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Simples poèmes

Simples poèmes 1 - J. Boutreux - P. Goujon - M. Lorin - P. Lamarque - S. Casenobe - S. Djorkaeff - F. de Cornière - J.M. Maubert -


Le fuyard

 

J’ai fendu des trêves, réduit en poussière les anciens coups de crayon. Evidemment, il m’a fallu croiser l’insomnie, l’embrasser comme une amante ou une carrière.

 

Mais, désormais, je suis le cercle que l’on parcourt, la ronde avançant à pas feutrés et qui traîne avec elle :

les questions obsolètes,

les oiseaux de proie,

les nuisibles qui rongent les corps…

 

Rien d’autre que les images déformées du remords, vous avez raison. Savez-vous, docteur, mes entrailles brillent désormais de leur transparence et répandent autour d’elles une saine odeur de calcaire :

 

le fuyard qui s’agrippe en moi n’en a plus pour très longtemps.

 

 Matthieu Lorin (texte) & Tristan Félix (dessin)

 


Vingt-et-un noms de ?

 

 

 

mon premier est l’arête d’un poisson

mon second l’est aussi

mon troisième est une fleur

et mon tout n’existe pas

 

 

mon quatrième se terre dans l’œil d’un serpent

mon cinquième a peur du noir

mon sixième est une couleur rare

et mon tout n’a pas de nom

 

 

mon septième n’a pas d’oreilles

mon huitième parle à travers une bouche

mon neuvième possède un corps translucide

et mon tout cherche un lieu à habiter

 

 

mon dixième est invisible

mon onzième est inaudible

mon douzième est intangible, inodore, insipide

et mon tout est illisible

 

 

mon treizième cherche un enfant sans tête

mon quatorzième trouve un oiseau mort

mon quinzième est un nombre compris entre zéro et l’infini

et mon tout ressemble à la vérité quand elle se trompe

 

 

mon seizième brusque les choses

mon dix-septième exsude du sens par tous ses pores

mon dix-huitième produit de la poésie

et mon tout exorcise sa propre possession

 

 

mon dix-neuvième est comme mon vingtième

mon vingtième est comme mon vingt-et-unième

mon vingt et unième ne veut rien dire

et mon tout n’est pas différent des précédents

 

 

mon vingt-deuxième est un oiseau qui disparaît

mon vingt-troisième a tout l’air d’un poisson volant

mon vingt-quatrième se réveille dans ses rêves

et mon tout est une partie sans tout

 

 

mon vingt-cinquième vient d’une exoplanète

mon vingt-sixième parle une langue familière

mon vingt-septième est étranger à son propre langage

et mon tout n’a pas de solution

 

 

mon vingt-huitième cherche Dieu dans sa tête

mon vingt-neuvième ne le trouve pas

mon trentième doute de tout

et mon tout est semblable au rêve d’une pierre

 

 

mon trente et unième est une question ouverte

mon trente-deuxième formule des réponses

mon trente-troisième n’écoute personne

et mon tout parle à tout le monde

 

 

mon trente-quatrième cherche à faire le vide

mon trente-cinquième accumule le non savoir

mon trente-sixième collectionne les cailloux

et mon tout voudrait être une chose

 

 

mon trente-septième est un champ magnétique

mon trente-huitième tient la porte ouverte

mon trente-neuvième garde bouche close

et mon tout est attiré par les longs couloirs vides

 

 

mon quarantième a les mêmes yeux que l’aube

mon quarante et unième embrasse les ombres du regard

mon quarante-deuxième guide un chien aveugle

et mon tout dévore la nuit qui l’habite

 

 

mon quarante-troisième parle bas

mon quarante-quatrième ne parle pas

mon quarante-cinquième n’entend rien

et mon tout a tout oublié

 

 

mon quarante-sixième a sa subjectivité comme objectif

mon quarante-septième est un sujet

mon quarante-huitième est un objet

et mon tout est une place vide

 

 

mon quarante-neuvième est un thème

mon cinquantième est un prédicat

mon cinquante et unième aurait dû être une phrase

et mon tout n’est même pas un mot

 

 

mon cinquante-deuxième lance les dés comme un poète

mon cinquante-troisième est mort d’avoir trop joué

mon cinquante-quatrième est une sorte de main tendue

et mon tout ne s’en saisit pas

 

 

mon cinquante-cinquième est un vide détaché du vide

mon cinquante-sixième est un plein faisant partie du tout

mon cinquante-septième croit être ce qu’il croit être

et mon tout n’est pas ce qu’il n’est pas                                      

 

 

mon cinquante-huitième attend qu’on vienne le chercher

mon cinquante-neuvième est déjà parti

mon soixantième est une montre arrêtée

et mon tout a oublié de venir

 

 

mon soixante et unième est un miroir sans reflet

mon soixante-deuxième réfléchit tout le temps

mon soixante-troisième cherche une ressemblance

et mon tout ne sait pas ce qu’il est

 

 

—    qui suis-je ?

 

Julien Boutreux

 

***


Amour

 

Comment ne pas inventer ? Comment ne pas mentir, d’une manière ou d’une autre ? Je sais, tu ne cesseras pas de me répéter que je divague, que je suis fou, mais aussi tu nieras toi-même tes propres mensonges, refusant de reconnaître que si je te parle de nos rires ou de nos doutes anciens ce n’est pas parce que j’ai besoin de me nourrir des bruits du souvenir, mais bien parce que je sais qu’ils te surchargeaient parfois de peaux et de défroques qui te rendaient méconnaissable. Je veux savoir comment la transformation s’opère. Comment s’enchaînent les différences. Ça commençait par de triviales constatations. On disait : tiens, voilà la pluie. Elle tombait, en effet, régulière, faisant luire les branches des arbres sous les lampadaires, installant d’immenses flaques sur le bitume. Je te conviais à écouter le bruit de la pluie sur les feuilles des arbres du jardin. Du jardin ? Quoi, quel jardin ? Tu tendais l’oreille. Tu faisais semblant, pour me faire plaisir, et tu pensais, comme moi, à une autre pluie sur un autre jardin. Non ? Tu crois peut-être que je ne le sais pas ? On le voyait, ce jardin, dans tes yeux. La pluie, par-dessus tout ça, eh bien, je te le dis, elle était là comme un produit auxiliaire, un additif nécessaire à la manipulation magique du photographe qui fixe les grains d’argent. Impressionne. Empoisonne. Lentement, cela se transformait en un papier jauni et terne où, le cœur battant, on reconnaissait les sédiments qui pesaient sur notre cœur et notre front. Ce n’était pas mon jardin. Ce n’était pas moi. Ce n’était pas ton jardin non plus, ce n’était pas toi. C’était rien. Ou peut-être seulement une histoire que nous inventons et qui se poursuit, au hasard, absurde, changeante, déformée au gré d’événements qui nous blessent, nous raturent, nous effacent. Comment se reconnaître ? Je te le dis, on peut sans arrêt recommencer l’inventaire. Chercher un fil conducteur, le chemin qui mène de la distraction au jeu, par exemple, et du jeu à la duplicité. Et les questions éternelles reviennent 

 

— Est-ce que tu m’aimes ?

— A quoi penses-tu ?

— Est-ce que tu m’aimes ?

— A quoi joues-tu ?

— Est-ce que tu m’aimes ?

 

 Pierre Goujon


***


Elle avance sur les pavés et c’est une éclaircie en mouvement. Ses pas sont de ceux qu’on n’attend plus. Ils sont revendication et renoncement en même temps, ils bâtissent des montagnes qu’ils détruisent le lendemain à la dynamite.

 

 Je vois en elle des rivières traversées à gué à une époque où les ponts n’existaient pas.

 

Nous finissons par nous asseoir sur un banc et chaque parole échangée brille autant qu’un doryphore.

 

Matthieu Lorin

 

--

 

SUR QUOI LÉON 

Léon enquête pour savoir sur quoi Léon a envie d’écrire… 

Quelque chose d’universel, de personnel, ou quelque chose 

d'un temps singulier ?

 

Temps attachant, toujours en place dans son coeur. Émouvant...

à la pitié, à la fureur… Excitant : les mains aux hanches de la charrue.

Bouleversant comme Isabelle Huppert. Poignant - Si grosses, si dures ! 

Captivant sous sa loi d’amour… Passionnant (plus passionné que passionnant).

Saisissant comme le froid.

 

Léon cerne. Léon enrichit. Léon déplace. Léon prend 

des mesures. Léon fait des recherches. Léon étudie.

Calcule en prenant la charge du poème comme unité, 

consulte sur la possibilité de faire un détour, essaye sans exagérer,

chine et s’échine, court avec impétuosité, par un mouvement 

alternatif des jambes prenant appui sur le sol, avec une phase 

de suspension en l’air, sans appui.

Léon court vite en fouillant à travers ses poches, 

languissant, regrettant l’absence des étoiles filantes - hélas suivies de déceptions, 

languissant avec l'emportement d'un désir fou - dont l’idée seule nous enlève et nous suspend,

désir qui est le langage de l’amour d’un grand gaillard, et fouille, fouillant, fourrageant, 

scrutant, se penchant, sondant, farfouillant, fouinant, furetant, interrogeant, inventant, 

questionnant encore, réfléchissant, s’évertuant, se demandant...

 

 

Rayon

Catégorie

Oct

Nov

Déc

Fruits et légumes

Légumes

30000

80000

30000

Fruits et légumes

Fruits

10000

30000

40000

Boulangerie

Pains

30000

15000

20000

Boulangerie

Desserts

25000

80000

120000

Épicerie

Sandwich

80000

40000

20000

Épicerie

Salades

90000

35000

25000

Viande

Bœuf

90000

110000

200000

Viande

Poulet

75000

82000

150000

 

La semaine prochaine : AU SECOURS LA MAISON S’ÉCROULE.

 

 

Pierre Lamarque


***


Vol de nuit

 

 

Je suis un maître bâtisseur des mots     Je sculpte un vocabulaire de génie suburbain et de périphérique extérieur     En bordure de la ville j’écris en rebeu    En céfran ordinaire

En centre-ville je dévisage les rigoles moches     Les poubelles célestes    J’examine l’épave humaine et le clodo exact    Molochs reptiliens d’après Ginsberg    Grand bal des éclopés selon moi    Clownerie d’ivrogne effarouché     Diversion bancale d’un bandit de haut vol

Rime pauvre d’un rap apostrophé par sa police d’écriture     N’œuvre pas d’avance sans les sombres     Les fous ascensionnés     L’aigle à deux têtes vole bas 

 

 

Stéphane Casenobe


***

Les chemises

 

Je porte les chemises de mon amour perdu, comme une surcouche de l'épiderme, qui questionne mon libre arbitre, et la domination des hommes. La recherche de mon identité est en mouvement, aucune de mes pensées n'échappe à ce tourment perpétuel. Le matin, le coton ciel se pose sur mes épaules, la chemise d'homme propose un rapport avec le corps, je suis dans le coton léger de mon homme, le coton large et doux de la chemise d'un homme. Je fais cohabiter ma féminité avec l'autre frange, mon intime reconnaissance ne se produit que là. Je rassemble dans l'ampleur de ce vêtement les multitudes de choses qui me composent, mes convictions personnelles, qui parfois se contredisent.

 

J'assume une esthétique de surface, un rapport à la mode qui me permet de me placer sur le bord des attentes, toutes sortes d'attentes. J'ai toujours aimé les bords, celui-ci est en accord avec le reste, ce que je donne à voir à l'autre, comment je l'interpelle.

Ma chemise et moi sommes en dehors du réel, dans mon imaginaire. Ma démarche et mes gestes dans ma chemise sont tout à fait ce que je suis, je veux m'approprier le composant masculin et libre du vêtement, accepte un découpage flou à l'intérieur de moi.

La chemise d'homme est mon vêtement magique, le révélateur de mon affaire secrète, ma vérité cachée, qui s'affiche. Les différentes identités se modifient avec le temps, d'un jour à l'autre, selon les ciels, mais la chemise d'homme reste. Elle est moi. 

Dans la chemise se trouvent aussi la maison, le point de départ des errances et le retour. Le vêtement porté, comme substance incarnée. 

Lorsque les bouts de soi se fragilisent, je me rends compte que la chemise résiste, elle a toujours son rôle à jouer, le matin, je me lève et je la revêts.

 

Dans la carrure de la chemise d'homme, je suis à la fois sensuellement fine et deux fois plus grande qu'en vrai. L'ampleur de la chemise comme langage personnel, je suis à l'aise dans ma chemise bleu ciel, cet espace entre le tissu et la peau devient mon nouveau lieu d'habitation, je suis chez moi, territorialité incontestable. Les frontières disparaissent, elles se confondent dans le coton, mon image s'approche de ma seule perception subjective. Ça compte.

Dans la chemise, mon corps est encore plein de lui.

 

Sophie Djorkaeff


LA PHOTO DE CHEZ NOUS

 

Voilà. C’était la dernière fois

que je refermais la porte

qui donnait sur la rue.

 

J’avais dit à la nouvelle propriétaire

que je lui laisserais les clés

dans la boîte aux lettres

et merci de me permettre

de dormir ici encore une nuit.

 

Les clés avaient fait toc

au fond de la boîte.

Impossible de revenir en arrière maintenant

impossible de remonter l’escalier

qui menait au jardin

de notre amour d’hier.

 

Je me revois sur le trottoir d’en face

je regarde notre maison les garages

les fenêtres – de droite à gauche

le séjour ton bureau la salle de bains.

 

Avant de tout quitter

j’ai fait – de la rue -

la photo de chez nous

 

Aux feux de la venelle

j’ai vite tourner à gauche

et pris la direction d’ailleurs.

 

J’ai roulé sans m’arrêter

comme on remonte jusqu’au col

une fermeture éclair de trente-cinq ans

pour se protéger du temps.

 

François de Cornière, Ça tient à quoi



REUSER [poème]


creuser comment c'est seul creuser ramper proche de la surface d'abord s'enfoncer persévère image dehors collines blocs de ferrailles ciel balbutiant grincements ça frotte casse roulements et cogne s'écrasent tôles compression creux cette glaise bassin cratère boue buvant l'eau au bord chien lapant silhouette découpée noire mâchoire s'ouvre baille vers une haute lueur étouffée cet aplat l'éclat froid ciel gris œil noir qui te regarde t'enfoncer interrogateur creuse c'est un début



entre les arbres robe noire ton corps somnolant un autre état puis masquée de blanc accroupie un chemin entre les arbres nus des bancs vides une main passe devant ton visage cheveux front bouche fenêtre rectangle de lumière blanche visage statue voilé transparence des feuillages secs cassants dans la main dentelles noires tes yeux soulignés d'ombre forêt tronc d'arbre écorce grumeleuse une maison ventre clos à l'arrière plan feuilles jonchant le sol lumière voilée soleil de terre noire tourbillon creux corneilles maison oubliée délabrement abîme bois une silhouette se dégradant vers l'invisible dans la lumière granuleuse sa poussière ville bombardée brûlée immeubles décomposés bus renversé sur le côté voitures fracassées blancheur du matin aveuglante un oiseau ailes déployées comme suspendu un instant



une jeune femme emmitouflée et un âne dans la brume maison blanche fantôme au loin arbres avalés par l'opacité le silence des oiseaux sortent de ta poitrine comme s'échappant de ta cage thoracique peau pâle dénudée

le daim à tes côtés dans le lit matin lumière froide grise vaguement bleutée solitude tes long cheveux sur ta peau nue tes côtes apparentes le drap fragment mur en dégradé de gris le jour devenu rêve fragile apparition des larmes lumières secrètes la solitude au fond des nuits

sous-bois l'humidité matière ombreuse l'oubli tableau de l'homme papillon animalcule inachevé petite tête blanche comme un masque d'outre-monde brindilles



cagoule tête visage terreux plâtreux à peine les orbites se dessinent corps de terre malaxé mains griffues pointes posées sur la poitrine

jeune femme tête bandée masque blanc brindilles tiges poussant sur le crâne le sein devenant terre crevassée

hurler visage se déformant défiguré au sein d'une forme cassée en désagrégation ce fantôme ainsi glaise du visage devenant son cri cet étirement feu toxique dur son ciel mourant grince brûlé à blanc



explosante fixe casse ce gramme d'air une forme planète caillasse mur crucifié veaux crochets sang caillé hurle loin feu au creux des reins sel membres dispersés éclats une mine artère chue bouche s'enfouir le trou cœur amour opère le sein aréole feu blême charrue drap boue terne chair draine la peur mur cette mare salée elle se noie broyer sec cette lumière minérale chambre du mort

 

Jean-Michel Maubert