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AUTEUR-E-S - Index I

31 - Anne Barbusse

À moins que Marseille

À moins que Marseille - Extrait



  la pluie contre explicative

spectrale dans l’arrière-cour

des petites filles maquillées récoltent des friandises dans la nuit

elles sont si pauvres que les rues n’y croient pas

puis un rat sort d’un soupirail fonce vers les poubelles

hors champ façades aux volets clos

au café chacun regarde obstinément son smartphone

chaises de plastique orange coiffure pour hommes

boutique clinquante un Maghrébin répare sa voiture

faite de journaux machés et de corde

une peinture a parié sur le noir

l’atelier n’a pas de mots juste murs blancs

sol de ciment en attente des artistes et de la foi


  alors tu tutoies la ville orgasmique

qui dégueule ses poubelles à ciel nu

canapé chaussures pain vêtements meubles TV cartons

chaque rue abrite ses propres rats

parfois crevés éclatés par les voitures

autour gravitent femmes et hommes

ils ont compris


  que la ville est poubelle à ciel ouvert hors lutte

que l’humanité rejette sa propre engeance

et cette ville-là ne ment pas

elle se jette désespérément dans la vie avec la fureur des peuples pauvres

elle intègre la mort à son chemin de paria

elle mise sur le soleil et les visages

avec ses bretelles d’autoroute en béton qui surplombent

les mers ancestrales et africaines


  hors mythe la ville se vit

il n’y a plus aucun phocéen sur le port

juste notre mémoire factice d’intellectuels fatigués

la ville marche klaxonne puis salue l’étranger

Belsunce plus africaine qu’antique

une géographie souillée de poubelles et de rats

une multiplicité féconde et vivante

ville en marche sillonnée par les peuples réels

souks ouverts boutiques basiques enfoncées

à mi sous-sol donnant sur ruelles grouillantes

après surgit Saint Charles

avec ses escaliers géants

départs/arrivées immédiats

au coin avant la porte d’Aix les pâtisseries orientales

lueurs de miel et d’ambre dans la vitrine

ville friandise qui se mange en plein jour

döner kebab tacos viandes grillées

puis une Africaine vend des peluches automatisées

de petits chiens mouvements saccadés

assise sur le trottoir sur une grande couverture

trois flics ferment une ruelle

tandis que la ville vit

l’Alcazar semble ne pas y croire

deux mondes hermétiques

la gratuité sauvera-t-elle la donne

des cafés d’hommes exclusifs

on palabre hors circonstance

Canebière semi-piétonne

mais personne ne marche au centre

on reste sur les trottoirs

on croit encore en la voiture-reine


  Belsunce un algéco pour test covid

un homme se charge de l’organisation

mon frère je te tutoie mets-toi dans la file

le Black ne sait pas écrire comment remplir

le papier fourni comment prouver

son identité (liasse de papiers informes sortis du sac à dos

tu veux bien me les tenir) sans carte vitale

le monde devient discussions interminables

mais on a le soleil dit-il calme toi

tu es à Marseille ici de toute manière

on trouve toujours une solution l’ordinateur

plante cela tombe toujours sur moi la fille

derrière l’ordinateur sort fumer une clope

vexée puis revient et tout recommence

les tests version papier car smartphone aléatoire

mettre et baisser son masque sans cesse gel

hydroalcoolique offert mais non utilisé

je dois rentrer au pays dans trois jours

sans rendez-vous 100% pris en charge le test

dans la rue la santé va au peuple

algéco blanc devant l’Alcazar et le döner kebab

on entre on sort on se bouscule médecins infirmiers

parlent arabe parlent toutes langues humaines

pour solutionner l’absence de cartes de papiers d’identités

identifié par les pouvoirs le Covid

est une foire d’empoigne quotidienne

juste un problème de plus

quantifié comme la mort

 

 dans la rue une vieille femme à une autre

à Marseille on n’a pas peur du Covid c’est le Covid qui a peur de nous

devant un amas significatif de poubelles

quelque chose à voir avec le sud

avec le destin la fatalité les Moires

les Parques et tutti quanti


  à Marseille tu ne trouveras pas un seul Grec

ou si peu

tu deales avec l’Afrique

qui poursuit l’œuvre méditerranéenne

telle l’Afrique d’un Pasolini extériorisé


  quelques trams sillonnent la ville

trottinettes électriques slalomant

vélos tous risques

voitures voitures déviations prennent

le sens interdit klaxonnent montent

sur les trottoirs se doublent se

croisent voitures voitures écrasant

rats et poubelles éclaboussant ciel bleu

garées dans les interstices pissant

sur les règlements se faufilant

parmi les vies possibles


  elle dégueule ses poubelles

quelque chose de Naples en plein mois d’août

des odeurs de pisse avant que ne tombe

la pluie méditerranéenne d’automne

déglutissant des immondices informes

qui toutes finiront à la mer

(le vieux port déborde puis avale

les plastiques qui flottent sans regret)

les poubelles escaladent trottoirs et rêves

quelque chose de Naples

une indolence une indifférence comme si

les poubelles n’étaient que le prolongement de l’humain

une nécessité du sud un tropisme assimilé ou alors

une habitation réaliste des mondes modernes


  de l’atelier tu entends portières de voiture fourgonnettes

livrant les boutiques mais sans fenêtre

tu es au cœur de la ville

entre béton et nuit

sans arbre sans arbre

dans la ville pure avec les seules scories humaines hors végétal

puis une mouette crie ne sait que crier



  A moins que Marseille (recueil inédit), 2021