La
page
blanche

Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index 1

97 - Rémi Letourneur

Halte



Les lueurs oxydées du premier matin glissent sur le dos du hangar, d’un gris d’étain. Porte éventrée, fragments de tôles en rides, nos pas s’allongent au sol sans sol d’un souvenir que le temps a couvert de poils longs - des pieds jusqu’à la tête. Tu me demandes ce qu’il faut faire ici, toi que les secondes poussent aux semelles, car il n’y a rien dis-tu. Et moi, je pose mon oreille à l’une de ces parois - visage échelonné d’une fissure en couleur - qui lance, relance et renvoie l’écho d’une image étrangère, et qu’aucun vide jamais ne recouvre. Qu’aucun vide jamais ne recouvre. Je dis qu’il faut reconstituer, mais tu me presses et j’avance, puisque toujours, c’est ainsi, l’horizon nous déroule.


Aux recoins du hangar, les bâillements du ciel - passant aux filtres de fenêtres ciselées - projettent tubes et machines d’un regard perle et rouille. Ossatures sans noms, cadavres - ou reliques pour cette image que l’écho réanime en vain -, pantins sans articulations qui flottent plat, contre le bitume et les carreaux débraillés : quel est ce parfum que je vois fuiter de vos pores de métal ? Tu te demandes aussi quelle est cette odeur, toi qui jamais ne prêtes le nez aux gestes des minutes. Et moi, je te réponds que les années compactes suintent aux choses qui tiennent debout. Tu avances, je te suis, puisque toujours, c’est ainsi, l’horizon nous déroule.


Déambulons par les artères calcinées du hangar, jusqu’à la bassine vide - cœur en attente - où la flaque des jours et des nuits qui ne se perdent nulle part, résonne chaque seconde sous le coup net et sans bavure d’une goutte de toit. Résonne chaque seconde en écho d’une goutte de toit. Il me dit tu vois qu’il ne reste plus rien, traversons le hangar et reprenons la route.


Mais moi, sous les jets céladon qui s’enroulent - comme une couronne - au-dessus du grand toit, qui ricochent sans heurts sur les vitres fendues, atterrissent sans bruit au bitume écaillé… Mais moi, je vois les murs, les piliers, les monceaux de fer gris, tout ce qui est suspendu, tout ce qui est abîmé… Je les vois toutes ces choses s’effilocher en images aux ailes vives :


Mains en couleur et lèvres inclinées, chant de tapis, cylindre en poudre et fumée claire, pluie d’automne et soleil bas d’hiver… Toutes ces images qu’il faut prendre, qu’il faut assembler et qui s’envolent… Toutes ces images qui s’envolent ont laissé le hangar à nu.


Il voit bien que je vois mais ne voit rien, avance. Dans mon dos, la résonance frénétique se mêle au silence du matin, doucement. S’éteint. Tout au bout du hangar, l’embrasure du portail s’est coiffée d’une tignasse de lierre. Lumière touffue et brise à portée courte, nous sortons lui et moi d’un pas de plume. D’un pas lesté d’images. Le soleil incline sa tête de pastel, mesure à mon corps l’étendue des secondes dont je viens de maigrir. Je le regarde, tu me demandes ce qui m’a pris.


Et moi, je réponds que j’aime les pièces reculées du monde. Les pièces où l’épaisseur de l’espace colle au regard comme une larme sèche. Que j’aime ces pièces, où nous ne sommes qu’une halte.