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AUTEUR-E-S - Index I

4 - Matthieu Lorin

Carnet des diagonales

Premiers poèmes d'un ensemble qui raconte la vie de Bobby Fischer, le champion américain d'échecs. Un homme qui sort des marges, à la vie mouvementée et assez dingue. Aussi détestable que fascinant. Trois parties distinctes :

  • 20 poèmes sur l'enfance de Fischer
  • 80 textes sur la partie qui opposa Fischer à Byrne avec représentation de l'échiquier 
  • un entretien fictif de Fischer à la fin de sa vie


Textes protégés et enregistrés sous forme d'empreinte numérique à la SGDL.

A paraître en 2027 aux éditions de La Crypte.


1

 

Au commencement, il y a cette naissance et ce père aussi absent qu’un remord.

 

Tu portes le nom de l’inconnu, arbre et branches jetés. Une volée de bois vert. Reste ce corps, protégé par les rebords d’une religion.

 

Naitre Fischer avec dans le sang des gênes profondes comme des forêts

  

2

 

Il y a ta mère aussi, son odeur de sueur et de rancunes. Monde réduit à des seins lourds de reproches.

 

Car, comme le lait, l’amour tourne rapidement. Elle le verse encore dans un bol de la taille d’une ivresse. Au-dessus, la fumée de l’épuisement.

 

Elle soude sur le chantier naval tandis que, dans des diagonales hasardeuses, tu découvres le monde : à quatre pattes, au plus près des insultes et des misères cachées.

  

3

 

Sa façon de prononcer ton prénom, Bobby, en mettant l’accent sur la syllabe finale : un dieu épuisé devant une débâcle.

 

 4

 

A trois ans, tu es l'attirail du siècle, le muscle des usines, les animaux affamés dans les marges de la langue, l’entêtement des métaux lourds.

 

Tout cela te vient d’elle.

 

 5

 

La répétition des déménagements, la farce du geste tendre. Vous habitez désormais au dernier : les étages descendent en toi avec le leurre d’une pente douce.

 

Tu grandis : ta salive attaque l’émail des premières syllabes.

 

 6

 

Tu t’inventes une enfance à l’aide du mensonge et du cri de ceux restés là-bas. De ce chemin rebroussé pousseront des orties.

 

Tu es un taiseux, tu ne te perds pas dans le tournis des phrases. Tu vas seul jusqu’au bout de tes falaises, voilà tout.

 

 7

 

Tu découvres Chicago avec des gestes de chirurgien : tu écartes les émotions, examines les silences. La ville prend place dans le réseau des manies.

 

« Jeter ses premiers mots comme des haches », dis-tu.

 

 8

 

Vous logez sous des tuiles craignant le gel et les mauvaises humeurs. Les faitages et l’allure de maman s’écroulent. L’hiver, le feu se loge dans vos bronches.

 

Tu dévales l’innocence, le souffle aussi court que la paille du vaincu dans les jeux d'enfant.

 

 9

 

A cet âge, tu questionnes naissance et origines : tu aiguises ton sexe comme un poignard, pleures l’absence dans le fracas des ivresses du bas de la rue.

 

 

 10

 

Il y a cette sœur aussi que tu oublies alors que les années détalent à la vitesse du gibier.

 

Ce dont tu te souviens : des éclats sur la peau ressemblant à des vitres cassées, des colères qui tournent court et ses paupières sautant comme les plombs.

 

 11

 

Nous voilà en 1949, tu apprends l’audace grâce à un premier échiquier, pièces de bois que tu accules à l’ennui pour le moment et qui te rappellent les immeubles de Manhattan.

 

Tu t’enfonces dans les diagonales alors que ta mère t’interdit de traverser seul l’avenue.