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La langue de Jeanne
La Langue de Jeanne
ou
Eléments de linguistique égarée
Nous avons décrit une grammaire générative G comme un mécanisme qui énumère les éléments d’un certain sous-ensemble L(G) de l’ensemble S des suites obtenues à partir d’un vocabulaire fini V, mécanisme qui assigne en outre des descriptions structurales aux éléments de L(G) qu’on nommera langage engendré par Jeanne qui habite ici, à dix-neuf heures vingt-trois comme à toute heure, qui habite ici, en moi, pourquoi pas ailleurs, une poche, un cœur, une bouteille, un orage… Mais si l’on se réfère aux modèles existants il serait plus réaliste, au lieu de voir en G un mécanisme qui assigne une description structurale à chaque suite de S, plus réaliste, plus réaliste il serait, de dire que Jeanne existe au même titre qu’existe cette longue langue de chaleur, une tendresse ponctuée d’interminables silences, une qualité de joie qu’on avait crue un moment impossible à reproduire, à imaginer même, après tant d’incertitudes et de silences, justement (mais ces silences) où la description structurale d’une suite x précise en particulier le degré de déviation éventuel d’x par rapport à la forme correcte déterminée par G. Au lieu de définir une partition de S en deux sous-ensembles L(G), phrases bien formées, et L’(G), suites non grammaticales, on pourrait de demander si vraiment il était possible d’espérer cet élan subit, inattendu, cette démarche houle puissante qui nous porte au-delà du plat rivage, un bouleversement, ce rire, ponctué d’inquiétudes fugitives, ce qu’on pourrait nommer la vie, en somme. Dans ce cas G distinguerait en S une classe L1 de phrases parfaitement bien formées et ordonnerait partiellement toutes les suites dans S en fonction de leur degré de grammaticalité. Nous pourrions alors dire que L1 est le langage engendré par Jeanne à propos de qui me vient naturellement à l’esprit le mot jouvence en ce temps où les voiles s’écartent, où les angoisses se dissipent et toutes les fadeurs, en cette aube où s’établissent enfin les ombres, les vraies, les délicates, les fidèles, des ombres qu’on avait pourtant juré de ne pas oublier, mais dont il faut bien reconnaître qu’elles n'ont plus eu un temps la force de nous émouvoir. Sans doute est-il vain de s’apitoyer sur des visages défaits qui ont été les nôtres, visages surchargés de doute et d’impuissance : leurs traits s’estompent en ce passage et l’oubli les efface. Des paysages surgissent, des mouvements s’amorcent, une façon nouvelle de voir, une volonté nouvelle de dire, une possibilité nouvelle de respirer, nous ouvrent des voies que nous avions négligé d’explorer, et le miracle se réalise, l’eau redevient eau, le baiser redevient lumière. Dans ces conditions les problèmes relatifs à la définition du degré de grammaticalité de tout élément de tout langage, en forme de C, en forme de K, ou encore soumis à toutes les transformations du monde, ces problèmes ne pourront jamais trouver de solution à moins que je me fasse chargé de mission au ministère des affaires étranges, à moins surtout que je parvienne à oublier Jeanne et cette façon que tu as de rire, de respirer, la courbure de tes reins, ton parfum, le bout de tes seins, tes chevilles, ton regard parfois chargé de tristesse, et cette inquiétude obscure, inavouée, aussi, dont tu te secoues négligemment, comme de la neige qui viendrait sur tes épaules au cœur de l’été.