Le dépôt
Critiques de mes livres Le sacrifice du géomètre et Décombres par le philosophe, essayiste (Histoire du libéralisme, ed. Ellipses) et romancier (Le fleuve) Samuel Béreau.
Le sacrifice du géomètre
Dans Le sacrifice du géomètre, Jean-Michel Maubert présente un monde sauvage et beau, qui apparaît avant que les mots et les choses se disjoignent. Les couleurs crient, la lune rouge hurle à la nuit, le vent chante ses complaintes à l’oreille de l’océan. Le minotaure, mi-homme, mi-bête, est comme l’incarnation de ce monde indifférencié. Dans le monde sauvage que l’auteur décrit avec une grande acuité, l’insecte devient humain ou l’inverse, et Kafka hante ces pages. Aucune identité n’est stable. Comme Icare après sa chute dans la mer, la mort elle-même n’est qu’un avatar du devenir. Les éléments primordiaux dansent, virevoltent comme Pasiphaé jeune au-dessus des taureaux. Le vol dans l’air choit dans la mer, l’eau fait place au désert, dans son errance, Icare se métamorphose lui-même, sa peau se parchemine.
Enfermé dans le labyrinthe, des sensations anciennes assaillent parfois le géomètre. Il revoit ainsi les plages de son enfance. A ce moment-là, la mer est pour lui à la fois puissance des abîmes et force bienfaitrice. Comme le mythe de Dédale, Jean-Michel Maubert fait varier brillamment l’entrelacement des contraires. Le minotaure est parfois un enfant déformé, ou à d’autres moments, un être engendré par une femme et un taureau. Les histoires divergent et forment elles-mêmes un labyrinthe. L’architecture n’est plus alors un lieu habitable mais la trame de l’écriture. Le labyrinthe devient alors le « chez-soi » des personnages. Le lecteur y avance et recule, laisse des traces qui s’effacent bientôt après. L’écriture du Sacrifice du géomètre dessine une géométrie d’une beauté sauvage. Les chemins du labyrinthe bifurquent, se croisent, se reconstruisent et déploient une toile mouvante aux motifs insolites et beaux.
Décombres
Dans Décombres, J-M Maubert met en œuvre une sorte d’hantologie (pour parler comme Derrida dans Spectres de Marx) – dans les parages d'une architexture en mode derridien. Comme si le vagabond d’Hamsun hantait les territoires de Kafka. Avec un couteau acéré, l'auteur semble rompre des fils cousus sur nos yeux, d’une magnifique écriture dessillée/dessillante. Les fantômes sont parmi nous, les morts habitent les vivants. En déchirant le voile de la réalité, il nous les manifeste. Par exemple, dans l’histoire des deux sœurs, avec Hannah, quelque chose de leur « mère défunte survivait en elle » (page 55), enfant sa sœur voulait « étreindre ce fantôme ». Comme pour les figures du Minotaure et du labyrinthe dans Le Sacrifice du géomètre, l’histoire des deux sœurs pourrait être déployée plus amplement encore dans un autre livre. Les colères d’Hannah, sa poésie qui blesse le lecteur, sa cruauté, l'écriture de J-M Maubert a sculpté ce personnage. Comme le Golem, il finit par vivre et hanter longuement l’esprit du lecteur. Tout comme les images des films de Théodore devaient, pensait-il, porter en leur sein une déchirure, une blessure ou une béance, de même, l’écriture de Décombres entaille le réel. Les personnages sont meurtris, les corps humains ou animaux sont mutilés, des greffes ou des béquilles les soutiennent. Des êtres au rebut, cachés dans un labyrinthe souterrain dans Bestiaire, réfugiés dans une forêt, apparaissant dans les bobines d’un film oublié, errent ou se terrent dans les espaces incertains de Décombres. Hannah décidera d’enfanter parmi eux. Elle trouvera là une forme de calme. La rage apaisée d’Hannah semble animer certaines pages du livre. Une douce mélancolie traverse à la fois la poésie d’Hannah et la prose des trois chapitres. Certes le sang des abattoirs s’écoule sans retenues et un chant mélancolique s’élève, mais, le chien fumeur sauve l’enfant d’Hannah, une hantise des lointains habite ses poèmes et la fantaisie de Décombres laisse paraître une douce sauvagerie. Comme J-M Maubert l’écrit à propos de Georg [Trakl], ces récits prennent soin des revenants, trouent de nouveaux espaces où les vivants portent en eux leurs morts et ouvrent d’autres possibilités de vie aux lecteurs.
Samuel Béreau