Le dépôt
France Travail
C'est une réunion Pole Emploi, à 14h, un mardi. Depuis peu, c'est renommé France Travail. Je suis convoqué à un atelier obligatoire, et j'y vais, parce que je touche des allocations légèrement supérieures à un RSA pendant encore 8 mois, même si j'en ai rien à foutre d'un atelier nommé « Des métiers qui recrutent ». Si j'y vais pas, je les perds.
J'ai déjà un travail, j'ai jamais eu besoin d'aide pour en trouver, mais les allocs me permettent de rester libre sans m'inquiéter pour mon loyer, qu'elles couvrent aux ¾. Rester libre, ça veut dire avoir la possibilité de ne pas bosser jusqu'à progressivement devenir exsangue et idiot comme une machine, soit avoir la possibilité d'esquiver les temps pleins quand nécessaire.
L'agence est rue de Vitruve, Paris 20. J'ai reçu un texto la veille, me rappelant de ne pas oublier, ce que j'ai failli faire, et indiquant comme adresse le 6à, alors que c'est le 60, faute de frappe des administrateurs. Donc j'arrive un peu en retard, au moment où le chargé de formation demande aux personnes assises en salle d'attente si elles sont là pour l'atelier. Plusieurs sont convoquées pour des rendez-vous avec leur conseiller, et plusieurs sont convoquées pour les deux en même temps, et personne ne semble comprendre le chevauchement.
Moi, je lui demande combien de temps ça dure, prétextant un rendez-vous médical à 16h. Je veux avoir le temps d'écrire avant mon service du soir au bar, payé au noir. Entre 45min et 1h. Super.
C'est une petite salle de réunion, avec un vingtaine de sièges confortables, en rangs comme à l'école. Une dame fait pointer à la porte d'entrée, sur une liste où il y a plus de trente noms, alors que nous ne sommes qu'une douzaine à nous asseoir.
Le chargé de formation se présente, puis présente son collègue au poste obscur mais, selon lui, important dans la gestion de notre vie de chômeur. J'oublie aussitôt l'intitulé et la fonction de ce poste, tout comme leur nom à tous les deux.
Il peine à démarrer son Power Point sur son ordinateur relié à un projecteur, jusqu'à ce qu'une femme avec un gilet jaune apparaisse enfin sur l'écran blanc au fond de la salle. Elle nous tourne le dos, c'est marqué « Sécurité » dessus, et le conseiller nous apprend qu'en effet, l'atelier a pour sujet les métiers de la sécurité. Cela peut nous paraître étrange, dit-il, et il nous remercie d'être là, nous expliquant que c'est un secteur en tension, c'est-à-dire que les besoins des entreprises y dépassent l'offre du marché du travail. Il a des yeux tout noirs, une trentaine d'années, et n'a pas l'air de beaucoup plus savoir ce qu'il fiche ici que moi, qui aurait voulu prendre ce temps pour faire une sieste.
La réunion commence par une vidéo YouTube recoupant des interviews de professionnels du secteur, sous-titrées avec des fautes de conjugaison. C'est interrompu par l'entrée d'un autre conseiller France Travail, qui vient chercher une dame qui aurait dû être en rendez-vous plutôt qu'ici. Puis quelques retardataires s'installent, et les Power Point se succèdent, et le conseiller parle. J'ai une montée de noirceur en l'écoutant me forcer à perdre mon temps.
Je le regarde, et pendant quelques minutes, tout ce que je peux voir, c'est sa tête exploser. J'imagine quelqu'un dans la salle sortir un fusil, ou un pistolet, et lui faire sauter le bulbe comme l'on défoncerait une pastèque. Et puis je relativise, je me dis que je suis bien content d'avoir droit à une allocation mensuelle au prix d'une réunion d'une heure, la deuxième en un an.
Sa tête n'a pas explosé, et je mets de côté cette pensée gluante tandis qu'il parle d'opportunités, des diverses branches de métier du secteur, de la très forte demande en personnel, en particulier pour les jeux olympiques qui arrivent à Paris, du temps de formation, et si on a des questions. On a pas de questions. Il dit qu'il a l'habitude que tout le monde s'en foute, mais que voilà, il doit nous informer, que c'est son taf, et chacun fait le sien. Il me devient sympathique. J'ai des regrets quant à ma morbidité.
Il va trop vite pour le Power Point. Il explique des choses, et puis la fiche suivante présente les choses qu'il vient d'expliquer. Alors il les dit à nouveau, et il le dit qu'il se répète, et je vois qu'il s'emmerde.
Il précise qu'il n'y a pas besoin d'être fort physiquement pour travailler dans la sécurité, qu'il n'y a aucune restriction d'âge pour ces métiers, que comme le secteur est en tension, il y a des primes à l'embauche. Même pour des CDD de quelques heures. Quatre cent euros. Ça m'intéresse tout à coup.
Il continue : on n'a pas le droit de toucher les gens, sauf en cas de légitime défense. Seule la sécurité publique possède ce droit, police, gendarmerie. Violence légitime, c'est le nom du droit, dit-il. Il dit aussi que la notion lui paraît contestable.
Un homme dans la salle prend la parole. Il a une cinquantaine d'années bien tassée, et a déjà été agent de sécurité pour un hôpital à Paris, peut-il reprendre ? Oui, avec un recyclage, c'est une formation accélérée, deux-trois jours. Le conseiller lui propose d'en parler après la séance.
On passe aux compétences requises. Il y a deux colonnes dans le Power Point. L'une est « savoir-faire », l'autre « savoir-être ». La première concerne les compétences acquises en formation. La deuxième ce que l'on doit posséder, ou aimer. Il lit à voix haute : « autonomie », « travail en équipe », et s'arrête pour relever le paradoxe. Puis reprend, « réactivité », « gestion du stress », etc. Il commence à les expliquer une à une, puis abandonne, en expliquant que la formation qu'ils proposent ici n'apprend pas tout ça, que tout ça ça s'apprend durant toute notre vie. Je décide que je l'aime bien.
Voilà, c'est terminé. C'était quelque chose de concret autant qu'une ridicule maille tissée dans la fabrique du monde, qui aujourd'hui me semble lui-même élaboré selon l'échafaudage de principes au mieux vétustes, sinon ineptes. Je prends tout de même un flyer d'info, on ne sait jamais. Puis je pars. Quelques personnes restent.