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AUTEUR-E-S - Index 2

3- Clément Paulin

Festina Lente

 Festina lente


La joie des enfants est indivisible, presque purement physique. C’est à peine s’ils savent qu’ils la vivent, et c’est précisément cette forme d’ignorance incroyable du sentiment vis-à-vis de lui-même qui protège leur joie et lui donne son caractère aveuglant. S’ils savaient mieux la reconnaître, elle leur viendrait comme à nous, pour qui chaque moment de bonheur est mitigé par un ensemble d’émotions annexes, et qui sont la conséquence de notre lucidité. La joie nous parvient toujours entachée par la prescience de son aspect momentané, de sa nature épisodique, de son contexte spatial, circonstanciel, etc. L’intelligence, dans la vie, en connectant les choses les unes aux autres, contraint chaque sentiment que nous vivons à une cohabitation avec d’autres sentiments. Cette mise en relation constante de tonalités disparates au sein d’une même expérience est le prix de la lucidité. Elle désunit ce qui pourrait ne faire qu’un bloc, si l’ignorance y traçait des limites, et leur fait perdre un certain état d’innocence, une certaine candeur opaque, au sein de laquelle n’entrerait rien d’autre qu’elle. Mais en même temps, en faisant d’une chose unie une chose composée, en laissant venir à notre joie jusqu’à l’intuition du deuil futur que nous en aurons, la lucidité pare chaque moment de notre vie de tout un nouveau nuancier de couleurs douloureuses et troublantes.


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(C’est ainsi que nous goûtons à la complexité du monde : nous savons que chaque chose en cache une autre, que tout est relation, que rien n’existe par soi-même, mais toujours en rapport à un autre élément, etc…) 


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Pour nous, quand nous sentons que nous sommes en train de vivre un moment de bonheur, et au moment même ou nous nous le disons à nous-même, il s’y mêle une lumière oblique, automnale, qui nous le révèle avec des teintes de vert pâle, avec du jaune languissant, du rouge à demi consumé d’orange. Ce n’est plus la ferveur naïve du printemps ou l’ardeur de l’été qui nous possède. C’est tout autre chose : une émotion plurielle, faite d’aménagements intérieurs, de conciliations ; une émotion en relief, plus profonde, plus humble peut-être, du moins mieux reconnaissante de ce qui lui est accordé — elle qui se voit désormais avec un pas de recul, prise dans l’étau passager du temps.


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Toute liberté réelle est une liberté concrète. Elle s’exécute dans un milieu. Elle est un nombre d’actions possibles dans ce milieu (ou dans un autre, mais toujours restreinte à un domaine à la fois). En tant qu’absolu, en tant qu’idéal, la liberté ne veut strictement rien dire. Les jeunes gens (ou moins jeunes) qui la poursuivent comme une vague aspiration à une absence de contraintes se fourvoient, puisque la liberté n’existe réellement que dans le cadre d’un réseau de contraintes. Elle est similaire à la possibilité d’utiliser tel ou tel mot au sein d’un vers qui ne doit compter que tel ou tel nombre de syllabes. Mais sans un tel cadre, elle est volatile et perd toute signification. Elle doit toujours épouser une forme. Pour le dire autrement : la liberté ne s’exprime dans la vie que de façon transitive. « Je suis libre » — Oui, mais libre de faire quoi ? pour quoi ? pour qui ? avec qui ? avec quoi ? Ce pourquoi il faudrait apprendre aux jeunes gens qu’ils arriveront mieux à sentir en eux la liberté s’ils choisissent consciemment leur contrainte plutôt que s’ils cherchent à se débarrasser d’elle par tous les moyens.


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« Les pensées sont des chiens perdus sans collier. Elles appartiennent toujours à quelqu’un, on ne sait qui, qui les a abandonnées au premier venu. » (Montherlant, Tous feux éteints.) Il n’y a pas de pensée véritablement neuve, de la même façon qu’il n’y a pas de mer neuve ou de ciel neuf. C’est toujours le même ciel et la même mer, à quelques nuances près : ainsi reviennent les mêmes thèmes, les mêmes couleurs, la même onde. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel n’est pas ce qu’ont à nous offrir le ciel ou la mer, mais ce que notre regard est capable de voir en eux pour les rendre plus beaux qu’ils ne sont. C’est cela que nous faisons chaque jour : jouer à déguiser le monde.


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Pour être fonctionnelles, les démocraties ont besoin qu’une partie non négligeable de leur peuple soit capables de se hisser vers le meilleur de lui-même (si ce n’est la majorité, puisque la voix des pires comme celle des meilleurs y compte également). Pour l’être tout autant, les monarchies et les aristocraties ne le demandent qu’à une infime minorité. Etant des différents régimes celui ayant le plus à compter sur la qualité intrinsèque de son peuple, si elles veulent se maintenir, les démocraties doivent donc toujours veiller à promouvoir la discipline et l’excellence, car il est peu de choses aussi difficiles à conserver sur le long terme que l’exigence qu’on se porte envers soi-même. La discipline, l’excellence : vertus peu égalitaires s’il en est, rebutantes à plus d’un esprit d’aujourd’hui. Et pourtant, les démocraties ne peuvent survivre que si elles n’ont de cesse de les poursuivre (malheur à elles si elles s’avisent de l’oublier !).


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Temps couvert. Courte balade. Par une trouée au milieu des nuages, le soleil dépose dans les rues un îlot d’or. Autour de nous, tout se pare d’un contraste accru : les murets en pierre, les terres brunes, les façades chenues des maisons, les jardins maigres au-delà des grilles, les pieds de vigne aux sarments nus. Nos deux ombres s’allongent démesurément le long du chemin bétonné.





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Par Clément Paulin