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AUTEUR-E-S - Index I

73 - Alta Ifland

Pourquoi j’ai quitté les États-Unis

Pourquoi j’ai quitté les États-Unis


Le 31 janvier 2022, trente ans après mon arrivée aux États-Unis comme réfugiée politique, je quittai mon pays d’adoption avec un aller simple pour Paris. Je n’ai pas l’intention d’y revenir, sauf en tant que touriste. Je considère ce départ comme politique, tout comme mon précédent départ de Roumanie, et je vais donc essayer de résumer ici mes motivations, aussi succinctement que possible.

Je pris la décision de partir lors du premier débat présidentiel entre Trump et Biden pendant la campagne de 2020, en regardant un cirque dans lequel le même chimpanzé qui s’était manifesté contre Hillary Clinton quelques années plus tôt s’exhibait maintenant contre Biden, essayant de le déstabiliser avec ses singeries. Sachant que Biden avait été bègue dans sa jeunesse, il fit appel à toutes ses compétences simiennes afin de l’humilier en le faisant bégayer. Je maintins ma décision de partir même lorsqu’il fut clair que Trump ne serait pas élu. L’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 me confirma dans ma décision. Je crus que cet assaut serait le début d’une série de violences à venir perpétrées par des milices armées d’extrême droite dans différentes villes américaines, en quoi j’eus tort. Rétrospectivement, il me semble que je surestimai la colère de la Droite et sous-estimai le mimétisme tribal de la Gauche. Ce qui arriva, de manière assez surprenante, ce fut, au lieu d’un fascisme de Droite, un totalitarisme de Gauche.

C’est peut-être la première fois dans l’histoire qu’une démocratie (c’est-à-dire un système d’élections libres) coïncide avec des institutions culturelles hégémoniques, la première fois qu’un totalitarisme ne provient pas d’un dogme émanant d’un dictateur, mais des intellectuels eux-mêmes, à commencer par ceux qui exercent dans les institutions universitaires les plus prestigieuses. En fin de compte, la principale raison de mon départ ne fut ni Trump, ni le trumpisme, ni le 6 janvier, ni même l’état catastrophique du système de santé américain (au moment de mon départ, je payais 1100 dollars par mois pour une assurance maladie lacunaire). Si exaspérant que cela fut, j’aurais peut-être accepté tout cela, car on apprend à tolérer beaucoup de choses si l’on perçoit une compensation. Mais dans la société américaine actuelle, il n’y a pas de compensation, car à bien des égards, le camp opposé au trumpisme est devenu au moins aussi fou que son homologue.

C’est cette folie que j’essaie de décrire et d’analyser dans ce livre, et si vous vous demandez pourquoi je me concentre uniquement sur la folie provenant de la Gauche, voici la réponse : je vis, ou plutôt, j’ai vécu jusqu’au 31 janvier 2022, dans le nord de la Californie et je suis écrivain et traducteur littéraire. Tous mes amis et connaissances sont des écrivains, des artistes, des universitaires, des traducteurs et des journalistes. Je ne connais personnellement personne qui ait voté pour Trump. Bien que le trumpisme soit bien réel, il ne fait pas partie de mon univers le plus proche. Mes réactions concernent cet univers, non seulement parce qu’il me touche de la manière la plus personnelle, mais aussi parce qu’il est beaucoup plus décourageant de voir des intellectuels que des rednecks des bas-fonds perdre la raison et piétiner les valeurs démocratiques. Quand des intellectuels défendent des positions indéfendables simplement parce qu’ils sont opposés au programme des Républicains, ils sont aussi tribaux qu’un « chaman » qui descend sur le Capitole. En fait, ils sont pires, car c’est la responsabilité et le devoir des intellectuels et des universitaires de garder les yeux ouverts sur tout type de folie sociétale. Vous penserez peut-être qu'à la lumière de la seconde « apparition » de Trump[1], ce n'est pas le bon moment pour parler de la folie de ses adversaires, mais voici pourquoi je ne suis pas d'accord : même si Trump adopte des décrets démantelant les structures gouvernementales DEI et nous ramenant à une époque où les humains avaient un « sexe » et non un « genre », ces changements resteront superficiels dans le sens où ils n’affecteront que la surface—les valeurs affichées des institutions—et non les structures mentales profondes qui ont conduit à ces valeurs. Trump peut changer les règles du jeu telles qu'elles furent mises en place par l'administration Biden, mais ce n'est pas Biden qui les a inventées ; ce sont certains des intellectuels américains des universités les plus prestigieuses qui l’ont fait, et tant que ceux-ci n'examineront pas de manière critique les racines de leurs idées, les mêmes folies ou d'autres nous tomberont dessus tôt ou tard.

À mes amis Américains qui disent qu’ils ne sont pas vraiment d’accord avec la politique identitaire, mais qu’ils ne peuvent pas s’y opposer parce qu’ils feraient le jeu des républicains », je réponds ceci : si votre allégeance tribale est plus importante à vos yeux que votre fidélité à vous-même, en quoi êtes-vous différent d’un Républicain ? Si vous ne voyez pas que l’obsession de la Gauche pour le biologique (le ressassement compulsif du « genre », de la sexualité et de la race) a conduit à une marchandisation des identités, vous devez changer de lunettes. Si vous ne voyez pas à quel point il est ridicule de devoir remplir des formulaires et de cocher des cases avec des dizaines d’identités de « genre » (un concept américain dont les inventeurs et ceux qui le promeuvent s’imaginent qu’il est « subversif », alors que toutes les institutions du monde occidental l’ont adopté), vous êtes tout aussi puritain que les ancêtres aux valeurs desquelles vous prétendez vous opposer. Seule une société puritaine construit ses valeurs sur un renversement de l’identité sexuelle « normative ». On pourrait imaginer des centaines d’identités basées sur des critères complètement différents de ceux découlant de notre système reproductif. Construire son identité essentiellement autour de ses organes génitaux et de leur activité relève non seulement d’un manque d’imagination pitoyable, mais, en fin de compte, d’une structure mentale puritaine. Pour mieux comprendre mon propos, songez à la blague suivante : un rabbin demande à un intellectuel juif athée comment il peut se considérer comme Juif et ne pas croire en Dieu. A quoi l’autre lui répond : « Facile. Le Dieu auquel je ne crois pas reste un Dieu juif ». En d’autres termes : quand vous rejetez quelque chose en allant dans la direction diamétralement opposée, vous êtes dans la même logique et dans le même cercle d’idées que ce à quoi vous vous opposez. Quand vous célébrez tous les types de sexualité possibles, sauf la sexualité dominante, vous renversez tout simplement la hiérarchie de vos ancêtres. Ce qui était positif pour eux est négatif pour vous, et vice-versa. Mais vous avez exactement les mêmes obsessions, la même structure de pensée et surtout, la même impulsion moralisatrice à contrôler la sexualité d’autrui en lui disant ce qui est bien et ce qui est mal. Un être humain libre, un être à l’aise avec sa sexualité, ne ressent pas le besoin pathologique d’en parler constamment. Une société dans laquelle tout le monde est traité avec respect ne demande pas aux candidats à un poste quelconque de remplir des formulaires dans lesquels ils sont invités à révéler l’aspect le plus intime de leur vie – leur type de sexualité ou « identité de genre ». Quel est le rapport entre mon travail et mes organes sexuels ou ce que j’en fais dans mon lit ? Et pourtant, la Gauche de tous les pays anglo-saxons a décidé que nous devions révéler cet aspect le plus intime de nous-mêmes – sous couvert de « tolérance » et des « droits de l’homme ». La seule raison pour laquelle cela vous semble normal, c’est que vous avez grandi dans une société où cette manière de voir vous est inculquée depuis la maternelle comme une question morale relative aux « minorités sexuelles ». Mais si vous prenez du recul et comparez la société américaine à toutes les autres sociétés qui ont existé avant elle, ou à d’autres sociétés contemporaines, vous verrez qu’aucune autre société sur terre n’ait été aussi obsédée par ses organes génitaux. Que cette intrusion dans l’intime soit dégradante et, en fait, intolérante, ne semble pas traverser l’esprit de ces militants puritains. Comme des disques rayés, ils ne cessent d’incriminer « l’oppression » de toutes les sexualités « alternatives », qui incluent désormais celles des « asexuels » et des « pansexuels[2] ». Pourtant, si vous souhaitez publier un récit ou un poème, postuler à une bourse dans le domaine des arts, un emploi quel qu’il soit, la plupart des appels à candidatures précisent qu’ils favoriseront tout particulièrement les candidatures des personnes LGBTQIA (je peux me tromper de quelques lettres, car de nouvelles catégories ne cessent de s’ajouter aux premières). Comment des personnes qui représentent une minorité de la population peuvent-elles être tenues pour « opprimées » alors que presque tous les prix et les postes clés dans toutes les institutions culturelles leur sont réservés ?

Comme je l’ai déjà dit, depuis 2016, aucun prix littéraire majeur n’a été décerné aux États-Unis à un « homme blanc hétérosexuel ». Statistiquement parlant, cela équivaut à rayer l’immense majorité des postulants. Peindre ce choix aux couleurs de l’« antiracisme » et de la « tolérance » est le signe d’une société très perturbée. Que personne n’ait le courage de dénoncer cette violation flagrante du principe d’égalité est encore plus inquiétant (par « personne », j’entends les écrivains directement touchés par cet état de fait). Bien sûr, si vous suivez mon raisonnement, vous serez immanquablement traité de « raciste » et « transphobe ». Et alors ? Ne savez-vous pas que la vérité n’est jamais un acquis, et qu’elle demande des sacrifices ? Vous devez le savoir, car dans vos déclarations, vous ne vous lassez de « soutenir les marginalisés », et il n’y a rien de plus marginalisé que la vérité. Le sacrifice qu’on vous demande n’est pas celui de votre liberté ni de votre vie, comme ce fut le cas dans le pays d’où je viens, ou comme c’est le cas aujourd’hui encore dans la Russie de Poutine ; ce n’est que le sacrifice de votre quiétude, de votre confort et de votre respectabilité. J’ai grandi dans un monde où contredire la vérité officielle vous coûtait la liberté, celle de vos proches et parfois même la vie. Au début de ma vingtaine, j’étais sur la liste noire de l’un des pires dictateurs du XXe siècle, Nicolae Ceausescu. Je n’aurais jamais imaginé qu’un quart de siècle après mon arrivée dans « la plus grande démocratie qui ait jamais existé », je deviendrais un écrivain mis sur une liste similaire, et que cela ne viendrait pas d’un dictateur ni d’un républicain intolérant de droite, mais des intellectuels eux-mêmes, dont certains étaient mes amis. Pensez à l’ironie : rien de ce que Trump a fait ou dit n’a affecté ma liberté ; par contre, les mots, les actions et l’idéologie de mes amis progressistes ont fait de moi un auteur impubliable. Non, je ne dis pas que je suis sur la liste noire de qui que ce soit ou que ces listes existent vraiment ; inutile d’établir de telles listes quand les maisons d’édition recrutent des censeurs (qu’ils appellent « sensitivity readers ») et que presque tous ceux qui occupent des postes clés dans les institutions culturelles du pays sont en compétition pour se prouver à eux-mêmes et à tous les autres qu’ils sont les plus grands « antiracistes » et les meilleurs défenseurs des droits des LGBTQIA. Et comment peuvent-ils le prouver sinon en jugeant chaque écrivain non par la qualité de ses écrits mais par sa couleur de peau, son identité de « genre » et son degré d’adhésion à l’idéologie qu’ils promeuvent ? C’est pourtant ce qui se passe aux États-Unis depuis une décennie. Les États-Unis sont devenus un pays dans lequel on est jugé selon une politique identitaire raciale et « de genre » qui essentialise notre humanité et nous réduit à un statut de « victime » ou d’« oppresseur » selon une rhétorique très proche de celle de la dictature dans laquelle j’ai vécu. Il s’agit d’une vision du monde dans laquelle le seul rapport possible entre les gens est celui qui oppose la victime à l’oppresseur, une vision binaire intrinsèquement intolérante qui ne peut que conduire à des conflits sociétaux (alors que ceux qui la soutiennent sont souvent les mêmes qui vous donnent des cours d’anti-binarisme). La catégorie américaine actuelle de l’« oppresseur » n’est qu’une nouvelle itération de la catégorie communiste du « bourgeois » ou de l’« ennemi du peuple ». N’imaginez pas qu’il fallait être Warren Buffet pour être déclaré « bourgeois » – tous les professionnels et les intellectuels étaient « bourgeois » d’office.

Comme dans le communisme, dans le nouvel ordre identitaire américain, on naît « oppresseur », et comme dans le communisme où l’on héritait ce statut de sa famille « bourgeoise », aux Etats-Unis on l’hérite de ses parents blancs. Par exemple, la société cinématographique Disney dont les employés étaient obligés pendant l’administration Biden de participer à des séances d’activisme politique où ils étaient instruits sur le « privilège blanc », informait ces employés en 2021 que les bébés blancs de trois mois présentent déjà des symptômes de « suprémacisme blanc ». Comment pourraient-ils présenter ces symptômes à un stade aussi précoce si ce n’était de naissance ? On ne nait plus innocent aux Etats-Unis si on a le malheur d’être blanc, et la seule manière d’échapper à ce péché originel est de se repentir et de demander pardon—un rituel qui mélange idéologie communiste et morale protestante. Ces séances de rééducation qui avaient lieu dans des écoles et des entreprises étaient dirigées par des coachs largement payés pour donner des cours de « sensibilité » durant lesquels les blancs étaient censés confesser leur « privilège » et demander pardon. Dans certaines institutions américaines, le vote d’une personne noire valait deux fois plus que celui d’une personne blanche. Cette idéologie était promue par une élite culturelle et financière qui prétendait lutter pour la « justice sociale ». Pardonnez-moi d’être un peu sceptique lorsqu’un tel message était et continue à être délivré par des présentateurs multimillionnaires de la chaine MSNBC[3] qui, de toute évidence, n’ont aucun désir de partager leur fortune avec le reste de la population comme cela devrait être le cas s’ils mettaient en pratique leurs messages d’« équité » et de « justice sociale » ! Cette Amérique « antiraciste », honteuse de son passé esclavagiste, a trouvé la meilleure manière de s’en débarrasser en inventant une « blanchité » (whiteness) abstraite, un concept essentialiste qui projette une culpabilité collective sur tous ceux qui ont la même couleur de peau. N’est-il pas un peu trop commode, et franchement arrogant, cher ami américain, de vouloir universaliser la spécificité de ton histoire, comme si tous les « blancs » et « noirs » avaient la même histoire ?

Pour revenir à la discussion sur les écrivains et les institutions culturelles en Amérique, laissons de côté les grands prix et voyons ce qu’il en est des librairies. J’ai vécu pendant plus de quinze ans dans une ville du nord de la Californie, période pendant laquelle j’ai dû dépenser au moins dix mille dollars dans la librairie principale de la ville. Dans cette ville, j’étais un auteur local, un auteur qui écrivait dans sa troisième langue, l’anglais. Lorsque mon premier roman sortit en 2021, je prévins le libraire et ses différents employés : mon livre bénéficiait d’un grand distributeur et portait en partie sur la Californie ; je m’attendais donc à ce qu’il suscite un certain intérêt. Il m’a fallu plusieurs courriels et au moins quatre descentes en librairie pour réussir à les convaincre de le commander. Lorsque j’expliquai qu’il s’agissait d’un roman satirique sur les différences culturelles entre les Européens de l’Est et les Américains, et que l’action se passait en Californie, les vendeurs me regardaient avec des yeux vitreux et indifférents. C’étaient les mêmes vendeurs qui décoraient la librairie de banderoles de soutien aux immigrés, mais qui ne manifestaient aucun intérêt face à un immigré en chair et en os. Pour eux, un immigré n’était rien de plus qu’une personne détestée par Trump, et comme ils construisaient leur réel en réponse à Trump, ils se faisaient un devoir de soutenir une abstraction appelée « immigrant ». Quel intérêt auraient-ils pu avoir pour une vraie immigrante, une autre culture, une autre façon de voir le monde, alors qu’ils ne comprenaient que des slogans-clichés sur la « race » et le « genre », et que leurs livres préférés, qu’ils recommandaient avec zèle, portaient des titres géniaux tels que Comment être antiraciste ou Bébé antiraciste – parce que, l’Amérique, il faut vraiment se méfier de ces bébés racistes ![4] Dans toute société saine, un homme qui croit que les bébés peuvent comprendre des abstractions telles que le « racisme », et qui utilise le même type de langage creux que les apparatchiks communistes, serait la risée de tous, alors qu’en Amérique il reçoit des prix[5] décernés par les plus hautes autorités culturelles du pays. Cher ami intellectuel américain qui soutenez de tels génies, soit vous avez perdu tout bon sens, soit vous êtes tellement hypocrite que vous ne savez même plus quand vous vous mentez. Bien sûr, il est aussi possible que vous soyez tout simplement lâche. Se parer du drapeau de « l’antiracisme » et répéter ce mot ad nauseam n’aide personne, sauf, bien sûr, ceux qui se remplissent les poches grâce à votre lâcheté. Si seulement vous pouviez vous voir de l’extérieur, vous et vos camarades « antiracistes », comme des enfants gâtés dans une immense cour de récréation : « C’est moi le plus grand antiraciste ! Non, c’est moi le plus grand antiraciste ! C’est vous le plus grand raciste ! Non, c’est vous le plus grand raciste ! » Ne vous inquiétez pas, l’histoire enregistrera votre rivalité héroïque pour la postérité :

“Here lies Billy the antiracist                        « Ci-git Billy l’antiraciste

He was no cis he was no sexist                     Il n’était ni cisgenre ni sexiste

With his mighty phone he fought bigotry     De son portable il combattait le racisme

He was a fighter for equity and diversity.     Il luttait pour l’équité et la diversité.

Here lies Billy, the Insta-anticapitalist,         Ci-git Billy, l’Insta-anticapitaliste,

Billy the Twitter activist,                               Billy, le télé-guerrier activiste,

Oh, Billy the intersectionalist                       Oh, Billy l’intersectionnaliste

He was the biggest antiracist,                        Il était le plus grand antiraciste,

Billy the progressivist.”                                 Billy le progressiste ».

 Cher universitaire américain, il est temps que vous ouvriez la bouche et que vous vous éleviez contre l’hypocrisie et les dogmes qui étouffent vos écoles ! Ne voyez-vous pas que tous ces discours pompeux sur les « marginalisés », les « opprimés » et la nécessité de « transgresser » ceci ou cela ne sont que le ressac dogmatique et hypocrite d’une minorité parasitaire privilégiée qui a pris le contrôle de toutes vos institutions ? Que transgressez-vous exactement lorsque toutes vos opinions – du moins celles que vous osez exprimer en public – sont les mêmes que celles de vos collègues ? Quand avez-vous pris une position contraire à la doxa acceptée par vos collègues ? Avez-vous jamais pris un risque majeur ou sacrifié quelque chose d’essentiel pour vous : votre carrière, vos amitiés, votre réputation, vos contrats, votre confort et vos privilèges, au nom de la vérité ? Comment auriez-vous pu le faire alors que vous enseignez depuis des décennies à vos étudiants que la vérité n’existe pas, et qu’en même temps vous ne cessez de parler des « mensonges de Trump » ? Cher ami américain, si la vérité n’existe pas, le mensonge n’existe pas non plus, car l’un ne peut exister sans l’autre.

Être obsédé par l’identité biologique a toujours été une marque du proto-fascisme, et classer les gens en fonction de leur identité est l’aboutissement de décennies marquées par cette obsession, qui empoisonne les universités américaines Dieu seul sait depuis quand. Tout ce que je sais, c’est que lorsque j’ai mis les pieds pour la première fois sur un campus américain en 1993, elle était déjà présente. Les prémisses de l’idéologie woke existaient déjà trois décennies plus tôt, mais il était difficile d’imaginer qu’elles s’infiltreraient dans le monde réel, car le monde universitaire américain a toujours été enclos dans des tours d’ivoire isolées du reste de la société (comme, d’ailleurs l’atteste le mot campus). Ce qui a rendu possible la contamination de la société par cette idéologie est une combinaison de facteurs qui, ensemble, ont créé une tempête parfaite : Trump et la réaction qui en a résulté, la normalisation des réseaux sociaux, et, coup de grâce, les confinements liés au Covid, qui nous ont tous obligés à déplacer notre vie online sur des réseaux cultivant l’extrémisme. Le fait que les universitaires américains refusent de regarder le milieu dont ils font partie avec un œil critique et que quiconque ose le faire soit ostracisé signifie que ce milieu a perdu sa raison d’être et qu’il est devenu un outil d’endoctrinement et de propagande. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas y trouver de nombreux individus honnêtes et sérieux ; le problème est que les voix de ces individus sont couvertes par le bruit des propagandistes, et qu’eux-mêmes ont contribué, par leur silence, à cet état de fait. Lorsqu’on réagit d’une manière si aveugle à la critique, c’est qu’elle touche le cœur même de notre identité. En fin de compte, le techno-progressisme américain (voir la Préface) n’est que l’autre face de l’identitarisme nationaliste, une pathologie de l’identité. Que cette pathologie identitaire soit exportée aujourd’hui en Europe et dans le reste du monde sous la bannière des « droits de l’homme » et autres « droits des minorités » doit être dénoncée comme l’ultime manifestation d’un impérialisme culturel d’autant plus violent qu’il se cache précisément sous l’apparence contraire : le colonisateur qui vous occupe en vous faisant un discours, oh, si touchant, sur la « décolonisation ».

Et pourtant, c’est le cœur lourd, bien plus lourd que lorsque j’ai quitté la Roumanie il y a trente ans, que j’ai quitté l’Amérique. La Californie du Nord doit être l’un des plus beaux coins de la planète, et sa beauté sauvage me manque. Oui, je suis une immigrante réactionnaire qui choisit de croire en des idées aussi désuètes que la vérité et la beauté, ce qu’aucun universitaire américain respectable n’oserait professer. Adieu, l’Amérique ! Puisses-tu trouver la force de surmonter ton insanité actuelle !


  

[1] J’ai relu et réécrit certains de ces paragraphes au début de 2025 après l’inauguration du deuxième mandat de Trump.

[2] J’ai naïvement cru que les « pansexuels » se référait aux gens qui aiment faire l’amour dans ou avec la nature, mais non ; apparemment, ce sont des gens qui aiment faire l’amour de toutes les façons et avec n’importe qui. Ils ne « discriminent » pas.

[3] La chaine de télé la plus de gauche aux Etats-Unis

[4] How to Be an Antiracist et Antiracist Baby sont écrits par Ibram Kendi, l’”anitraciste américain” qui a été transformé en un gourou par les médias et l’élite intellectuelle. Après la mort de George Floyd, Kendi est devenu le porte-parole de l « antiracisme » et son livre How to…, écrit selon la logique performante de la psychologie populaire qui vous donne des conseils pour obtenir un dos plus musclé ou une vie sans racisme, a été vendu dans plus d’un million d’exemplaires. Idéologiquement incohérent, son message peut se résumer à ceci : pour être « antiraciste » il faut être … raciste. C’est à Kendi et à ses disciples qu’on doit le renversement de la définition même du racisme. Faire la moindre critique de Kendi et de ses idées vous attire l’appellatif de « raciste », comme si Kendi incarnait toute la catégorie d’hommes noirs. On peut voir que le nouveau « antiracisme » repose sur la confusion entre l’individu et la catégorie, qui était auparavant la définition même du racisme.

[5] Parmi les prix qu’il a reçus : le National Book Award et le Macarthur Genius Grant (la bourse « Macarthur pour les Génies »).