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AUTEUR-E-S - Index I

73 - Alta Ifland

Extraits de mon livre "L'insanité américaine"

Je publie ici des fragments de mon livre American Insanity/L’insanité américaine, une collection d’essais sur la société américaine écrits du point de vue d’une immigrante d’un ancien pays communiste, la Roumanie.


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EXTRAIT I

Identité américaine, géographie, marginalité, Hollywood "misfits" et "queerness"

ALTA IFLAND

FÉVR. 1

 L 

Je suis arrivée aux États-Unis en 1991 d'une Roumanie très nationaliste qui connaissait de graves conflits inter-ethniques entre la majorité roumaine et la minorité hongroise. Un an plus tard, les guerres des Balkans commençaient. Dans ce contexte, j'ai été très heureuse de constater qu'il n'y avait pas de nationalisme aux États-Unis. C'est du moins ce que je pensais. J'ai compris plus tard qu’une variante du nationalisme existait bien en Amérique, mais que son langage et son contenu étaient très différents de son expression européenne. Il m'a fallu des années pour me rendre compte que le langage peut parfois obscurcir la réalité qu'il prétend représenter parce que nous conceptualisons toujours les choses d'un point de vue spécifique à la société qui nous a formés ; si nous devions regarder la même chose à travers une lentille différente, nous nous rendrions compte que nous avons à faire à des phénomènes similaires que nous exprimons pourtant en des termes complètement différents. Prenons le cas du nationalisme. Une autre manière de penser le nationalisme serait de le nommer « identitarisme » (un mot que je n'aurais jamais utilisé en 1991), et de le considérer ainsi comme une « pathologie de l'identité ».

Jusqu'à mon arrivée aux États-Unis, ou plutôt jusqu'à ce que je mette les pieds sur un campus américain, j'ai rarement entendu, et encore moins utilisé le mot « identité ». Hormis sa présence dans les expressions « identité nationale » et « papiers d'identité », ce mot n’était pas d’usage dans les sociétés communistes ; il était également rare en littérature, c’est-à-dire dans les documents les plus aptes à nous donner des détails sur les sociétés du passé. Or, dès mon arrivée sur les campus américains, je constatai que tout le monde en parlait. Identité ceci, identité cela. Tous les étudiants se préoccupaient de leur « identité » et leurs professeurs les encourageaient dans ce penchant narcissique. La question de l'« identité » revenait le plus souvent lorsque nous parlions des relations entre les sexes - à l'époque, nous vivions dans un monde primitif où tout le monde croyait en l'existence du sexe biologique - ou bien dans les discussions sur le désir sexuel, et alors, nous étions tous censés « transgresser le paradigme ». Pour une raison ou une autre, tous s’y sentaient obligés, et le paradigme avait presque toujours à voir avec notre être sexué, comme s’il était le seul concevable. J'ai souvent été tentée de demander à mes camarades de classe ce qu'il restait à transgresser si tout le monde s’y mettais, mais j'ai vite réalisé que cela aurait fait de moi une « réactionnaire ». Un autre verbe, quasi-synonyme de « transgresser », était « toqueer ». Ce verbe (qui, tout comme le nom afférent, est intraduisible, et pour cause[1]), qui désignait initialement sous sa forme nominale les homosexuels, est devenu si omniprésent que l'on a fini par tout « queer », de son stylo à son pénis[2]. C'était déjà le cas en 1994. Aujourd'hui, « queer » a moins à voir avec le fait d'être gay qu'avec une culture dans laquelle tout ce qui est hérité du passé et naguère considéré comme normal est reconceptualisé en tant qu’« oppressif ».

L'obsession des Américains pour le « queer » est liée à une idéalisation du marginal, visible dans des dizaines de films de Hollywood qui ont créé toute une mythologie du héros qui combat la norme et la loi. Cependant, il faut aller au-delà des apparences pour comprendre le lien structurel profond unissant des individus si différents du point de vue de leur éthique : les bandits incarnés par John Wayne, les Dirty Harry de Clint Eastwood, les hippies des Beats « on the road » et l’universitaire « queer » proviennent de la même structure mentale qui idéalise l’inadapté (the misfit). Mais l'image et l'incarnation du marginal se font de deux manières différentes : s’il porte un revolver et qu’il s’appelle Dirty Harry, il est admiré par une catégorie qui se dit républicaine ou conservatrice ; s'il est professeur d'université ou artiste, son arme se transforme en un pénis indiscipliné, et il est admiré par les Démocrates progressistes. Cette dernière catégorie a créé un type de société dans laquelle le pénis coquin et le vagin mélancolique sont constamment célébrés, même lorsque, paradoxalement, ces organes génitaux veulent renoncer à leur nature et se transformer en leurs opposés (ce qui ne devrait pas nous surprendre, car toute idée poussée à sa forme la plus extrême se transforme en son contraire). Il n'y a jamais eu de société où l'on parle autant du corps, obsession qui signifie précisément qu'on en est aliéné. Plus l’on en parle, moins l’on s’y trouve. Pensez que notre corps est notre nature et que seuls des gens menés par une haine profonde de celle-ci ont pu inventé cette phrase bizarre : « être né dans le mauvais corps » (« to be born in the wrong body »--lit. un corps erroné ou incorrect). Si du moins on pouvait leur faire comprendre qu’un mauvais corps ne peut naitre que dans une mauvaise tête !

En fait, qu’est-ce que le rebelle américain sinon le lieu même du conflit entre la nature sauvage elle-même (celle des bois et celle qui nous habite) et les forces qui tentent de la civiliser et de la domestiquer ? La preoccupation pour un personnage rebelle qui refuse la norme et la loi remonte aux origines d'une Amérique prise entre le chaos et l'ordre, entre la marge incontrôlable au bout du monde en terre californienne et la nécessité d'une fédération centralisée. C'est la Californie qui a créé les deux prototypes de la rébellion américaine : le bandit au fusil de justicier et l'artiste au pénis hyperactif, les deux toujours en mouvement, refusant de s’enraciner. L’homme qui refuse la Loi est la structure fondatrice de la psyché américaine, le jumeau du cowboy qui apprivoise les bois et les Indiens. C'est cette mythologie, ce mythe d’origine qui est activé par ceux qui veulent normaliser le marginal et c’est pourquoi une théorie comme celle de Judith Butler, qui reproduit cet archétype, est tout à fait con-formiste (con-forme=la même forme). Dans cette mythologie, le statut du pénis est ambivalent car, aujourd’hui, il n'est valorisé positivement que s'il appartient aux marginaux des marges (c'est-à-dire aux minorités sexuelles ou de « genre ») ; dans le cas contraire, son caractère hyperactif est qualifié de « toxique ». Lorsque la marginalité se réfère à notre sexualité ou à notre « genre », elle est l'apanage d'un type d'Américains qui se qualifient de « progressistes ». Les marges géographiques de ce pays (les côtes Est et Ouest) se sont développées différemment du centre, créant deux types de populations avec deux codes moraux différents. La population marginale a également été extraordinairement douée pour les technologies liées à la mise en réseau : du chemin de fer au réseau électronique, elle a créé une technologie qui a son équivalent moral dans une vision collectiviste du monde. On voit qu'un type de technologie va de pair avec un type de morale, et c'est aussi le cas des Américains qui occupent le centre du pays, dits « conservateurs », dont la technologie est le fusil, et la morale, l'individualisme. Comme on dit : « la géographie, c'est le destin ».

Dans un essai intitulé « La frontière dans l'histoire américaine » (1893), Frederick Jackson Turner avance une « thèse de la frontière » selon laquelle la frontière de l’Ouest est l'élément qui a permis aux États-Unis de se distinguer des autres nations. Il affirme que le développement social américain est le résultat d'un « continuel recommencement sur la frontière », créant une « renaissance perpétuelle » et une « fluidité ». Je n'ai pris connaissance de cette thèse qu'après avoir écrit ce livre, mais je dirais qu'elle complète ma thèse. Turner interprète la frontière du point de vue de ses effets (positifs) sur l'économie, alors que je la vois en relation avec la psychologie et les structures mentales des gens. De mon point de vue, la frontière américaine a créé un type de personne obsédée par la réinvention des minorités marginalisées (l’homme-frontière). Cela veut dire que pour un progressiste les droits des minorités marginales ne seront jamais atteints, car chaque fois qu’une minorité les aura gagnés, le progressiste créera une autre marginalité. La marge n’est jamais assez marginale.

Chaque fois qu’un Européen répète les slogans selon lesquels il faut « célébrer les marginaux[3] » il ne fait qu’affirmer une structure qui tire son origine d’une histoire, d’une géographie et d’une mythologie essentiellement américaines. En d’autres mots : ils partagent une manière d’être dans le monde qui est foncièrement étrangère à leur propre histoire, géographie et culture. En fait, la structure d’un Européen est à l’opposée, dans le sens que du point de vue géographique, nos espaces se sont formés autour d’un centre—toute ville traditionnelle européenne a au centre la Cathédrale, ou, en Grèce, l’agora—autour duquel s’est développé le reste du village ou de la ville. Ce centre de l’espace est fondateur dans le sens que notre manière même de penser suit un parcours similaire lorsqu’il s’agit de développer un argument. Nous, les Européens, avons un centre et des racines qui structurent notre être. L’intellectuel américain, par contre, toujours en quête d’une frontière aussi fascinante qu’une Fata Morgana, fuit le centre dont il se méfie. Lorsque les intellectuels européens copient les Américains, ils le font parce qu’ils ont intériorisé la manière dont ceux-ci, vivant leurs mythes de l’intérieur, conceptualisent leurs valeurs en tant qu’universellement valables (« droits de l’homme »), alors qu’en fait, ils ne font que traduire une structure spatiale (la marge) en une valeur morale (la marginalité).




[1] Tout ce qui est intraduisible relève de la spécificité de la langue et donc, de la culture respective. Le « queer » est un concept 100% américain dont la présence dans d’autres cultures n’est due qu’a l’impérialisme culturel américain. S’il y avait une sensibilité « queer » dans la culture française, il y aurait un mot français pour cela.

[2] Trente ans plus tard, on « queer les bébés ». Lisez, par exemple, cet article fascinant, “Queering Babies: (Auto)ethnographic Reflections from a Gay Parent through Surrogacy” publié dans Psychoanalysis, Culture and Society (Dec. 4, 2024). https://link.springer.com/article/10.1057/s41282-024-00482-0

[3] Je fais une différence essentielle entre droit juridique, qui devrait être le même pour tout le monde (par exemple, le fait que les homosexuels et les autres minorités ont le droit, comme tout le monde, au mariage) et la célébration de la marginalité, qui est une tout autre chose, surtout lorsqu’elle se fait en contrepoids du centre, déclaré « oppresseur. »