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AUTEUR-E-S - Index I

32 - Marie-Anne Bruch

EXCURSIONS À TRAVERS PARIS

 



             

 Place de la République – Un café près de la rue Léon Jouhaux – 10ème arrondissement – Lundi 21 novembre à 11h10


 La terrasse couverte où j'ai pris place me donne une vue imprenable sur un gros yucca agressivement hérissé et sur des petits buissons pisseux, pouilleux, exhibant leur dessèchement avec orgueil. Le garçon de café me fait répéter deux fois ma commande, éberlué qu'on puisse parler français avec l'accent originel et j'ai un peu de mal à articuler ce café allongé qui aurait préféré rester couché. À quelques mètres de moi, un homme trifouille tout un matériel d'allure électrique et s'engueule au téléphone avec un homme de son village qui lui doit quelque chose ou, peut-être, plutôt, qui lui manque de reconnaissance. L'homme est nerveux, malingre, sous tension, et apparemment pressé d'en finir avec tout cet attirail de câbles et de boîtiers, qui est loin de l’électriser.

Une vieille dame en parka jaune poussin s'arrête à la hauteur de ce café : elle a la démarche heurtée et malaisée de qui a passé sa nuit à déambuler d'un pas mécaniquement égal.

Cette place de la République est trois ou quatre fois plus grande que dans mon souvenir et le vent s'y engouffre comme un saisissement blanc. D'ailleurs mes doigts peu à peu engourdis et ralentis prennent une raideur de marbre livide sur le clavier de mon téléphone. La kyrielle des passants s'emmitoufle dans ses rares épaisseurs de couleur défraîchie et son pas, d'abord décidé, se fait vacillant et approximatif, comme au bord d'un choix crucial et irréversible.

Des groupes de jeunes garçons ont des sourires tordus et douteux et se les repassent mutuellement comme des vieux cintres volés en douce à l'étalage.

J'ai travaillé dans ce quartier en 2001, boulot qui fut ma première odyssée dans l'espèce de monde des start-up informatiques, bulle où je tentais de percer et qui me perça à jour avant de me désintégrer pour cause de non-intégration puis qui me licencia faute de licence en multimédia.

Cette sinistre boîte se situait Rue Taylor et, bien que l'on m'y taillât des costards pour l'été comme pour l'hiver – et même pour la demi-saison – je fus très loin de m'enrichir en ses bureaux. 

Immeubles blanchâtres, trottoirs cendreux, passants décolorés, cieux couleur de neige fumée, quelles pensées peuvent germer dans un tel paysage, à part de mornes regrets mort-nés ? 

Comme je traverse en sens inverse la Place de la République, une immense bourrasque vient se lover dans mon giron – glissante et vive comme une queue de poisson – et des vols de pigeons, là, juste devant mes yeux, s'entrecroisent et s'entrelacent en dessinant des arabesques et des sinusoïdes d'un gris hallucinant.




 Parc des Buttes Chaumont puis café-pâtisserie "le gâteau sur la cerise" – Rue Simon Bolivar – Métro Botzaris – 19ème arrondissement – jeudi 26 janvier 2023 à 10h20 


 Les pit-bulls n'ont pas conscience de leur puissante noirceur mais leurs maîtres vous jettent le regard adéquat, en guise de vague prémonition. Un vieillard en forme d'équerre se donne l'illusion de faire un jogging férocement dynamique et me donne envie de lui offrir des béquilles – si seulement j'en avais ! 

Petit matin de brume couleur de perle éteinte et les grands arbres s'élèvent dans un decrescendo de long flou artistique. Les plantes poussent penchées sur les pelouses en pente et seuls les réverbères imposent de surprenantes verticales parmi toutes ces inclinaisons de langueurs végétales. Nul banc ne souhaite m'accueillir, tous maculés de gouttes et de flaques et, de l’un à l’autre, je passe mon chemin, à chaque fois dépitée et toujours plus résignée.

Les candidats au footing sont des pauvres hères, hautement décharnés et d'une fragilité lunaire, sortes de Pierrots christiques qui exercent sans doute ce sport dans un esprit expiatoire de martyre volontaire – et assurément pas pour gagner le podium des silhouettes idéales en canons musculeux. 

Un groupe de retraités aux coupe-vent multicolores débouche soudain dans mes perspectives introspectives à grands coups de bâtons hyperactifs et d'éclats de voix non moins pointus ; et leur marche nordique m'embarque vers un coin de ma tête jusqu'ici inoccupé, à grandes enjambées ironiques. 

Faute de siège fréquentable, je quitte le parc et vais me réfugier dans une coquette pâtisserie, à la terrasse aussi minuscule qu’attrayante. 

On m'a demandé si je voulais mon café "doux, moyen ou fort" et je me suis sentie, l'espace d'un instant, aussi dépaysée que si je m'étais trouvée sous une tente touareg ou dans une yourte kirghize, avant de réaliser que cette coutume inconnue était tout à fait bienvenue, délectable, et qu'il serait bon de la répandre largement à travers la capitale.

Sur la porte de la boutique un écriteau prévient que la caisse est vidée chaque soir, type de notule que l'on ne voit pas dans mon quartier, et qui m'inspire un douloureux respect pour cette pâtissière aux cafés pleins de sollicitude. 

Un passant s'arrête brutalement à ma hauteur, atterré devant le cadran de son smartphone, et il lance un juron franc et massif, manifestement ravi que j'en sois le témoin auditif et visuel et que ma boisson me tienne captive à cette place et bien forcée de prendre acte et d'opiner. 

Un homme d'âge mûr, épais et trapu, aux guenilles verdâtres, semble arpenter le quartier en tous sens et prend parfois les quidams à partie de je ne sais quel incroyable coup du sort, suscitant de brusques écarts et autres embardées de parkas prudentes.

Certes, je sais que le 19ème arrondissement n'est pas le plus privilégié de Paris mais je ne suis pas venue ici pour examiner les pauvres dans leur milieu naturel – et moi-même, si j'en crois la sacro-sainte statistique, ne suis-je pas installée, statique et plus ou moins stoïque, sous les seuils insurmontables d'une survie instable, depuis quelques lustres ?

Il tombe un infime crachin – à peine une poudre d'eau, dirais-je – à travers ce froid gris et presque ensorcelant d'uniformité. 

Les Buttes-Chaumont sont mon jardin parisien favori mais je ne m'y suis promenée que quatre fois en un demi-siècle. Et à chaque visite, je m'enchante de le voir encore plus beau que dans mon souvenir et je n'ai pas besoin de le fréquenter assidûment pour raviver ma préférence ou pour affermir ma certitude. Jardin romantique et charmeur, dont je n’avais encore jamais vu l’apparence hivernale, et auquel ces froides ondées et ces voiles de brouillard donnent des airs de vaporeuse campagne anglaise.  




Café Le Calumet – Rue Notre-Dame des champs – 6ème arrondissement – 23  septembre à 11h20

 

C'est toujours le point de chute des lycéens alentour, comme il y a trois décennies et demie, sauf que je ne suis plus d'un millésime assez récent pour y faire bonne figure. Bar-tabac ordinaire, des petites tables carrées en formica et des sièges recouverts de skaï rouge. Moche mais convenable. La déco n'est pas plus belle ou plus moderne qu'autrefois mais on sent que des efforts furent faits pour la remettre à neuf. À mon époque, c'était le bar le plus pourri du quartier et celui qu'on privilégiait les jours de dèche, c'est-à-dire souvent, sans crainte de déchoir. Cela ne m'étonnerait pas que le statut de ce bistrot n'ait pas changé dans la tête du jeune voisinage. C'est ici que j'ai rencontré mon premier amour à l'âge de dix-sept ans. D'ailleurs nous nous étions déjà rencontrées maintes et maintes fois auparavant. Mais parfois les rencontres glissent sur notre esprit comme une pluie sur le plumage d'un canard – et d'autres fois c'est une collision de plein fouet et sans rémission.

Pas de doute, je suis ici la doyenne, clientèle et personnel de service confondus.

À l'époque j'avais un an d'avance et aujourd'hui j'ai l'impression d'avoir trente-cinq ans de retard. Comme un voyage dans le temps qui se serait trop bien passé et qui me ramènerait sur les lieux d'un crime dont je fus à la fois l'accusée, le témoin et la victime. Que deviendront nos jours heureux, passé quelques années ? Peut-être en pleurerons-nous, à la lumière de néons plus vifs ou de chandelles plus tamisées ? Crudité de la clairvoyance ou fumeroles de la nostalgie. A priori je serai toujours malheureuse et inquiète mais a posteriori je serai toujours ravie des longues traversées accomplies.

Derrière le comptoir, le personnel est asiatique, et montre une impassibilité pleine de discrétion et de diligence, comme si ces airs foncièrement indifférents constituaient le summum inaltérable de la bonté.

Devant le comptoir, les hommes sont tous bâtis sur le même modèle, quadragénaires à lunettes, au menton verdi par une barbe aux velléités de poussées plus très fraîches, au blouson couleur de réglisse longuement mâchouillée. Y avait-il le même genre de clients dans les années quatre-vingt ? J'étais trop jeune pour les voir. Trop jeune pour voir autre chose que les miroirs aux alouettes où je me trouvais belle et intelligente – en banale idiote que j'étais.

Mon bonheur d'autrefois me fait pitié mais peut-être qu'alors je savais des choses que les adultes doivent oublier pour pouvoir subsister et tenir leur rôle bravement.

Je quitte ce bar avec le sentiment de ne pas pouvoir y pénétrer, au présent. C'est dans le bistrot du souvenir que je viens de prendre place et de siroter un café.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


Café du métro – angle de la rue de Rennes et rue du Vieux Colombier – 6è arrondissement – lundi 3 octobre à 10h50

 

 

 

J'ai trouvé une place juste à côté de la bouche de métro Saint-Sulpice et les passants sont obligés de longer ma table de très près – me frôlant parfois. J'ai habité rue de Rennes entre mes dix et mes treize ans et demi. Ce fut mon premier logement parisien et la rue de Rennes représentait pour moi la quintessence de Paris – la colonne vertébrale de la capitale et sa substantifique moelle. Forcément: à douze ans on se croit au centre de la vie, peu conscient de l'espace et du temps en-dehors de son propre corps. À l'époque je voyais Saint Germain, en bas de la rue, comme un pôle négatif, vers les cendres refroidies des sinistres années cinquante, après lesquelles Juliette Greco avait haï les dimanches, et la Tour Montparnasse, en haut, polarisant toutes les attractions et les motifs d'excitation, colorée, musicale,  moderne et vivante. Aujourd'hui cette rue est pleine d'une froide austérité automnale mais, dans ma mémoire, le soleil des années 80 irradiait tout le quartier et jusqu'à mes rêves nocturnes. Non pas que mon enfance fut radieuse de bout en bout – loin de là ! – mais mon esprit devait être suffisamment vierge et impressionnable pour capter les rares rayons de passage. Je m'attendais à trouver ce matin dans cette rue une population chic et bourgeoise mais les visages et les tenues respirent plutôt les longs labeurs sans joie et les réveils déjà las et fatigués. Beaucoup ont le smartphone en ligne de mire et plongent dans les entrailles du métro sans le quitter des yeux – tel l'homme grenouille s'agrippant à son maigre tuba – et il y a sans doute dans les téléphones portables cette vertu d'oxygénation trop sous-estimée. J'habitais il y a quarante ans au-dessus du cinéma nommé à présent l'Arlequin : il s'appelait en ce temps-là le Cosmos et ne passait exclusivement que des films soviétiques dont, ma mère et moi, nous observions les affiches avec un mélange de crainte et de réprobation, comme si une horde de chars russes allait sortir de cette salle et nous écrabouiller illico. Nous regardions aussi la boîte de nuit attenante, et sa glauque enseigne titrée "le Caramel", avec un dégoût mêlé de pitié, tant les hurlements féminins de ce lieu de perdition scandaient scandaleusement (ou horripilaient horriblement) nos pauvres sommeils en lambeaux.

Tout cela n'existe plus maintenant, sauf dans ma tête et peut-être dans celle de ces hurleuses en détresse.

Et, sous le torrent de la mémoire, il m'apparaît que cette préadolescence ne fut pas si lumineuse qu'on veut bien le dire mais, au fin fond de certaines ténèbres je trouvais matière à projeter de jolies et bizarres fantasmagories et les rares bouquets d'étincelles prenaient d'autant plus de relief et de panache. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


Bar restaurant "les cerises" avenue de Suffren, 7è arrondissement

Lundi 10 octobre 2022 à 11h10.

 

 

 

Était-ce dans ce café, ou plutôt dans son ancêtre au même emplacement, que je venais en 1993, tel un solitaire pilier de bar, me reclure dans l'arrière-salle, calée entre un mur aveugle et une porte de toilettes battant à tout vent, et coincée toujours davantage entre ma myopie sourcilleuse et cette timidité qui ne regardait personne et dont tout le monde se fichait ?

En tout cas c'était bien avenue de Suffren, artère huppée et souvent déserte, où s'égarent de temps en temps des groupes de touristes en quête de Tour Eiffel, que des jeunes femmes seules en doudounes débraillées viennent humer l'atmosphère feutrée et discrète des beaux quartiers et semblent méditer sur le pourquoi et le comment.

En 1993 je m’interrogeais sur la différence entre pouvoir et vouloir car j'étais capable de choses bien peu désirables et je m'écrasais sans cesse le nez sur la muraille de l'Inaccessible; tout était à sa bonne place cependant – mais c'est moi qui n'y étais pas.

Aujourd'hui je suis assise à proximité de deux gros ours en peluche, encadrant l'entrée de ce bar comme des sentinelles démantibulées et mollassonnes, et je songe que le quartier des Gobelins a essaimé cette mode velue et régressive dans tous les endroits de Paris en panne d'imagination décorative.

Ici, les jeunes sont habillés avec une élégance de vieux dandys rabat-joints – manteaux à poils longs et chiens rasibus – et je préfère les styles estudiantins plus relâchés et plus contestataires mais tout ce petit monde n'est pas là pour me plaire.

À vingt-deux ans on est tellement soucieux de cacher ce qui n'intéresse personne qu'on ne songe même pas à montrer ce que tout le monde pourrait nous envier.

Et déjà j'écrivais mes petites proses bizarroïdes, au fond de ce café sinistre où la tabagie faisait rage et nous enveloppait d'une atmosphère de rêve sépulcral. Avais-je raison de trouver poétiques mes textes quand je notais : "les fleurs ont trop de lèvres pour articuler distinctement le bonheur mais ta bouche n’a pas assez de pétales pour le malheur. Ainsi va l'erreur à minuit. L'heure où les deux plateaux du sablier sont mal équilibrés. Je ne crains que l'orage qui flétrira tout ça. "


Mais il est presque midi et je vais partir.