains comblées

Du blé des nuits et des jours,

Tu as vu les dauphins peints 

Aux murs secrets, immatériels

Des anciens tyrrhéniens 

Puis qui volaient vivants derrière les navires,

Terre, tu es aussi les cendres

D’infatigables découvreurs. 


Avec prudence il se pourrait

Qu’un soudain bruissement réveille

Dans les oliviers des papillons somnolents,

Tu resterais ces hautes veilles des défunts,

Ces intrusions insomnieuses des absents,

Cette force des cendres : ombres

Dans l’oscillation brève des argents.


Que le vent continue à retentir,

Que son fracas des palmiers aux sapins

Désole pour toujours,

Le silence emporte le cri des morts.



Giuseppe Ungaretti 

Vie d’un homme

Trad. Gilles&John


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GASTON MIRON


L'oeuvre poétique d'une vie, réunie en un recueil qui, à partir de la moitié du livre, devient d'une intense splendeur . 



NATURE VIVANTE


Le vent rend l'âme dans un amas d'ombres 

les étoiles bourdonnent dans leur feu d'abeilles 

et l'air est doux d'un passage d'écureuil 

tu déjoues le monde qui assiège nos lieux secrets

tu es belle et belle comme des ruses de renard 


Par le vieux silence animal de la plaine 

lorsque fraîche et buvant les rosées d'envol 

comme un ciel défaillant tu viens t'allonger 

mes paumés te portent comme la mer

en un tourbillon du cœur dans le corps entier


Gaston Miron

L'homme rapaillé 

Poésie Gallimard 


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RACHIDA MADANI


Rachida Madani est née en 1951 au Maroc. Elle est une grande militante politique et résiste par "ses mots". Elle a publié plusieurs recueils de poésie, dont « Blessures au vent », » Ce qui aurait pu demeurer silence » et « contes d'une tête tranchée » dont est tiré ce poème.

Elle s'est barricadée car elle sait combien le désert est traître.


Elle en fait un sablier et fixe son cou à la chute du dernier grain de cristal.

En attendant elle place une mine dans chaque poème qu'elle lance sans savoir quel front il ira ruiner avant que dans sa bouche la parole lui soit reprise.


Rachida Madani, poème X, Les Editions Al-Forkane


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ALLEN GINSBERG


Le poème Psaume III est extrait de Howl and other poems d’Allen Ginsberg. C’est dans ce même recueil que se trouve un long texte, sans doute le plus enthousiasmant d’Allan Ginsberg, America, sans doute aussi un des textes les plus beaux de la littérature.


PSAUME III


    A Dieu : pour illuminer tous les hommes. Commençant par Skid Road.

    Que l’Occidental et Washington soient transformés en un plus haut lieu, la plaza de l’éternité.

    Illuminez les soudeurs dans les chantiers navals du brillant de leurs torches.

    Que le conducteur de grue lève ses bras de joie.

    Que les ascenceurs grincent et parlent, ascendant et descendant dans le respect.

    Que la miséricorde du chemin de la fleur fasse signe à l’œil. 

    Que la fleur droite annonce son but dans la droiture – chercher la lumière.

    Que la fleur tordue annonce son but dans la difformité – chercher la lumière.

    Que la difformité et la droiture annoncent la lumière.

    Que Puget Sound soit un éclat de lumière.

    Je me nourris de votre Nom comme un cafard d’une miette – ce cafard est sacré.

Seattle 1956


Allen Ginsberg 

Howl – Traduction de l’américain par Robert Cordier et Jean-Jacques Lebel – Christian Bourgeois éditeur

      

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JIM HARRISON


        A sept ans dans les bois


Suis-je aussi vieux que je le suis?

Peut-être pas. Le temps est un mystère

qui peut nous renverser les quatre fers en l'air.

Hier, j'avais sept ans dans les bois,

un bandage sur l'oeil aveugle,

un sac de couchage fabriqué par ma mère

pour que je puisse dormir en forêt

loin des gens. Une couleuvre a glissé

sans me remarquer. Une mésange 

s'est posée sur mon orteil nu, si légère

que je n'y ai pas cru. La nuit 

avait été longue, la cime des arbres

piquetée d'un millier d'étoiles. Qui

étais-je, borgne sur le sol de la forêt,,

qui étais-je à sept ans? Soixante-huit ans

plus tard je peux toujours habiter le corps

de ce garçon sans penser au temps écoulé depuis.

Le fardeau de la vie, c'est d'avoir maints âges

sans voir la fin des temps.


Jim Harrison, La position du mort flottant, éditions Héros-Limite


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YVES BONNEFOY


UNE PIERRE


   Nous nous étions fait don de l’innocence,

Elle a brûlé longtemps de rien que nos deux corps,

Et nos pas allaient nus dans l’herbe sans mémoire,

   Nous étions l’illusion qu’on nomme souvenir.


   Le feu naissant de soi, pourquoi vouloir

    En rassembler les cendres désunies.

Au jour dit nous avons rendu ce que nous fûmes

    À la flamme plus vaste du ciel du soir.


Yves Bonnefoy - Les planches courbes - Poésie/Gallimard


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THIERRY METZ


18 juin - L'absence va durer. Sortir la terre est la première chose. L'évacuer. Mes gestes n'en désignent pas plus. Ne désignent que la terre. Et plus haut l'habitable. Ce qu'indique le manoeuvre est inscrit dans ce qu'il montre. Besognes, dit-on. Sale boulot. Sans doute mais ici, dans l'à-peu-près, nous avons plus à faire avec les outils qu'on nous donne qu'avec les mots qu'on nous impose"


Thierry Metz, Journal d'un manoeuvre, Folio

"L'homme qui penche se penche pour écrire, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui. Il y a les bruits, que fait quelqu'un dans mon oreille. Et quelque chose qu'on a laissé tomber."


Thierry Metz, L'homme qui penche, Editions Unes


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WILLIAM CARLOS WILLIAMS


" Il est risqué de garder tel quel ce qui est mal écrit. Un mot jeté au hasard sur le papier peut détruire l'univers. Fais attention et corrige ton texte tant qu'il t'appartient encore, me dis-je souvent, car tout ce que tu as écrit, une fois que tu l'auras livré, creusera son chemin dans des milliers d'esprits, le bon grain noircira, au risque de ronger, d'embraser, de raser toutes les bibliothèques.


Une seule solution : écris sans t'en soucier - seul ce qui est nouveau survivra."


William Carlos Williams, Paterson, livre III, ed José Corti


*


COCKTAIL PARTIE


Une jeune femme contre le ventre de laquelle jamais ne me suis endormi contrairement à d’autres. 

Aujourd’hui rencontrée lors d’un cocktail. Nullement ivre sinon d’amour, dédaigneuse envers tous. 

Nos regards se croisèrent, nos yeux à l’écoute de ce qui pouvait être dit. Souffle coupé, aveugles à tout le reste.


William Carlos Williams

Asphodèle suivi de Tableaux d’après Bruegel

Trad. Alain Pailler – Éditions Points


LOUIS-RENE DES FORETS


 Vêtu d’une vareuse en toile à rayures blanches et noires dont le col pavillonne au-dessus de sa chevelure ourlée de soleil, les mollets dans la flaque où vibrent les crevettes, le sel du large lui soufflant sa poudre au visage qu’il pigmente et rosit comme un brugnon.

   Sur la déchirure du couchant, par-delà les brise-lames battues d’écume, les nuages, le glorieux feu de leur duvet.


Louis-René Des Forêts

Ostinato extrait - L'Imaginaire Gallimard


BRION GYSIN


VIII


Pour faire un poème dadaïste

Prenez un journal

Prenez des ciseaux.

Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.

Découpez l'article.

Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.

Agitez doucement.

Sortez ensuite chaque coupure l'une après l'autre.

Copiez consciencieusement dans l'ordre où elles ont quitté le sac.

Le poème vous ressemblera.

Et vous voilà un écrivain infiniment original et d'une sensibilité charmante, encore qu'incomprise du vulgaire.


Brion Gysin

Dada manifeste sur l'amour faible et l'amour amer

La vie des lettres n°4, 1921 (Wikipédia)


JEAN MALRIEU


LA VALLÉE DES MIS


Puisque nous sommes mortels,

Puisqu'en nous, déjà, cheminent

Les ombres et que le temps montant

Comme un gravier s'éboule,

Puisque s'élancent à la course

D'autres soleils,

En nous, pour publier l'instant accompli.

Avec les mots et les choses qui les portent

Dans la plus grande attention, la nudité

De l'âme quand elle s'éveille avant le jour.

Nous choisissons le témoignage.

Car nous sommes responsables.

Non de ce que nous avons fait.

Mais des promesses non tenues.

Ce n'est point de ne point avoir fait le mal.

Les mains quittes ne sont jamais pures.

Il faut les avoir noires de terre,

Saisies en leur travail, armées.

Il fallait toujours parfaire.

L'ordre du monde le demande.

C'est par les rêves tenus

Que se fait notre alliance.

Je n'ai pas assez aimé.

Sur le seuil avec beaucoup d'ombre dans le dos

Je n'en finis pas de regarder une rose.

C'est la dernière de l'été.

Ma mère aimait cette chanson.

Il est resté quelque chose d'elle dans l'automne

Comme «Soyez heureux» ou «Amitié d'un convive absent».

Je n'en finis pas de poser comme sur une photographie

Avec un chien à mes pieds.

On reconnaît le pied de vigne, le géranium.

L'entaille au cœur qui marque la saison

Comme autrefois lorsque nous grandissions

Ces dates et ces traits cernant nos tailles juvéniles.

Je n'en finis pas de poser pour retrouver un jour d'hiver

Ce qui fait vivre éternellement ce qui dure peu :

Le pas du voisin sur la route, le chant de l'électrophone

Qui part du cœur de l'été blessé

Et dans les marges de ce soir blanc s'approchent

Les phalènes, les champs lunaires indivis,

La paix descendue du haut des peupleraies,

Brusque présence

Qui fait taire pour un instant

Toutes les bêtes de la nuit


Jean Malrieu

La vallée des rois - PJO poche


ROBERT WALSER


SOIR 


Noir jaune devant moi dans la neige luit un chemin qui se perd sous les arbres. C’est le soir, et sourd est l’air imbibé de couleurs. Les arbres sous lesquels je marche ont des branches comme des mains d’enfants ; elles implorent sans fin, si douces que je suspends mon pas. Jardins et haies au loin brûlent dans un obscur fouillis, et le ciel embrasé voit, figé de peur, les mains d’enfants qui supplient.


Robert Walser

Au bureau - poèmes de 1909

Editions Zoé 


RICHARD BRAUTIGAN


Coucher

avec elle

est comme

coucher

avec

un balai `

de sorcière.


Ses yeux

ont

l'émotion

Du papier de verre.


Quand je l’embrasse,

c'est comme

embrasser un piège

à souris qui

vient 

de se refermer.


(Je n’arrive toujours pas

à comprendre 

pourquoi je l’aime

plus que tout.)


Richard Brautigan


Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus

Poésie Points


*


Il y a une heure de ça, dans le jardin de derrière chez moi, s’est produite la plus petite tempête de neige jamais recensée. Elle a dû faire dans les deux flocons. Moi, j’ai attendu qu’il en tombe d’autres mais ça n’a pas été plus loin. Deux flocons : voilà tout ce qu’a été ma tempête.

Ils sont tombés du ciel avec tout le poignant dérisoire d’un film de Laurel et Hardy : même qu’à y songer, ils leur ressemblaient bien. Que tout s’est passé comme si nos deux compères s’étaient transformés en flocons de neige pour jouer à la plus petite tempête de neige jamais recensée dans l’histoire du monde.

Avec leur tarte à la crème sur la gueule, mes deux flocons ont paru mettre un temps fou à tomber du ciel. Ils ont fait des efforts désespérément comiques pour tenter de garder leur dignité dans un monde qui voulait la leur enlever parce que lui, ce monde, il avait l’habitude de tempêtes beaucoup plus vastes – genre soixante centimètres par terre et plus -, et que deux flocons, y a de quoi froncer le sourcil.

Et puis ils ont fait un joli atterrissage : sur des restes de tempêtes précédentes – cet hiver, nous en avons déjà eu une douzaine. Et après ça, il y a eu un moment d’attente – dont j’ai profité pour lever les yeux au ciel, histoire de voir si ça allait continuer. Avant d’enfin comprendre que mes deux flocons, c’était côté tempête aussi complet qu’un Laurel et Hardy.

Alors je suis sorti et j’ai essayé de les retrouver : le courage qu’ils avaient mis à rester eux-mêmes en dépit de tout, j’admirais. Et tout en les cherchant, je m’inventais des manières de les installer dans le congélateur : afin qu’ils se sentent bien ; qu’on puisse leur accorder toute l’attention, toute l’admiration, qu’on puisse leur donner les accolades qu’ils mettaient tant de grâce à mériter.

Sauf que vous, vous avez déjà essayer de retrouver deux flocons dans un paysage d’hiver que la neige recouvre depuis des mois ?

Je me suis propulsé dans la direction de leur point de chute. Et voilà : moi, j’étais là, à chercher deux flocons de neige dans un univers où il y en avait des milliards. Sans parler de la crainte de leur marcher dessus : ça n’aurait pas été une bonne idée.

J’ai mis assez peu de temps avant de comprendre tout ce que ma tentative avait de désespéré. De constater que la plus petite tempête de neige jamais recensée était perdue à jamais. Qu’il n’y avait aucun moyen de la distinguer de tout le reste.

Il me plaît néanmoins de songer qu’unique en son genre, le courage de cette tempête à deux flocons survit, Dieu sait comment, dans un monde où semblable qualité n’est pas toujours appréciée.

Je suis rentré à la maison. Derrière moi, j’ai laissé Laurel et Hardy, se perdre dans la neige."


Richard Brautigan

 Tokyo-Montana Express, chez Christian Bourgeois Editeur

Traduction de Robert Pépin



PIERRE REVERDY


Sa tête s'abritait craintivement sous l'abat-jour de la lampe. Il est vert et ses yeux sont rouges. Il y a un musicien qui ne bouge pas. Il dort; ses mains coupées jouent du violon pour lui faire oublier sa misère.

Un escalier qui ne conduit nulle part grimpe autour de la maison. Il n'y a, d'ailleurs, ni portes ni fenêtres. On voit sur le toit s'agiter des ombres qui se précipitent dans le vide.

Elles tombent une à une et ne se tuent pas. Vite par l'escalier elles remontent et recommencent, éternellement charmées par le musicien qui joue toujours du violon avec ses mains qui ne l'écoutent pas.


Pierre Reverdy


NICANOR PARRA


Epitaphe


De taille moyenne,

La voix ni mince ni grosse,

Fils ainé d'un instituteur

Et d'une couturière d'arrière-boutique;

Maigre de naissance

Et pourtant dévot de la bonne table;

Les joues creuses

Et les oreilles plutôt abondantes;

Un visage carré

Où les yeux s'ouvrent à peine

Où un nez de boxeur mulâtre

Surmonte une bouche d'idole aztèque

- Tout cela est baigné

D'une lumière entre ironique et perfide -

Ni très malin ni complètement idiot

Je fus ce que je fus : un mélange

De vinaigre et d'huile de table,

Une charcutaille d'ange et de bête!


Nicanor Parra, Poèmes et antipoèmes, traduction de Bernard Pautrat, Points poésies


EUGENE GUILLEVIC


Je ne peux vivre

Je ne peux me supporter

Que lorsque je suis au centre.


Ne me demandez pas

Ce qu’est le centre.


De cela je ne sais rien,

Je sais seulement le retrouver

Grâce à la poésie,


Grâce 

À la mendicité du poème.


Alors 

Poème et centre coïncident.



Guillevic 

10-03-95

Quotidiennes

Ed. Gallimard


*


Dans la solitude

Diurne ou nocturne

Imbibée de silence,


Le bonheur enfin 

D’oser se dire : 

Je me possède.


Guillevic 

02-04-95

Quotidiennes

Ed. Gallimard


LOUIS ARAGON


LA ROSE ET LE RESEDA


Celui qui croyait au ciel

Celui qui n'y croyait pas

L'un court et l'autre a des ailes

De Bretagne ou du Jura

Et framboise ou mirabelle

Le grillon rechantera

Dites flûte ou violoncelle

Le double amour qui brûla

L'alouette et l'hirondelle

La rose et le réséda.


Louis Aragon


EZRA POUND


CHUNG, MON VIEUX


Chung, mon vieux, ‘tention ma ville, n’abats pas mes saules. Les arbres ce n’est rien mais que dira mon père, ma mère ! Sois gentil, Chung, c’est affreux. Chung, mon vieux, saute pas mon mur, n’effeuille pas mes branches de mûriers. Les branches ce n’est rien mais mes frères feront un foin ! Sois gentil, Chung, c’est affreux. Chung, mon vieux, c’est mon mur de jardin, descends pas l’arbre du bois pour ressemeler. L’arbre ce n’est rien, mais tout ce que j’entendrai ! Sois gentil, Chung, c’est affreux.


Ezra Pound (The Confucian Odes)

Traduction de Serge Fauchereau

Lecture de la poésie américaine

Les éditions de Minuit


FEDERICO GARCIA LORCA


CANCÍON DE BELISA


Amor, amor. Entre mis muslos cerrados

nada comme un pez el sol.

Agua tibia entre los juncos, amor.

¡ Gallo que se va la noche !

¡ Que no se vaya, no !


Frederico Garcia Lorca


CHANSON DE BELISA


Amour, amour. Entre mes cuisses fermées

Rien de tel qu’un poisson au soleil.

De l’eau chaude entre les roseaux, amour.

Coq qui s’en va la nuit !

Ne le laissez pas s’en aller, non !


Traduction Gilles&John


RAFAEL ALBERTI


MORIR AL SOL 


Yace el soldado. El bosque baja a llorar por él cada mañana.

Yace el soldado. Vino a preguntar por él un arroyuelo.

Morir al sol, morir, viéndolo arriba, cortado

El resplandor en los cristales rotos de una 

Ventana sola, temeroso su marco de 

Encuadrar una frente abatida, unos ojos espantados, un grito …

Morir, morir, bello morir cayendo el cuerpo en tierra, 

Como un durazno ya dulce, maduro, necesario…

Yace el soldado. Un perro solo ladra por él furiosamenta.


Rafael Alberti


MOURIR AU SOLEIL


Le soldat gît. La forêt descend pour le pleurer chaque matin.

Le soldat gît. Un ruisseau est venu le chercher.

Mourir au soleil, mourir, le voir là-haut, trouble

Éblouissement dans le cristal brisé d’une

Seule fenêtre, cadre redoutable

Encadrement d’un front abattu, des yeux effrayés, d’un cri ...

Mourir, mourir, beau mourir en tombant, corps par terre

Comme une pêche déjà douce, mûre, nécessaire...

Le soldat gît. Un chien aboie furieusement pour lui. 


Tr. Gilles&John


RAINER MARIA RILKE


                  V

   

    Balance instable de la vie 

toujours tremblante, rarement

un poids assez adroit se risque

       à interpeller vis-à-vis

 la charge toujours différente.


        En face, la balance,

      tranquille, de la mort.

      Sur les deux plateaux 

  jumeaux, charge d’espace.

     Même charge. À côté,

            sans emploi,

   les poids de l’équanimité,

         alignés, brillent.


Rainer Maria Rilke

Traduction Philippe Jacottet

d’une lyre à cinq cordes

Éditions Gallimard


YASMINA REZA


Tableau


Sous les nuages blancs, la neige tombe.

On ne voit ni les nuages blancs ni la neige.

Ni la froideur et l’éclat blanc du sol.

Un homme seul, à skis, glisse.

La neige tombe.


Yasmina Reza 

Art

Ed. Magnard


GEORGES OPPEN


28


La lumière

Des pages fermées, compactes, étroitement serrées

Dévoile un jour nouveau,


La lumière inquiétante, étroite

Précédant le lever du soleil.


George Oppen

Poésie complète

Ed. José Corti


JULIO CORTAZAR


 "Instructions pour remonter sa montre", Julio Cortazar



"Là-bas au fond il y a la mort, mais n'ayez pas peur. Tenez la montre d'une main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors s'ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers courent des régates, le temps comme un éventail s'emplit de lui-même et il en jaillit l'air, les brises de la terre, l'ombre d'une femme, le parfum du pain.


Que voulez-vous de plus ? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l'ancre, toute chose qui eût pu s'accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons pas et n'arrivons avant et ne comprenons pas que cela n'a plus d'importance."


EMILY DICKINSON


Je raisonne, Terre est courte —

Et Angoisse — Absolue —

Et maintes choses blessent —

Mais, qu’est-ce que tout cela ?

 

Je raisonne, nous pourrions mourir —

La plus grande Vitalité

Ne surpasse la Caducité,

Mais, qu’est-ce que tout cela ?

 

Je raisonne qu’au Ciel —

En quelque sorte, cela sera égal —

Quelque nouvelle Équation, donnée —

Mais, qu’est-ce que tout cela ?


***


Le cerveau – est plus spacieux que le ciel –

Car - mettez-les côte à côte –

L’un contiendra l’autre sans peine –

Et vous – de surcroit – 

 

Le Cerveau est plus profond que la mer – 

Car – tenez-les – bleu contre bleu –

L’un absorbera l’autre –

Comme les éponges – les seaux – 

 

Le cerveau a le poids exact de Dieu –

Car- pesez-les – once pour once – 

Ils diffèrent – s’ils diffèrent – 

Comme syllabe et son.


***


Je raisonne, Terre est courte —

Et Angoisse — Absolue —

Et maintes choses blessent —

Mais, qu’est-ce que tout cela ?

 

Je raisonne, nous pourrions mourir —

La plus grande Vitalité

Ne surpasse la Caducité,

Mais, qu’est-ce que tout cela ?

 

Je raisonne qu’au Ciel —

En quelque sorte, cela sera égal —

Quelque nouvelle Équation, donnée —

Mais, qu’est-ce que tout cela 


JOSEPH PONTHUS


Nos gueules sont au mieux des portraits d’Otto Dix

Nos corps des atlas de troubles musculo-squelettiques

Nos joies des petits rien

Des bouts d’insignifiance qui prennent sens et beauté dans le grand tout

Le grand rien de l’usine



Je vois un boucher hasarder sa tête derrière ce

rideau de théâtre et regarder le reste du frigo 

Nos yeux se sont rencontrés

Je lui ai souri fraternellement et j’espère bien

fort que c’est lui qui a gagné pour sa curiosité

et ce brin d’humanité

Cette petite joie



Joseph Ponthus

Extraits d’À la ligne – Feuillets d’usine

Éditions de la table ronde


WALLACE STEVENS


De l’être pur et simple


Le palmier au bout de l’esprit,

Au-delà de la dernière pensée, monte

Dans la distance de bronze,

 

Un oiseau aux plumes d’or

Chante dans le palmier, sans humaine signification,

Sans humaine émotion, un chant étranger.

 

Tu le sais alors, ce n’est pas la raison

Qui nous fait heureux ou malheureux.

L’oiseau chante. Ses plumes brillent.

 

Le palmier se dresse au bord de l’espace.

Le vent bouge lentement dans les branches.

Les plumes frangées de feu de l’oiseau oscillent.


Wallace Stevens


SYLVIA PLATH


Miroir


Je suis argenté et rigoureux. Je n’ai pas de préjugés.

Quoi que je voie, je l’engloutis immédiatement

Juste comme cela est, sans que le voile amour ou dégoût.

Je ne suis pas cruel, seulement fidèle —

L’œil d’un petit dieu, à quatre coins.

La plupart du temps je médite sur le mur opposé.

Il est rose, avec des mouchetures. Je le regarde depuis si longtemps

Que je le prends pour une partie de mon cœur. Mais il vacille.

Les visages et l’obscurité à l’infini nous séparent.

 

A présent je suis un lac. Une femme se penche sur moi,

Scrutant mon étendue pour savoir ce qu’elle-même est vraiment.

Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la lune.

Je vois son dos, et le reflète fidèlement.

Elle me récompense par des larmes et un mouvement de mains agitées.

Je suis important pour elle. Elle va et vient.

Chaque matin c’est son visage qui remplace l’obscurité.

En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme

S’élève vers elle jour après jour, comme un terrible poisson.


Sylvia Plath


GUNTER EICH


Passage d’une lettre


Des livres je n’en lirai pas un.

 Je me souviens

des troncs tressés de paille,

des tuiles pas cuites sur les étagères.

La douleur reste et les images s’en vont.

 

Ma vieillesse je veux dans le crépuscule vert

du vin la passer,

sans conversation. Les assiettes d’étain crépitent.

 

Penche-toi sur la table ! Dans l’ombre

jaunit la carte du Portugal.


Günte Eich


PAUL CELAN


RESTES D’OUÏ, RESTES DE VU, dans

le dortoir mille et un,

 

de jour en nuit

la polka des ours :

 

ils te rééduquent,

 

tu seras de nouveau

lui.



Paul Celan



ZACHARIE DE VITRE


Joan 20. v. 19-20 - Ostendit eis Manus et Latus. Aux cinq Playes de Jesus-Christ ressussité


Aziles de retraite, arceneaux de deffence,

Minières des trésors qui nous coulent des Cieux,

De l’Epouse de Dieu les joyaux precieux,

Bouches d’or qui plaidez nostre cause en silence.

 

Estoiles qui versez une heureuse influence,

Sources de nostre bien, canaux delicieux,

Trous où bornent leur vol les vrays Ambicieux,

Gages de nostre accord, seaux de nostre esperance.

 

Rubis qui broderés dedans l’Eternité

Le Vestement humain de la Divinité,

Fenestres du beau jour de la Gloire celeste.

 

Refuge des Pecheurs que l’Amour leur a fait ;

Jesus donne sa Paix, puis il vous manifeste :

C’est faire voir la Cause en ayant dit l’Effet.



Zacharie de Vitré



EMILY DICKINSON


J’entendis bourdonner une Mouche — à ma mort —

Le Silence dans la Pièce

Était pareil au Silence de l’Air —

Entre les Râles de la Tempête —

 

Les Yeux à la ronde — s’étaient taris —

Les Souffles rassemblaient leurs forces

Pour l’ultime Assaut — quand le Roi

Ferait son entrée — dans la Chambre —

 

Je léguai mes Souvenirs — d’une Signature

Cédai la part de moi

Transmissible — et c’est alors

Qu’une Mouche s’interposa —

 

Un incertain, trébuchant — Bleu Bourdonnement —

Entre la lumière — et moi —

Alors les Vitres se dérobèrent — alors

La vue me manqua pour voir —



Emily Dickinson


GOETHE


Aimable image

Quel chatoiement là-bas relie

Pour moi le ciel à la colline ?

Une brume matinale éblouit

La vue perçante de mon regard.

 

Sont-ce des tentes du vizir

Qu’il fit dresser pour ses bien-aimées ?

Sont-ce des tapis de fête

Parce qu’il s’unit à la préférée ?

Rouge et blanc, mêlés, mouchetés,

Je ne saurais voir plus belle image ;

Mais comment, Hafis, ton Chiraz parvient-il

Jusque dans les grises contrées du Nord ?

 

Oui, ce sont les coquelicots chatoyants

Qui se pressent côte à côte

Et, défiant le dieu de la guerre,

Couvrent les champs de leurs gracieuses rayures.

 

Veuille toujours ainsi l’homme sagace

Se soucier avec profit de telles parures florales

Et un rayon de soleil, comme maintenant,

Les éclairer sur mon chemin !


Johann Wolfang von Goethe



STANISLAS BARANCZAC


Oui, cela a tenu à peu de chose

A Adam Michnick

 

Oui, cela a tenu à peu de chose : j’aurais pu

tout simplement comme les autres lever le bras pour le vote

tout simplement comme les autres le laisser retomber —

pour qu’en même temps le coude lourd

s’enracine dans les tapis verts des tables des præsidiums,

et dans les cuirs couvrant les sièges où l’on s’enfonce

des limousines noires, dans les pupitres

vernis des tribunes, dans la blancheur des nappes

de banquets ;

j’aurais pu lever le bras. Mais non.

Esprit critique trop développé ? Manque de souplesse ?

A franchement parler, un simple moment de doute :

une peur panique à l’idée que peut-être je ne pourrais

plus du tout laisser retomber le bras, que

la main levée sera transpercée par des crochets

de boucherie de ce ciel que nous aimons imaginer

avec une triste ironie comme

un magasin de viandes vide, où parfois seulement

la marchandise apparaît sous la forme

de carcasses d’âmes.


Stanislas Baranczac


MARIA LUISA SPAZIANI


Un vers



Un vers est un roi qui avec la politesse

des rois arrive à l’heure aux rendez-vous.

Il n’éclôt jamais avant la conjonction

prévue depuis un temps très long.

 

Toutes les planètes, sinon, déraperaient.

 

Un vers est un dieu qui se présente, tremble

à ta fenêtre, frileux, ne souffle mot.

Et meurt parfois, d’une crainte

blanche à ne pas naître.


Maria Luisa Spaziani



PIERO BIGONGIARI


Le silence du mouvement

O mémoire, toi libre tu rappelles

l’avenir qu’a vécu mon cœur,

le ciel perdu dans les espaces sourds

tu le conduis dans le crépuscule amoureux

sur tes pas ; je t’attends : sur le blanc

parapet, dans les yeux de celle qui

se reflète en l’étale

paix de lune le temps d’un éternel

printemps mourant comme la plume.


Piero Bigongiari


WILLIAM CARLOS WILLIAMS


La rue déserte

Finie l’école. Il fait trop chaud

pour être à l’aise. Elles vont

à l’aise jupe légère dans la rue

où elles passent leur temps.

Elles ont grandi. Elles tiennent

des flammes roses dans la main droite.

En blanc de pied en cap

le regard de côté, coulissant —

en jaune, en tissus amples,

ceintures noires, bas noirs —

effleurent d’une bouche avide

un sucre rose sur un bâton —

on dirait d’un œillet à leur main —

elles montent la rue déserte, solitaire.


William Carlos Williams


ROLF DIETER BRINCKMANN


Neige

Neige : qui

pourrait penser

ce mot jusqu’au bout

là où

il se dissout

et redevient l’eau

 

qui détrempe les chemins

et reflète dans

une flaque

 

noire luisante

le ciel comme s’il

était d’acier inoxydable

 

et demeurait

inchangé bleu.



Rolf Dieter Brinckmann


ROBERT GRAVES


Ambiance


La nymphe forestière, en l’honneur de qui, uniquement,

Les oiseaux s’enjouent, ne pourvoit qu’à l’ambiance

Et jamais ne conduit le chœur : même à l’aube

Quand nous éveille leur sifflet, flûte, trille,

Étonnés que chacun puisse ainsi improviser

Sa propre partie, comme au hasard

Chacun en sa propre mesure, et pourtant éviter

Discordance ou domination, fût-il virtuose

Le volontaire d’amour ou de long souffle.

Les rares silences semblent eux-mêmes son

Plutôt que pause pour se reprendre ou méditer…

Et nul morceau n’est jamais répété.


**


Danse de mots


Il faudrait de l’éclair les émouvoir,

Ne pas devancer le rythme ; compter sur la chance,

Ou ce qu’on nomme ainsi, pour sa vive émergence

Quand l’éclair pénètre la danse.

 

Leur accorder leurs pas traditionnels, leurs postures,

Mais voir à ce qu’ils les dansent jusqu’au bout,

Jusqu’à ce que l’éclair soit seul à rendre clair

Et simple le thème comme la chorégraphie.


Robert Graves


EMILY DICKINSON


Deux — furent deux fois immortels —

Privilège de peu —

Éternité — acquise — dans le Temps —

Divinité contraire —

 

Superlatif de Paradis

Dont la qualité par nos Yeux

Ignobles est conçue —

Grâce au Relatif.


***


Plus beau de s’Abolir — le Jour

Quand dans la Ténèbre il plonge —

Son Teint, de Soleil pour moitié —

S’obstine — Obsède — Se corrompt —

 

Reprend son Éclat, comme un Ami mourant —

D’un étincelant Répit nous nargue —

Mais seulement pour aggraver la Nuit

D’un masque — parfait — d’agonie —


Émilie Dickinson


GUY LE FEVRE DE LA BODERIE


Au mesme champ où le choc fut donné

Des que le Ciel est voilé des nuits sombres

On void encor’ combatre en l’air les ombres

Des morts choquans d’un fier cours randonné.

 

Hommes, chevaux, en rang bien ordonné

Semblent en l’air se donner mains encombres

Et rallier de leurs troupes les nombres

Lors qu’elles ont le camp abandonné.

 

Qui fait cela ? ont les morts telle rage

Et telle haine empreinte en leur courage ?

Ou si ce sont des Démons curieux

 

Apparaissant auprès de ceste ville

Comme jadis près le tombeau d’Achille,

Et s’ebbatant à nous tromper les yeux ?


Guy Le Fèvre de la Boderie


BOGOMIL DJUZEL


Ah les lieux qui se souviennent de moi !

Voilà la Grande Mémoire !

Mais ils ne se souviennent pas que de moi

mais de tous ceux qui y ont mis le pied

 

Ils savent aussi mépriser l’histoire

pour l’amour de l’instant éphémère

pour la belle qui ne passera qu’une fois

avec le soleil entre les jambes


Bogomil Djuzel


LINDA ORR


Jour d’hiver, pas de lettre, cinéma

Une femme à la fenêtre étreignait

la fatigue de son corps, réclamant

ce qu’elle sentait lui appartenir

par-delà toute reconnaissance.

L’homme qu’elle avait choisi

ne pouvait pas, l’auraient-ils voulu l’un et l’autre,

répondre à sa

frénétique réconciliation

avec soi.

Debout, seul,

un arbre dans la cour

lâchait ses feuilles qui tombaient

une à une, fines-gaufrées,

citron pâle, sur le sol.

On reproduit en dialogues,

dans l’esprit, ad nauseam,

ce qu’il faut, quand tout a été dit

et fait, chasser

et laisser tel que ça n’est pas.


Linda Orr


VASQUIN FILIEUL


Ravissant fleuve, et de pierreuse veine,

Qui de ronger les rives ton nom prens,

Bien descendons par désirs differens

Ou amour moy, et toy nature meine.

 

Or va premier, et ton cours ne refreine :

Va je t’en prie, et à la mer ne rens

Si tost son droict : mais un peu te reprens

Quand tu seras vers celle part sereine :

 

Ou pourra veoir ce beau soleil luisant,

Qui reverdit ton bort gauche, et peut estre,

Que mon tarder luy est bien desplaisant.

 

Ses piedz luy baise et sa blanche main dextre,

En luy disant : baiser soit pour parolle,

L’esprit est prompt, mais la chair foible et molle.


Vasquin Filieul


ROBERTO JUARROZ


S’effacer,

s’abstenir,

sous n’importe quel climat.

 

Prendre les nuits comme des remèdes

et rester en marge, sans même le dire.

 

Dévier légèrement l’éternité

et se tenir là en suspens,

comme un insecte dans une fissure.

 

Ce n’est qu’ainsi,

abandonnant parfois temporairement la vie,

qu’on peut continuer de vivre.


Roberto Juarroz


MACEDONIO FERNANDEZ


Je croyais

N’atteint pas tout Amour puisqu’il ne peut

casser la branche de la Mort qui touche.

Mais Mort à peine peut

si en cœur d’Amour sa peur meurt.

Mais Mort à peine peut, puisqu’elle ne peut

en poitrine d’Amour entrer sa peur.

Car Mort gouverne Vie ; Amour, Mort.


Macedonio Fernandez


FRIEDRICH HOLDERLIN


L’été

Le champ à moissonner apparaît, sur les hauts reluit

Le faste des nuages clairs, pendant qu’au vaste ciel

Dans la nuit silencieuse nombre d’étoiles scintillent,

Il est vaste et grand des nuages le fourmillement.

 

Les sentiers s’en vont s’éloignant plus loin, la vie des hommes,

Elle se montre sur les mers sans se dissimuler,

Le jour du soleil se révèle pour l’essor des hommes

Une haute image, et comme l’or brille le matin.

 

De nouvelles couleurs parent l’étendue des jardins,

L’homme s’émerveille de voir menée à bien sa peine,

Ce qu’il fait avec vertu et accomplit hautement

Prend place dans la suite fastueuse du passé.


***


Le printemps

Quand dans les champs germe un nouveau ravissement

    Et que la vue à nouveau s’embellit et que

        Sur les versants des monts où les arbres verdissent,

            Des souffles d’air plus clairs, des nuages se montrent,

 

Oh ! quelle joie ressentent les hommes ! joyeux

    Le long des rives vont les solitaires, calme,

        Et délice et plaisir de la santé fleurissent,

            Le sourire amical lui aussi n’est pas loin.


Friedrich Hölderlin


GUY GOFFETTE



Collines

A quoi bon fuir l’été venu vers une mer

bien à l’ancre dans son lit

quand rester immobile au creux du chemin semble

une manière de navigation et que déjà réunir

tes doigts sous le front te sacre capitaine

quand il suffit de peu un coup de vent plus sec

gonflant ton paletot et de trouver comme autrefois

la force de siffler en baissant les paupières

pour voir sortir du port le village à tes pieds

tous ces gens sans histoire sous le linge qui vole

debout et saluant sur le pont dérisoire

ce pays qui te tient comme un regard d’ami


Guy Goffette


ANDRE FRENAUD


Les grands arbres, l’hiver

Les grands arbres dépouillés presque,

                                            somnolents, venteux,

le fourmillement y perdure, ô musique,

par rafales au travers du chemin.

Chacun est roi qui se dresse parmi les autres

pour y mêler son peuple de ramures,

                                              c’est le même,

l’énergie tremblante d’où s’éparpilleraient,

impatience, émoi d’être, mal à l’aise,

les oiseaux, le serpent, nous tous.


André Frénaud


HANS CORNELIS TEN BERGE


Tout ce qu’on exprime

           ou avale

a passé la nuit chez le sens photophobe

qui entre chien et loup

derrière les dents fausses ou fermes

           vit sa vie charnue

 

après avoir appris

à parler

il se retranche peu à peu dans sa parole

 

la bouche accorde aux mots

           une couleur trompeuse de simplicité

qui à son tour

           pour ainsi dire

façonne la poésie


Hans Cornelis ten Berge



***


Je me sers à proprement parler

de la bouche

tout en oubliant l’esclave

qui nourrit mes pensées

 

pour la vie forcée

à servir les lèvres

elle devient la maîtresse asservie

de ma bouche

 

quand je parle quand je mange

elle sent comment s’aiment

dans son bouge la mie et le mot

 

languissante elle farfouille

entre les deux —

petite cochonne, à loisir

se vautrant dans la bouillie

 

Mais aucune langue ne peut dévorer longtemps l’amour

 

quand la phrase est prête et le pain

dénudé, elle crache la motte

des mots et engloutit le reste


Hans Cornelis ten Berge


SYLVIA PLATH


Réveil en hiver


Je puis goûter au fer-blanc du ciel — au fer-blanc authentique.

L’aube hivernale est couleur de métal,

Les arbres se raidissent par endroit comme des nerfs brûlés.

Toute la nuit j’ai rêvé de destruction, d’anéantissement —

Une chaîne de gorges coupées, et toi et moi

Nous éloignant peu à peu dans la Chevrolet grise, buvant le poison

Vert des pelouses apaisées, les petites pierres tombales en planches,

Silencieuses, sur des roues de caoutchouc, en route pour la plage.

 

Comme les balcons retentissaient ! Comme le soleil allumait

Les crânes, les os dégrafés face au panorama !

Espace ! Espace ! Les draps de lit tombaient totalement en lambeaux.

Des pieds de berceaux se fondaient en de terribles attitudes, et les infirmières —

 

Chaque infirmière rapiéçait une plaie avec son âme et disparaissait.

Les invités funestes n’avaient pas été satisfaits

Des chambres, ni des sourires, ni des magnifiques gommiers,

Ni de la mer, faisant taire leurs sens pelés comme la Vieille Mère Morphée.


Sylvia Plath


PETR KRAL


Matière des fleurs


Les nuages poussent hors du cercle leur poids de nuages,

c’est l’aube, le fer retrempe rouge et glacial dans les cendres,

les dieux claquent des dents, nous naissons encore,

muets.

 

Crissement de graviers, mâchoires, sous le vert

des robes. Le vide pousse dans les branches. A l’étal du monde

l’albâtre du muscle infâme, prospère.

Allons et venons, lents rois, notre buste reluit vif dans les tournants, une vraie

planète ; enfin la foudre immobile nous pend dans les feuilles brûlées.

 

Nos mères, douce armée ; dès maintenant l’éloignement des jupes

dans la tiède agitation des fanions. Au loin, pourtant,

la moiteur moelleuse du miel est baume, lumière. Aux pleurants répondre que

     le paysage reste dur, comme l’aboiement des motos

sortant du canon increvable des forêts. La pierre des frontons, non vaincue,

maintient l’inepte sourire par-delà le crépi des clartés.


Petr Král


GENEVIEVE DESROSIERS


Nous


Nous aurons des douches neuves remplies d’alluvions et d’odeurs atroces.

Nos corps pleureront des gouttelettes de suie brune.

Tu verras comme nous serons heureux.

Tous les jours, nous encenserons nos quinze ans.

Nos fauteuils de velours râpé atteindront la cime des cieux, nous aurons même la foi.

Les devins s’arrêteront à notre porte fermée pour quérir un verre de lait.

Nos enfants ne diront jamais rien.

Les matins seront chauds, les soirs froids.

Nos yeux ne se quitteront que pour aller cueillir des pommes vertes que nous laisserons paresseusement choir dans un grand panier d’osier aux éclats ternes.

Tu verras comme nous serons heureux.

Nous donnerons des perles aux cochons, des sous aux pauvres, de l’alcool aux alcooliques, des baisers aux amoureux, de la viande aux chiens, des poissons aux oiseaux et du blé aux assassins.

Nos amis ne nous quitteront plus.

Nous mettrons nos mères et nos pères au champ d’honneur.

Les alchimistes gérontologues feront le pied de grue devant des fenêtres que nous aurons nombreuses et propres.

La musique adoucira nos mœurs terribles et dégradantes.

Nous parlerons français avec un accent salvadorien afin de se rappeler notre défunt Chico mort à la guerre comme une carpe.

Nous aurons des oiseaux de proie blottis au creux des armoires, des coqs en pâte et des poules au pot.

Nombreux seront nos ennemis.

Tu verras comme nous serons heureux.



Geneviève Desrosiers, Nombreux seront nos ennemis, L'Oie de Cravan éditions


MALCOLM LOWRY


Tellement lourd est le désespoir de Dieu

Dans la plaine aux cactus sauvages

Que je L’ai entendu qui pleurait là-bas

À me voir m’aventurer

Où le péon avait été assassiné

Tellement lourd est le désespoir de Dieu

Dans la pollution de l’air

Entre midi et la pluie

Je L’ai entendu qui pleurait là-bas

J’ai senti son angoisse

Chercher refuge déchirant dans ma tête

Tellement lourd est le désespoir de Dieu

Qu’il puisse chercher repaire

Dans un être si petit et si vain

Là-bas je L’ai entendu qui pleurait.

Tellement plus vaste que notre sort

Que les déserts de la Nouvelle-Espagne

Tellement lourd est le désespoir de Dieu

Oui je L’ai entendu qui pleurait.»


Malcolm Lowry, Poèmes du Mexique, VI, Mort d’un habitant de Oaxaca, in Dollarton (1940-1954), Le phare appelle à lui la tempête (traduction et préface de Jacques Darras, Denoël, 2005, Points Poésie, 2009), p. 128.


ERNESTO SABATO


1° Dieu n'existe pas.

2° Dieu existe et est une canaille.

3° Dieu existe, mais il dort parfois ; ses cauchemars sont notre existence.

4° Dieu existe, mais connait des crises de folie ; ces crises sont notre existence.

5° Dieu n'est pas omniprésent, il ne peut pas être partout à la fois. Il s'absente parfois. Dans d'autres mondes ? Dans quel but ?

6° Dieu est un pauvre type qui doit affronter un problème trop compliqué qui le dépasse. Il lutte avec la matière comme un artiste avec son oeuvre. Il peut être un Goya, mais le plus souvent c'est un barbouilleur.

7° Dieu a été vaincu, bien avant l'Histoire, par le Prince des Ténèbres. Vaincu, transformé en un pauvre Diable, il a doublement perdu son prestige puisqu'on lui a attribué cet univers calamiteux.


Ernesto Sabato, Héros et tombes




FUGUE DE MORT



Lait noir de l’aube nous le buvons le soir 

le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit

nous buvons et buvons

nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n'est pas serré

un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit qu’il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or

écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens

il siffle il fait sortis se juifs et creuser dans la terre une tombe

Il nous commande allons jouer pour qu’on danse


Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit qu’il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or


Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré 


Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez

il attrape le fer à la ceinture il le brandit ses yeux sont bleus

enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse


Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents


Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne

il cire plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré



Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne

nous te buvons le soir et la matin nous buvons et buvons

la mort est un maître d’Allemagne son oeil est bleu

il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel

il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne


tes cheveux d’or Margarete

tes cheveux cendre Sulamith


Paul Celan - Choix de poèmes réunis par l’auteur - Trad. J.-P. Lefebvre - Poésie Gallimard


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