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AUTEUR-E-S - Index I

10 - Patrick Modolo

Dents de lait - recueil






Dents de lait





Recueil


















Patrick Modolo





à soline et gauthier

et à tous ceux qui ont un jour vu

tomber leurs dents de lait







































Avant-propos




« C’est la première dent de ma vie »


dimanche 10 septembre 2023


Mon petit amour,


On est dimanche. Ta dent bougeait depuis un bon petit moment (depuis cet été). Vendredi, coup de fil de la maîtresse : tu t’étais donné un coup avec un petit copain, dans les dents. Tu as saigné, et ta dent s’est bien « décrochée ».


Aujourd’hui, 10 septembre 2023, vers 15 heures, je jouais avec ta soeur dans sa chambre, derrière la porte. Tu es rentré, tu t’es cogné la tête, et ta de se décrocher un peu plus !


Ni une, ni deux, canapé, dessin animé (ton dessin animé préféré, épisode « la dent de lait » ! C.Q.F.D.!), pommade, et une, et deux, et une, et deux...avec moi, sur mes genoux, Soline à ta gauche, Maman sur le fauteuil à ta droite, te tenant la main…


Tu l’as arrachée au final tout seul ! Tu as sauté de joie ! Littéralement ! En disant « C’est la première dent de ma vie ! » Quelle émotion ! Je t’ai même applaudi !


Et cela m’a rappelé pour ta sœur, au même endroit, sur ce même canapé, son dernier jour de maternelle, quand sa première dent de lait est « tombée » !


Ta dent

Contre la mienne

Te voilà grand

Mon enfant


Papa qui t’aime































Dents de lait












































tout adulte devrait  à jamais  se rappeler ses dents de lait
























sur les dents



d'abord elles ont percé  poussé   et j'ai massé  cette gencive prometteuse  gonflée d'avenir 


tu hurlais  nuit et jour et nuit  tu hurlais


et mes doigts de papa de frotter pour soulager


tu en as bavé mon bébé



ensuite tu as croqué grandi mâché marché


de ce pas chaloupant si assuré



et un jour tu es tombé et ta dent s'est fendillée  tout gentiment 



première chute



chut mon bébé chut  


il faudra être patient  maintenant


















dent de lait



petite dent sablier de l’enfance   quand tomberas-tu


toi qui as eu   tant de mal à pousser








































légende



une légende ancienne raconte – prétend – que dans le temps une dent s'arrachait avec un simple fil noué à une poignée dès les prémisses de tout mouvement


une porte claquée emportait tout l'émail


depuis cette terreur aïeule siffle comme l'air entre tes dents où elle s'enracine


et dans la mémoire familiale comme un bain de bouche au mauvais goût de bain de sang




tout fil se coupe avec le temps



























première dent



d’abord elle a bougé pendant une éternité sans jamais se décrocher cette petite tour de pise de tes cinq ans


pourtant ta langue la taquinait tant et tant et tant


il te tardait tellement tellement de la perdre cette première dent que cela arriva finalement à ton tout dernier jour de maternelle




































assis  bien confortablement sur moi  giron protecteur  tu n'as pas peur  juste un peu mal


je t'applique cette pommade  qui anesthésie au bon goût de caramel


tu sais ce qui va arriver  tu me l'as demandé


quelques paroles réconfortantes  allez mon bébé ça va aller tout va bien se passer tu es avec papa tu regardes ton dessin animé tu es grand maintenant


mes doigts adultes  trop gros pour ta petite bouche  bée 


index et pouce  au travail en tenaille


quelques secondes  quelques  minutes  on ne sait pas encore  tant mieux


gigote gigote gigote non ne bouge pas reste là sur papa


gigote gigote  de droite  à gauche


une deux une deux une deux


gigote  d'avant en arrière non ne parle pas


consonnes confuses voyelles interdites


chut  mon amour chut  laisse papa faire


douce pression  tout en gentillesse   et baiser paternel  à l'arrière de ta tête


j'arrache   doucement  je déchire lentement  avec délicatesse presque cette gencive réfractaire 


torsions  sans tortionnaire


précision du geste ultime   en une fraction  infinitésimale  de seconde


dent en main  trou béant en bouche


un peu de ce sang innocent   coule aux commissures  et je l'essuie  d'un doux revers de main


tu sautes tu cours tu bondis  oui  la petite souris passera cette nuit


tu en sors si grand




une dent  derrière l'autre  et c'est le temps  qui presse  qui pousse  qui perce  qui passe   derrière ton sourire  ébréché









































tombe



tombe


ta dent  de lait


et ce sourire  édenté  à jamais fiché


dans mon cœur







































ta gencive  saigne


et c'est au fil du temps  que tient déjà ta dent


mon cœur de père saigne   tu grandis mon chéri


te voilà à six ans  prêt   à croquer ta vie


à pleines dents





































mon cœur  gros  comme cette pierre  que tu me donnes


dernier jour de maternelle


va  mon garçon  va   mon fiston  grandis










































je suis petit  enfant  dans mon lit   trop grand   dans mon monde 


ne pas grandir  ne pas grandir   trop vite







































battre en brèche



ta cavité-dent-tombée se sera l’espace d’un instant transformée

c'est bien toute ta bouche bée qui bat en brèche le temps 


et mes fines ridules câlines de s'y estomper




































caillou-dent-de-lait



ce caillou-dent-de-lait tombe   du fond de ton cœur   au tréfonds de ma poche


et c'est tout ton amour   qui me servira   un jour   de pierre tombale








































petit goûter lacté



chocolat au lait pain au lait confiture de lait


idéal goûter pour ces petites dents d'enfance qui auront conservé ce goût doux et lacté






































d’un coup



d'un coup sec

ta dent tombe  dans ton chocolat au ĺait – boisson de jouvence à mon âge certain – touille touille  touille bien 


incisive qui craque  et croque ta vie à pleine dent


molaires  en suspens




































petite souris



à chaque fois au réveil  même émerveillement


cette petite souris qui passe   entraînant sur son dos   quelques euros   maigres pièces pour grande récompense   et  parfois même   un bonbon


un bonbon  pour les enfants sages  car elle sait que tu te les laves bien  ces dents


que la carie est loin  sombre menace dépourvue de charme pariétal 


frotte frotte frotte

frotte les quenottes

frottes frottes

frotte-les bien

frotte frotte frotte

frotte ces quenottes

frotte frotte frotte

surtout n'oublie rien


te chante-t-elle chaque soir juste avant le coucher


éternelle ritournelle en rituel






















question existentielle



mais comment elle fait la petite souris pour venir la nuit jusque dans mon lit


qui lui ouvre la porte qui le chemin lui indique


et pourquoi du fromage – juste quelques grammes


ces pièges ne sont pas pour elle


mais bien pour moi ton papa

































la petite souris


Comptine



la p'tite souris qui passe

la p'tite dent qui pousse


la petite souris qui passe

la petite dent qui repousse


passe passe passe passe

repasse la petite souris


pousse pousse pousse pousse

repousse la dent de lait


tombe tombe tombe tombe

tombe la dent de lait

tombe tombe tombe tombe

tombe la dent dans l'lait

























boîte à dent



cette fois-ci tu n'as pas voulu donner ta dent à la petite souris


la petite souris c'est les parents dis-tu d'un ton peu assuré cherchant dans mon regard une négation


drôle d'anthropomorphisme


dois-je te mentir


ta canine est restée à jamais dans ta boîte à dent 
































dents des six ans



ces dents des six ans ont comme un petit goût de poésie


un vide à combler







































syllabes édentées



labiales palatales tout est en place

seules les dentales  ont du mal


zozotement glissant    zézaiement de langue  vivifiant


et le son de ces mots en zigzag




































par la main



je te tiens tu me tiens   par la main


je te guide  je la presse   pour te faire comprendre   que je t'aime


tu le comprends   caresse en retour


parfois protecteur    je la tiens fermement   ta petite main fragile  pour te préserver du danger  l'anticiper


tu comprends je suis ton père


je la tiens si fort   dans ma main   ta si petite main  pour qu'un jour  tu me la lâches





























chaque fleur à offrir



chaque fois que tu m'offres  une fleur  je la mets à mon oreille


elle me chuchote ton amour  exposé au grand jour  aux yeux de tous


coquelicot  rouge  contraste flagrant avec mes quelques cheveux bruns  

blanche  pâquerette  en concordance avec ma barbe  grisonnante  


ou simple    fleur champêtre  écolière  


ces beaux bouquets de fleurs me touchent droit au cœur  oui mon fils un père doit aimer les fleurs
































comme un grand



cette fois-là tu l'arrachas tout seul  cette fine canine


à l'école  sans papa  comme un grand


j'ai même pas eu mal  elle a même pas saigné


premier petit mensonge d'arracheur de dents




































Le lait de tes dents



mon grand-père disait   la vie est mal faite   quand tu es jeune tu as de bonnes dents   mais pas d'argent pour t'acheter du pain   quand tu es vieux tu as enfin assez d'argent pour t'acheter du pain  mais plus de dents pour le manger


ta vie est bien mal faite   trop de dents sont tombées si jeune   et je te cuisine ce que ta bouche peut mâcher


du pain  perdu dans le lait   de tes dents tombés


comme pour te rappeler la sagesse  de mon grand-père




discordance du temps





























à croquer



de ta tendre enfance   il te restera     ce petit croquis poétique


esquisse émaillée     d’une temporalité    effilée



































dents de sagesse



les voilà qui ont poussé  plus vite que prévu   c'est que le temps   se bouscule


un tournant  de plus   vers la fin du chemin  de parent


te voici sage  mon enfant   





































confidence



jamais je ne te l'ai dit


chaque petit bout de toi   de ce puzzle-vie-d'adulte en construction   recueilli au creux de ma main   au fond de ma poche – celle de mon pantalon juste à ta taille sur la pointe des pieds tu sais ma poche gauche – je l'ai gardé   conservé   relique sentimentale de ma vie et de la tienne   de la nôtre – celle d'autrefois


je les ai   toutes   assemblées   ces petites dents de lait tombées   positionnées   agencées


puis placées   l'une sur l'autre   les unes par rapport aux autres


équilibre instable   et fragilité   soumise à la brise funambule   du vent d'antan


petits cairns des forêts de l'enfance   et   pièges à grands méchants loups


comme autant de petits phares   – reluire plus que luire –   simples balises


rêve   déambule


et maintenant   j'attends




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