Le dépôt
L'image est mémoire - par Jean-Michel Maubert
L'image est mémoire. Ce que Bernard Stiegler (en référence à Husserl) nomme une "rétention tertiaire" – l'engrammement/l'inscription du vif dans le mort, pour employer un vocabulaire hegelien. Elle est une trace, le dépôt sur une surface (un écran) d'une forme, de traits expressifs d'un visage/d'un corps/d'un paysage/d'un rêve, etc. Autrement dit, ce qui reste de ce qu'un œil a vu, de ce qu'une peau/une main ont touché.
Toute image suppose une perspective pour se constituer comme telle – on pourrait montrer à la suite de Patočka, d'un point de vue phénoménologique, que la perspective est constitutive de la donation même du monde comme horizon des horizons. L'une des modalités sous laquelle, au niveau ontique, se donne à nous la perspective, c'est le regard faisant surgir l'image. Toute image est synthèse de mouvements, de gestes et regards. Quelque chose d'un regard est donc incrusté/déposé au creux de l'image. Recueilli. Comme en attente – une attente qui avec le temps devient anonyme, comme suspendue en elle-même. C'est pourquoi on peut avec Georges Didi-Huberman parler de "double distance", au sens où nous qui regardons l'image sommes aussi regardés par elle. Confrontés à un regard spectral (qu'on en ait ou non conscience). D'où le pouvoir de hantise des images. On ne peut ici s'empêcher de penser à la profonde méditation de Jacques Derrida dans "Spectres de Marx", creusant et déployant ce qui est en jeu dans la figure du spectre – Marx invoquant littéralement des formes de spectralité et de hantise, comme dans la célèbre formule : "Un spectre hante l'Europe...". Derrida trouve la forme matricielle de cette spectralité chez Shakespeare – créant ainsi une intertextualité vertigineuse. Il est ici question bien sûr du fantôme du père de Hamlet dans la pièce éponyme. Le père mort assassiné est d'abord un regard qui nous est inaccessible – un regard plus lointain que toute extériorité. Il nous signifie qu'il y a une dette impayée (comme le dira plus tard un personnage de David Lynch dans Inland Empire), un crime qui commande réparation/justice. La "dissymétrie spectrale interrompt ici toute spécularité. Elle désynchronise, elle nous appelle à l'anachronie"(Spectres de Marx, p. 26, ed. Galilée). De par sa dimension nécessairement spectrale, l'image appelle de notre part une réponse. Cependant, il y a une disjonction entre le régime du voir et celui des mots (on peut ici penser à la classification des signes chez Ch. S. Peirce ou aux analyses de Michel Foucault).
On ne pourra jamais combler cette déchirure. L'image fait naître chez certains, certaines, le désir d'approcher son étrange spatialité/son étrange temporalité, et de tenter de dire en retour quelque chose de ce qu'elle creuse, blesse, fait germer et croître au fond d'eux, au fond d'elles.
Le texte qui suit est extrait d'un livre inédit, composé avec Sophie Patry, "Fragmentations –– des paysages". Il fait fond sur les analyses et concepts élaborés par le philosophe et phénoménologue Renaud Barbaras dans des livres comme "L'appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique" (éd. Peeters, Leuven, 2019), "Phénoménologie et cosmologie" (éd.Vrin, 2024), "Métaphysique du sentiment" (éd. du cerf, 2016), "Le désir et le monde" (ed. Hermann, 2016).
L'IMAGE COMME MOUVEMENT
Il y a dans l'exploration des paysages par Sophie Patry une dimension sérielle – mixte d'intuition de haute intensité et d'ouverture à l'aléas, la rencontre, la saisie sur le vif de ce qui se donne au regard. Cette sérialité semble renvoyer à quelque chose d'inépuisable. De quasi obsessionnel, si l'on veut. Pas dans un sens psychologique réducteur – mais, à l'inverse, au sens où il y a une nécessité venue de la chose même. Du paysage comme tel. Le paysage dans son sens ordinaire suppose un cadre délimitant un contour (géométrique), découpé au sein d'une étendue géographique. Qu'il soit vaste paysage maritime ou gros plan sur une goutte d'eau, c'est à l'intérieur de ce cadre qu'ont lieu les mouvements – déplacements, expansion/dilatation, éclatements, tremblements/vibrations, cassures, métamorphoses, etc. Avec le cinéma l'image découpée dans le tissu des matières se met elle-même en mouvement, accompagnant par la mobilité de son cadre (les mouvements de caméra) les parcours/trajectoires, accélérations et décélérations des corps, gestes, expressions des visages au sein de celui-ci ; la limite de ce qui est représentable étant dès lors signalée par le flou, l'indistinction des formes – ce qui correspondrait à leur fusion –, une mouvance généralisée – au cœur même de l'image, dans sa texture, ses fibres profondes, empêchant de saisir le sens de ce qui se déploie dans le cadre. Si tel était le cas, on se rendrait compte qu'on n'a pas simplement affaire à des corps en mouvement mais, s'il on peut dire, à un affleurement à travers les matériaux de l'image, du mouvement lui-même. À un dynamisme, dont corps animés, choses, paysages, ne sont que des moments ou des modalités. Des expressions ou des traces. Autrement dit, dans cette expérience-limite, d'un point de vue perceptif, on aurait affaire à une mobilité plus originaire, imprésentable comme telle. Le mouvement même du monde, son essence dynamique, source de tout apparaître (pour la phénoménologie le monde peut être défini comme le déploiement de l'apparaître – on peut s'en faire une idée en pensant à la façon dont chaque espèce animale fait apparaître/phénoménalise le monde à travers ses perceptions et actions ; ce que nous appelons ici monde c'est la condition de tout apparaître possible). Notre hypothèse est qu'on pourrait voir les images de Sophie comme la sédimentation encore vibrante de ce mouvement. Dynamique fixée par le flou, par la fluence tendue de l'image, sa distension interne, exhibant quelque chose de ce qui la travaille de l'intérieur (et qui est la signature de Sophie Patry). C'est au sein de cette mobilité première (mobilité qui est plus originaire que la simple trajectoire d'un corps d'un point à un autre au sein d'un espace déjà objectivé) que s'inscrivent les corps. Elle est leur condition, leur source, ce qui rend tout mouvement possible quel qu'il soit. Cette mobilité qui rend possible toute manifestation donne aux corps leur énergie, leur dynamique propre. On peut la voir comme le déploiement même de l'extériorité. Comme tel ce mouvement, ce procès qui est celui de l'espace lui-même, correspond au monde/à la manifestation dans son ouverture infinie – ce que Rilke nommait l'Ouvert (inaccessible aux sciences qui se donnent toujours déjà le monde sur le mode d'une juxtaposition d'étants mesurables/objectivables, sans être capable de poser et formaliser la question plus radicale de leur apparaître – et de l'apparaître comme tel, objet de la phénoménologie). Le monde (dans son sens phénoménologique donc) est cet omni-englobant au sein duquel se différencient les étants. En tant qu'archi-mouvement, on ne peut l'isoler ou le circonscrire comme on désigne un étant distinct des autres étants : une goutte d'eau à côté d'une miette de pain sur le bois d'une table. Il s'infiltre et percole en eux tous et les fait entrer en résonance au sein même de leur disjonction (leur individuation). Il pourrait correspondre à ce que Simondon nomme le pré-individuel. Chaque étant est séparé du monde au sein du monde, et par là même en recueille l'essence dynamique à travers le mouvement/la dynamique correspondant à son individuation.
C'est tout cela me semble-t-il que nous fait sentir/ressentir/pressentir Sophie Patry à travers ses photographies. Le paysage est comme le prolongement de l'œil voyant, de son dynamisme vivant. À la suite de Sophie on entre dans sa dynamique intérieure, qu'elle soit floraison ou concentration sur soi/compacité. Dans les autoportraits Sophie rend visible son propre corps. Elle le dénude en un certain sens. Elle le voile d'ombre, de tissus, de textures membraneuses, de lumière stridente ou veloutée, feuilletée, granuleuse, épaisse ou clinique. Son corps subit la même altération que le paysage. Il se donne en se dédoublant ou se spectralisant, en s'épanchant en couches de visibilité volatiles, en se démultipliant, vibrant, ondulant, pris dans des devenirs granulaires ou vaporeux ou translucides, semblant s'échapper de lui-même, fuir (comme elle fait fuir le paysage lui-même), ou encore flotter, ou se métamorphoser en figures animales incertaines, inassignables. On retrouve ici la dynamique originaire – telle que Sophie en exhibe les traces – dont nous parlions plus haut. Le soi est mouvement vers le monde dont il est séparé. Exil ou exode au sein de l'espace comme profondeur originaire. Il est extériorisation vers une fenêtre poreuse, extension dans des doubles, dans l'opacité des matériaux, la texture liquide d'une lumière, ou sa sécheresse, ou son éclat neigeux aveuglant. Sophie est ce corps intrinsèquement dynamique – au sein même de ce qui peut apparaître comme une immobilité en terme de mouvement local/de trajectoire parcourue. Son mouvement tient sa mobilité de la dynamique qu'est le monde. Il est semblable à une note au sein d'une mélodie (infinie) qui ne se manifeste qu'à travers cette succession de notes et ne peut jamais être rendue présent (se manifester) comme telle. Un éclat, un fragment, ou une retombée d'un jaillissement qui est l'être lui-même, l'être comme apparaître, donation du sensible. Ainsi le mouvement du corps vers le monde au sein du monde est exploration, entrée dans sa profondeur inépuisable (inobjectivable, on la perd dès qu'on cherche à la réduire à une dimension mesurable). C'est de cette manière que le monde est présent dans son imprésentabilité même : en tant que profondeur pure. D'où l'inextinguible mouvement du corps, son immersion sous forme de perception (à travers la donation par esquisses de tout objet possible) ou de sentiment, dans ce qui est un sans fond (source de toute manifestation). Tout objet est perçu selon une structure d'horizon : par une série d'esquisses, de profils, dessinant l'unité transcendante de cet objet pour notre conscience, sans que jamais nous puissions épuiser cette donation par esquisses (c'est ce qui fait qu'on peut qualifier l'objet de réel). Le monde est l'horizon de tous les horizons par lesquels nous percevons les objets. Autrement dit, la profondeur en tant que telle. Tout mouvement cherche à rejoindre ce qui se donne en se dérobant. Ainsi la profondeur peut être pensée comme la matrice de l'espace. La spatialité originaire. C'est là la racine profonde (ontologique) du désir. Que ce soit l'œil photographiant de Sophie – médiatisé par son appareil photo – ou son corps déployé/déplié dans l'image de l'autoportrait, il y a toujours ce mouvement d'insertion, d'inscription dans la dynamique de la profondeur. Sans la séparation/distension originaire (notre individuation comme sujet vivant) il n'y aurait pas le désir de voir, de faire apparaître, qui est la racine profonde du travail de Sophie (et qui est un mouvement de phénoménalisation). Ce désir la mobilise, la traverse et elle nous emporte avec elle. Ainsi cette séparation dont elle témoigne peut être pensée comme l'envers de notre appartenance à la spatialité originaire du monde (le monde étant le procès même de cette spatialité originaire, source de la multiplicité infinie des étants) : nous sommes des éclats, des fragments de la puissance spatialisante qui est l'être même – le fond sans fond qui fait être toute chose (nous ne pouvons aller au-delà de cette idée, limite de toute pensée humaine). Renaud Barbaras le pense en terme de déflagation (éternelle) et de surpuissance (comparable à l'Un de Plotin). Nous phénoménalisons le monde en tendant vers les choses et en entrant toujours davantage dans la profondeur où elles s'inscrivent et qui sans cesse nous les dérobe. Ainsi, à notre échelle, nous captons, nous phénoménalisons quelque chose de l'apparaître/de l'être comme tel, comme s'il se phénoménalisait à travers nous, à travers la "puissance voyante" d'une photographe telle que Sophie Patry.