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AUTEUR-E-S - Index 1

43 - Allan Graubard

La vie en quarantaine : une caricature

La vie en quarantaine : une caricature



Quand le moment est venu à Central Park, ce qui signifie simplement que je sais où je vais – et je le sais comme ça, comme si je ne le savais pas avant – je marche vers un endroit où j’ai été maintes, maintes fois : une ligne de bancs sur la rive surélevée au-dessus du lac de plaisance qui bascule lentement à gauche à Bow Bridge puis en haut et autour de la voie principale. Alors que le nom du pont dans les âges passés pouvait évoquer des fantasmes d'allure classique, sa voie concrète définit simplement un arc en bois et des mains courantes en béton épuré ponctuées par des perspectives en feuillages vers l’eau plus bas. 

    Un vieil homme avec un grand accordéon attaché à sa poitrine est assis d’un côté à l’avant du pont, de sorte qu’il peut s’appuyer contre la structure en béton. Il est là de temps en temps, et quand il est là, il est toujours assis du côté droit du pont. Ne me demandez pas pourquoi. Mais ce côté-là est son côté. Sur le terrain devant lui se trouve une petite boîte en carton pour les dons ; une forme de reconnaissance des passants -- sinon de l’intérêt ou du plaisir pour la musique qu’il fait ainsi au sens de charité. 

    Non pas que je lui ai donné de la monnaie ou un dollar; ou que j’ai vu quelqu’un d’autre accomplir le rituel en lui donnant un cent. Je ne l’ai pas fait. 

    Il joue une chanson triste encore et encore ; une sorte de lamentation funéraire, apprise il y a peut-être des années. Ou l’air recrée-t-il quelque chose de sa patrie en Europe centrale ou plus à l’est, où les langues se mélangent et les cultures prennent un caractère fluide et polyglotte que son visage, noueux et brûlé par le soleil, reflète ? 

    Un lieu composite que ce pauvre joueur tourne et retourne en doigtant les touches et poussant et tirant le soufflet, répétant avec les mêmes accents la même mélodie, aussi consciencieusement et aussi futilement que devient sa vie là, enfuie il y a des années. 

    Et encore il joue, faisant lentement revivre le fantôme, se reposant entre les notes jusqu’à ce que le silence s’exténue et qu'il abandonne, laissant tomber ses mains sur ses cuisses, levant la tête, légèrement étourdi, et qu'il regarde autour de lui.

    N’est-il rien d’autre qu’une caricature de musicien, que sa persistance à jouer sur ce grand accordéon attaché à sa poitrine ne fait que magnifier, alors qu’il s’appuie contre le montant à Bow Bridge ?

    C’est une question à laquelle vous répondrez ou non, si vous aussi, vous êtes attiré vers le pont, trouvez-le là, image bégayée du désespoir quotidien, comme je l’ai fait cet après-midi. 



Trad G&J



Life in Quarantine: A Caricature


  When the moment is ripe in Central Park, which simply means I know where I’m going – and I know it like that, as if I didn’t know it before -- I walk to a place I’ve been to many, many times: a line of benches on the raised bank above the boating lake that swings slowly left to Bow Bridge then up and around to the main thoroughfare. While the name of the bridge in previous ages might conjure fantasies of a classical nature, its practical course simply identifies a wooden arc and clean concrete handrails punctuated by clover outlooks to the water below.      

    An elderly fellow with a large accordion strapped to his chest sits to one side of the front of the bridge, so that he can lean against the concrete stanchion. He’s there now and then, and when he is there he always sits on the right side of the bridge. Don’t ask me why. But that side is his side. On the ground before him is a small cardboard box for donations; a form of recognition from passers-by -- if not from interest or pleasure in the music he makes then from a sense of charity.     

    Not that I have given the fellow some change or a dollar; or seen anyone else complete the ritual by donating a cent. I haven’t.   

    He plays one sad song over and over; a kind of funeral lament, learned perhaps years ago. Or does the tune recreate something of his homeland in Central Europe or farther east, where languages mix and cultures take on a fluid, polyglot character that his face, gnarly and sun burned, reflects?     

    A composite place that this poor player turns and returns to as he fingers the keys and pushes and pulls the bellows, repeating with the same accents the same melody, as dutifully and as futiley as his living there became, and which he fled years back.      

    And still he plays, slowly reviving the phantom, resting between notes until the silence extenuates and he gives up, dropping his hands to his thighs, lifting his head, slightly dazed, and looks around.

     Is he anything more than a caricature of a musician, which his persistence in playing on that large accordion strapped to his chest only magnifies, as he leans against the stanchion to Bow Bridge?

     That is a question that you will answer or not, if you, too, drawn to the bridge, find him there, this stuttered image of quotidian despair, as I did this afternoon.