Le dépôt
Confins
Confins
Confins
(inédit)
pour un confinement voyageur
Ici le temps s’est absenté, caché sans doute dans ses propres confins. Au quotidien de l’absence, me répond une folle envie de partir. Partir sans partir. Partir loin, si loin de moi-même. Prendre un vol vers l’inconnu. Voler quelques instants de bouts du monde. Quelques mots d’infinis. Des envies de Malaurie, de Paul-Emile Victor, de Brel, de Gauguin, de Bouvier, de Charcot, de Cendrars... Retrouver ces noms de fleuves sur les cartes accrochées au mur de mes rêveries scolaires, ces images dans les livres de géographie ou les tablettes de chocolat. Enfin coucher dans les hôtels dont je rêvais adolescent. Aller plus loin que le Transsibérien, l’Aranui, le Yaghan, que tous les paquebots du monde. Quelques allers-retours pour me nettoyer. Ne tenter aucun voyage, juste envoyer quelques mots à des barmans aux lisières du globe, à des pêcheurs d’eau pure, des aventuriers de la solitude, juste une nouvelle mise au monde en regardant par les fenêtres. Confiné, toucher l’âme des confins pour me désinfecter.
Une faim d’archipels et de sommets. Une envie de dévorer les lieues et les lieux, les liens entre les lieux peut-être aussi… Naviguer loin de ces mouvements de villes géantes stoppés par l’infiniment petit. Ces paysages croustillés d’or[1] quand le soir vient s’y reposer. Ces terres extrêmes et solitaires
Toucher le fragile des hommes sans en rencontrer un seul. Toucher l’âme des paysages sans y aller voir. C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat[2]. Juste visiter au fond de moi ces paysages lointains. Avoir de nouveaux yeux[3]. Faire de mon intérieur une terre de Cocagne avec mon propre chemin à explorer. Les paysages eux ne peuvent se calfeutrer. Ils sont là par tous les temps. Et savent mieux que nous l’attente. Offerts à notre ingratitude, ils sont patience et résilience.
Ailleurs si j’y suis, convoquer les mots qui disent le voyage intérieur comme un nécessaire accessible. S’envoler aux antipodes pour vérifier que nos fractures de solitude peuvent se résorber. Chercher une planète au revers de nos états d’âme. Empoigner les limites pour en faire un en-avant-toutes. Du Groenland aux Marquises, des îles Pitcairn à la Patagonie, de l’Antarctique jusqu’à l’extrême-est de la Russie, sortir direction soi-même.
Cinquante-cinq jours d’exil, au rythme des lectures, à explorer mon impatience.
UPERNAVIK (Groënland)
Confinés ici, il fait un temps de vide. Beau mais vide. Comme si le temps avait été déposé comme on dépose les armes. Confinés là-bas, l’hiver, pas encore le virus, à Upernavik. Lieu du printemps. Le temps déjà épuisé. Temps-frontière refermé par le réel blanc. Il est des soifs qui emmènent loin.
*
Ici et là-bas le soleil tend ses bras à la nature et à nos jours entravés. 19 degrés en Bretagne, moins 19 au Groenland. Antipodes et contraires le même soleil. Et pour tout le monde des fourmis dans les rêves. Partir. Offrir à Aqqaluk[4] un bouquet de mes jonquilles et recevoir en retour quelques mots gravés dans le givre.
*
Groenland l’hiver. Pas une saison, une ère entière. Un continent pas un pays. Ici la terre n’est pas verte, elle est blanche comme une orange givrée. Nunaat. Terre. Comment encore porter ce nom quand tu te refuses à l’inhumation des corps ? Quand ta montagne a été arasée pour un aéroport[5] ?
*
Paysages éphémères sortis de la pénombre. N'en pouvant plus des gémissements de la glace avant son effondrement en raz-de-marée. Paysages rudes, même pas rancuniers contre l’esprit-créateur. Paysages fragiles, aux épaules de neige. Subsistent les angoisses, le chaman a dit « Nous ne croyons pas, nous avons peur »[6].
*
Pays courage pas à vendre[7]. Ni aux puissants, ni au diable. Une terre ne peut être une esclave. N’appartient qu’à elle seule. La pierre n’est que sa chair. Sa peau est fragile et fond au soleil. Ma chair n’est pas à vendre. Je deviens ce pays que je rejoins d’un battement de cils. Sa couleur est mon point de fuite.
*
Fermé d'enfance, tout un méli-mélo à dire. Trajets dedans seul[8], en cacher les contours. Masquer le compteur des éloignements. Sortir l'âme à l'air libre. La secouer au soleil, en laisser s'envoler tous les pollens. Fondre la glace du temps présent. S’arc-bouter contre le souffle glacial des vents arctiques de la solitude.
*
Temps arrêté, j’ai l’esprit de fuite[9], souffler le chaud et le froid, m’offrir une euphorie enchantée à m’évader des murs de mon esprit. Aller là-bas voir si la glace emprisonne vraiment. Si la couleur y fait vertige et si le blanc s’y consume. Si le noir y fait écho. Si le vert est un pays. Si d’autres couleurs peuvent être inventées dans le gris des jours.
*
Venir repartir. Le temps perd ici sa perspective. Le corps se fait paysage, les chairs, chemins. C’est le moment de désapprendre son passé. De se déposséder de son nom pour ne pas le laisser nous envahir. L’avenir est lieu d’ailleurs. Il faudrait emporter le silence avec soi aux lisières du monde. Et se départir de sa mémoire.
*
Des vikings sont venus accoster ici. Je voudrais déchiffrer leurs mots. Quelle était leur poésie ? Que reste-t-il de leurs mots sur des pierres ? Je voudrais déchiffrer mes maux. Quel poids de la pierre sur l’écriture ? Libres, ils allaient loin. Enfermé, je veux aller au-delà. « Mon sang bat le rappel des aurores »[10]
*
Après une rude journée, la nuque apaisée. Les aboiements des chiens. Un moteur au loin. Puis le silence qui prend tout l’espace. Du toit des maisons colorées, les stalactites de cristal en point d’exclamation. Les beaux soirs quand l’horizon prend tout le regard, c’est un peu d’âme qui vient s’ajouter au moment.
PUERTO TORO (Ile de Navarino)
« Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse » Blaise Cendrars
Bloqué devant ma page blanche. Partir tout au sud du sud, à l’austral de l’austral. M’aventurer seul en moi. Au plus profond du profond. A explorer la moindre parole enfouie. Au plus vif de mes obscurités. Ici, plonger dans la source noire. Dans la faille de mes insuffisances. Le volcan de mes aspirations.
*
Bloqués par le heurtoir d’une terre de feu et de glace, les enfants partent étudier à Punta Arenas. Rêvent de prendre la mer et transformer leurs jours. Veulent apprendre des mots de lointain. Puis reviennent. La terre vous tient par les pieds par le cœur. Par ses crocs posés à la naissance sur les jours de tout enfant.
*
Même plus le droit de s’embrasser. Alors autant embrasser l’air du large. Ouvrir grand les bras et toucher les crêtes du Pico Navarino. Faire surgir en moi des horizons d’errance. C’est souvent là que frissonne l’imaginaire. Me dénouer dans le poème. Et rester y habiter dans l’éternel été des mots.
*
Du haut de la montagne, s’effondrent les rapides de la mélancolie[11]. Y poser mes mots comme autant de lignes de fond. Espérer y braconner quelques poèmes. Les mots, ce sang de la pensée. Enfermé ici, refuser l’angoisse pour accueillir la mélancolie. La lumineuse liberté du vent de l’inspiration contre la menace des jours.
*
La pierre arrachée par les nuages, c’est là l'entêtement des hommes. Si peu d’habitants pour un lieu mythique. Si présents dans le partage. Enclos mais solidaires. Tout ce qui fait défaut ici dans ce pays de la vieille Europe. Pour aller au bout de ma rue, il me faut une autorisation, alors je préfère aller au bout du monde.
*
Aucun guide, aucun documentaire, juste à suivre le vol des nuages. Au bout, la mer cambrée dans son gris. La pluie je m’en charge. Le vent aussi. Les joues fouettées au rouge. Les doigts dans l’étau du froid. Et quand l’hiver passé, reviennent la lande et les ronces. Aller rencontrer les falaises aux oiseaux.
*
Ici la langue me parle. Les mots sont plus que des sons. Fueginos, habitants du feu. L’envie de vous toucher la main, pour savoir ce qu’elle dira de l’enfer porté au rouge. C’est peut-être cela le plus dur aujourd’hui, ne plus rien savoir des mains. Alors penser que là-bas des doigts sont pointés vers l’horizon me rassure.
*
De là-haut, vu du goéland, d'un battement d'aile, c’est le cap qui se déplace. La terre qui roule poussée par le vent. Parfois l’oiseau se pose sur le ressac. Le fracas vu de près. Les vagues en balancelle éclatées en dentelles sur le roc. Cette intuition de la transparence de l’oiseau en son vol quand s'efface son tracé aussitôt dessiné.
*
Le soir fait ricocher sa lumière sur la mer agitée. Je poserais bien ici un serment. Au centre de mon errance. Aux confins de la blessure. Quel souvenir fouiller pour retrouver un tel moment ? Quel ombre sonder pour faire briller cette lumière en nous ? Ecrire de cette encre pour écrire autrement. Et alors viendra l'invisible.
ADAMSTOWN (Ile Pitcairn)
« Jusqu’à ce tremblement de vide qui étreint l’horizon. » Zéno Bianu
Ile Pitcairn si loin et sa capitale au nom de mutin. Village-Capitale. Moins de 50 habitants. Descendants d’Adams, de Christian. Une petite pépite de plus pour sa très gracieuse majesté. Petit à petit du monde moderne, les confins sont désertés. Mais ici, la fleur offre à tout visiteur sa tendre écriture de poésie.
*
Chez nous, tout près du big bang. La presse angoissante. Je ne veux plus de la télé. Mais avec mes mots, tout près de la fenêtre, voir l’immensité. Et dans l’instant disparait l'amertume. Ici, plus d’horizon. Les constructions ont pris sa place. Il me reste à trouver des couleurs pour mes syllabes.
*
Mes pensées me font de l’ombre. Alors me faire arpenteur de lumières. Témoin des cris soufflés des bouches terrestres. Seul le soleil de là-bas peut me réchauffer. Mais pourquoi le loin serait-il bas ? Un là-bas de nulle part sauf ici. Mais de quelle part s’agit-il ? Ma part d’ombre n’est pas nulle.
*
Enfermés chacun dans son bateau. Envie de mutinerie. S’échapper loin, encore plus loin. Envoyer ses doutes en exil. Dans des îles mal ravitaillées, où même les nouvelles n’arrivent pas. Sortir. Rester assis sur le seuil à regarder la mer. Ecouter le chant d’un enfant. Goûter sur les murs la chaleur du soir.
*
Fenêtre : jeu d’exploration. Voir plus loin. Très au large de toutes mes certitudes. Voir plus haut dans un ciel noir parfait. Plus profond dans des eaux limpides. S’amarrer au quai mythique de Bounty Bay puis monter là-haut au-dessus des falaises. Y voir le gouffre qui s’est creusé en moi.
*
Énième rumination en attendant la libération. Regard émotion tiré du rien de mes jours sur ces lieux lointains délaissés. Regard sur ces instants perdus à vouloir les gagner. Il ne reste plus qu'à profiter de l'errance immobile. Chercher une rive à regagner. Voguer vers un monde pacifique.
*
Je me gave de mots pour remplir le vide de ces jours. Trop penser, tourner en rond dans sa tête. S'user de l'intérieur avec la pierre des mots mélancoliques. Voir si loin et ne pouvoir y aller. Dur de continuer ainsi à se donner le noir pour se faire battre. Hiberner au printemps. Que restera-t-il de ces jours sans ?
*
En quête d'absolus invisibles, voir plus loin. Vouloir tout savoir de soi. A s'imaginer parcourant le monde comme on parcourt les avis de décès dans le journal. A s'inventer des cartes postales aussitôt effacées. Le paysage attendra que les enfants courent à nouveau. La fin des enterrements à huis clos.
*
Dans un pays de naufrage, penser à celui du monde. Au péril des survivances, quand s’ombragent les lassitudes. L’humain, en déséquilibre sur le fil de sa planète, échouera-t-il à garder l’espoir ? Finira-t-il par ne plus croire aux miracles divins ? Saura-t-il se débarrasser de cette tutelle des dieux ?
NAUKAN (Russie)
« des mots à sang animal » Paul Celan
Une terre extrême. Rien de mieux pour s’évader. Je ne peux guère aller plus loin vers l’est. Je ne peux aller au plus loin de moi-même. Décrétant que le rêve est plus pur que la beauté, partir chez les Yupik. Faire renaître une langue parlée par seulement cinquante personnes. Etre seul dans ce pays où les mots s’échappent.
*
Tout un monde sorti de la saison des pages blanches. Chaque jour m’obstiner à rendre ce paysage à la vie. Ici temps contraires à mesurer les vents. A épier les embellies dans le ciel. A profiter des chants clairs qui parsèment de leurs secrets la campagne autour. Il n’y a qu’ici, il n’y a que là-bas qui me soit aussi proche.
*
De tes maisons les vestiges, quelques fondations. Des os de côtes de baleines en guise de charpente. De ton histoire et de ta langue bientôt plus aucun vestige. Ni mots, ni sangs. La pierre résiste aux dictatures, pas les mots. D'un côté les livres, de l’autre ce que je peux en faire en ce refuge nuageux.
*
Cousins de l’autre côté du détroit, de la frontière. Les mêmes, se saoulant de brume. Accaparés par les puissants. Me retrouver au milieu de ces destins arides. Sous la lame affûtée des vents. Le froid ressenti depuis le fond des temps. Petit peuple de chasseurs de baleines. Aveuglé par les bourrasques de solitude.
*
Je ne sais si ce voyage sera une préface ou un post-scriptum. Je n’ai pas envie de sang de baleine. Rester ici. Partir. Les confins du monde sont parfois violents. J’ai peur du sang des autres. Si partir est s’y confronter, alors plutôt rester. Je ne sais pas écrire en rouge. Je ne sais pas ce que signifie écrire. Peut-être juste profiter du silence ?
*
Au cœur de ces nomades, les distances entre les steppes. L’arrêt devant les falaises. Et l’horizon si fragile. Comment une mouette d’ici imagine l'azur ? Poussé comme ici à l’extrême, que veut dire le mot paysage ? Est-ce la terre ou la neige ? La mer ou la glace ? Les mots pour le dire ou l’âme pour le ressentir ?
*
Je vois des rapaces tournoyer au-dessus de mes mots. Leur ombre cherche à me dire quelque chose. Y aura-t-il une fin à cet enfermement ? Qui détient les clés de l’envol ? Ce temps est-il vraiment perdu ? N’est-il pas l’occasion d’observer l’horizon autrement ? Chercher l’épure des mots dans ce sublime tournoiement.
*
Faire des mots un miroir porté au loin. Les miroirs tuent et parlent, ce sont des chambres d’épouvantes[12]. Dans l’acéré de l’image qui revient, porter son regard au-delà des limites géographiques. Au-delà de l’étendue du corps même. Mais Hollywood ne fait plus rêver. Il n’y a pas de voyage sans naufrage.
*
Quelle euphorie à dépasser les limites ? A parvenir si loin de soi que l’on se sent libéré de son sang. Quel plus beau détour que ce mouvement vers l’en-soi, dénoué de la terre et de ses lassitudes ? Remercier ces sursauts de pensées, dans ce temps en apesanteur, sorte de légèreté-monde du retour vers le présent.
BASE DUMONT D’URVILLE (Antarctique)
« Tous les jours, il faut refaire le trajet qui nous conduit à nos limites. » Georges Perros
Sentence de solitude. De quel bonheur suis-je la victime ? J'ai l'impression de vieillir plus vite. Les mots en gravats du corps. Ne pas lâcher. Tout évacuer. Balancer tout cela au plus loin de l'imagination. Se confronter à la nature hostile des antipodes polaires, faire front avec, se chercher un autre nord sur la boussole.
*
La nature de son baiser glacial s’empare de l’homme. Comment survivre à moins 93 ? Ici un virus s’est accaparé le printemps. Devant lui, peuple courbé, acceptant sa vassalité. Figé dans la crainte de l’autre. A penser que même les mots peuvent s’infecter. Figé dans le froid de la solitude.
*
Il n’y a de gouffre que dans les yeux des hommes, plaine gelée où seul le vent fait relief. Ici les pinsons nous appellent à sortir. Là-bas, se confiner est mode de vie. Il n’y a que le cerveau pour sortir de l’enfermement. Penser ailleurs est déjà sortir. Je n’écoute plus les nouvelles. Avec un café, je regarde ailleurs et voit plus loin.
*
Partir dans tous les sens. Explorer la rose des vents. Toucher les limites. Sentir le vrai poids des choses. Retourner contre moi mon regard. Créer en moi un soulèvement. Me révolutionner. Quelle sera ma sentence pour cette rébellion envers moi-même ? Un exil à moins 93 degrés. Dur métier que l’exil[13], dur métier que vivre[14]
*
Partir, prendre la route, le vide à la main, mais ne pas chercher à habiter les limites. Juste un passage. N’y laisser aucune empreinte. N’emporter que l’image d’un rouge-lever[15]sur l’horizon. Respirer. Abandonner les mots exténués de fins du monde pour respirer à plein espace. L’air pur, ce frisson longtemps cherché.
*
Le vent aiguise ses ciseaux de cristal. Des records seront battus. Nul ne peut tenir sous peine de se faire buriner les yeux. L’été, les yeux bien ouverts vers le ciel, clairement lisible, l’alphabet stellaire. Dans ma tête, comme une porte dérobée en mon cerveau vers ce continent vierge. Y puiser des mots dans ses profondeurs.
*
J’imagine les mimosas fleurissant sur l’étendue blanche. Des jonquilles perçant la glace. Même de simples perce-neiges. Tout le paysage devient abstrait. Sauf pour les ingénieurs. Il n’a rien d’abstrait pour la science, ni de place pour les vagabonds. Alors que j’imagine les étoiles fleurissant sur la voûte secrète des mots…
*
Continent caché sous des ailes d’anges. Rien ne bouge. Rien de funèbre dans ce silence. Aucune apocalypse encore prévue. Aucune grosse météorite. La terre ne tremble pas. L’avenir se lit à hauteur de science. On parle de quelques particules d’un univers parallèle. Science des silences au service de l’imaginaire…
*
Le vent pousse mes mots plus loin que moi. La brise irradiante de ton langage[16] . Le faire cingler le poème. En contracter les chairs. Pour mieux sculpter L’espace du dedans[17] en ses lointains intérieurs[18]. La glace est un grimoire pour les générations du futur. Y inscrire comme lumière les pages noires du temps présent ?
VAÏTAHU (Iles Marquises)
Viens dans les îles perdues du Pacifique !
Blaise Cendrars
Aujourd’hui équinoxe masquée d’équivoques. Je me vois les lèvres arrachées par le soleil arpentant tes sentiers traversés naguère. Je revois ces baleinières ballottées par le ressac à l’abord de la cale. Je les revois mais les ai-je vraiment vues ? Revenir si longtemps après, la mémoire bringuebalée dans le flux des années.
*
Mes nuits confinées sont tatouées de l’encre des dieux Tiki et Ta’aroa. Pétrifiés, là-haut dans la forêt, ils me regardent. Je me tais, mes mots ne parviennent pas à portée de voix. Je ne sais rien de leurs secrets. Je sais tout de leur souffrance à voir les hommes se complaire dans leur absence de volonté à croire en mieux.
*
Je me réveille là-bas. Sans douter de l’aube, j’écoute la respiration des palmiers. Fuir tout enfermement ici la fenêtre est toute la maison. Comment ai-je pu atterrir ici sans avoir quitté ma Bretagne ? Plus près, plus loin, c’est la Terre qui me réunit. C’est elle mon sang. Je me fais tatouer ton souvenir en mon cerveau.
*
Il a fait chaud. Partout l'ombre se roulait par terre de rage mais aussi d’impuissance à ne pouvoir vaincre le soleil. Je me laisse toucher par le vol de quelques Pahi survivants. Car le monde fait disparaître ses oiseaux. La vie se réduit. Les hommes font le vide autour d’eux. On n’écrit jamais la colère de l'oiseau.
*
De ma chambre le kilomètre zéro. Le ciel est, par-dessus le toit, si bleu, si calme[19]. L’esprit si agité, est déjà parti loin. Même s'il s'est arrêté, le temps presse. Lire l'horizon là-bas pour connaître ici l'évasion. Îles lointaines, inhabitées de mes errances, vigies bienveillantes qui n'acceptez pas d'enfermer le printemps.
*
La Définition du Beau est Qu’il n’est pas de Définition[20]. En chercher une pourtant dans cette quiétude de pierre noire. Peuples premiers en éclaireurs pour poèmes trop pâles. Rites païens à inventer pour enterrer les jours perdus à dominer, se prendre pour des dieux. Ne plus s’enferrer dans des définitions trop abstraites.
*
Îles lointaines, où êtes-vous à périr essoufflées d’exils. L’usure imperceptible, insoupçonnée puis manifeste. Trop tard, le poids des jours se fait trop lourd. Les jeunes partent. Ne pas rester confinés sur un caillou. On voudrait que pour ces petites pépites de paradis s’éternise le destin. Mais le paradis n’est qu’un mot…
*
Poèmes noirs sur ta peau tapa. Ta peau abstraite, juste matériau à dessin, tendre et tourmentée. La baie s’offre à la mer comme un corps au soleil. J’ai échoué là, désarticulé, dans le feu des mots en moi. Leurs charbons étaient mon encre noire. Mais face au mur d’écrire, je n’ai pas encore trouvé la voie nomade des mots...
*
Belle Marquise Vaïtahu. Tu n’as besoin d’aucun marquis, le bleu est ton prince charmant. Tes enfants s’envolent, succombent à l'exil, seuls les vieux rêves resteront. Te Fenua Enata, j’aimerais partir t’embrasser à nouveau. Je te vois demain comme un dernier voyage en ma tête. La dernière image avant le départ. Finir.
© Denis Heudré 2020
Tous droits réservés
Reproduction interdite
[1] Blaise Cendrars
[2] Sénèque
[3] Marcel Proust
[4] Aqqaluk Lynge : poète et homme politique groenlandais.
[5] https://www.pulkayak.fr/upernavik-2007/
[6] Parole d’un chaman à Knud Rasmussen, explorateur danois.
[7] Le Monde 16.08.2019
[8] Antoine Emaz
[9] Georges Perros
[10] Jean-Claude IZZO « L’aride des jours »
[11] Paul Celan
[12] Sylvia Plath
[13] Nazim Hikmet
[14] Cesare Pavese
[15] Stéphane Mallarmé
[16] Paul Celan
[17] Henri Michaux
[18] Henri Michaux
[19] Paul Verlaine
[20] Emily Dickinson