Le dépôt
Année 2021 - Expres cultural
Direction critique XLII - Janvier 2021
Il y a quatre ou cinq décennies, la littérature nationale jouissait d'une attention considérable. La politique du « parti et de l'État » en matière de tirages, les opérations absurdes de la censure et tout le reste étaient en plein essor – je fais ici référence à l'importance accordée par les lecteurs à la littérature roumaine. Les explications de ce très grand intérêt pour l'art écrit et pour les écrivains dans la collectivité sont multiples. En raison des restrictions aberrantes du régime communiste, il n'existait aucun autre moyen d'évasion dans l'imaginaire : la télévision avait une programmation très réduite et, lorsqu'elle fonctionnait, il n'y avait presque rien à voir, les cinémas ne projetaient que ce qui était « autorisé » les théâtres ne présentaient des spectacles passionnants que lorsqu'ils pouvaient contourner l'obstination des fonctionnaires chargés de délivrer les « autorisations » de représentation publique... Les librairies étaient elles aussi strictement contrôlées. Dans les bibliothèques, même si certaines publications existaient dans les réserves, leur accès était restreint. En un mot, un très large éventail de domaines (philosophie, psychologie, sociologie, théologie, politologie, histoire réelle, etc.) étaient bloqués par le pouvoir ou dénaturés de la manière que l'on sait... Toutes ces interdictions canalisaient les intérêts d'une large catégorie de consommateurs de culture vers la littérature, seul domaine où l'imagination jouissait encore d'une certaine liberté. La littérature était devenue dans une certaine mesure un substitut à tout ce qui était interdit dans les autres domaines. Et la passion pour la littérature atteignait parfois de véritables obsessions concernant l'acquisition de certains volumes, éventuellement multipliés et transmis de main en main. Les récits, qui renvoyaient inévitablement à d'autres domaines que l'espace poétique, suscitaient un intérêt difficile à imaginer pour le lecteur blasé d'aujourd'hui, avec l'abondance de sources d'information et de divertissement. Les files d'attente dans les librairies, l'acharnement à collectionner les livres, etc. étaient des phénomènes aujourd'hui inimaginables. Une catégorie de « consommateurs » importante en nombre et en qualité existait alors parallèlement au système d'évaluation critique de ces œuvres. C'est une chose d'exprimer son opinion sur un roman lu et recherché par un large public qui attend et accueille « à bras ouverts » les nouvelles parutions, et c'en est une autre de se prononcer sur un livre qui n'a que quelques lecteurs, parmi lesquels se trouve éventuellement l'auteur. Avec le « marché à côté », la responsabilité des évaluateurs est différente. N'oublions pas cependant que, face à une œuvre littéraire, les commentateurs ont à peu près les mêmes qualificatifs, les mêmes outils pour... mesurer la valeur, qu'il s'agisse d'écrits qui intéressent une multitude de lecteurs ou d'un ouvrage destiné à deux ou trois écrivains/lecteurs qui s'y intéressent. Idéalement, l'unité de mesure devrait être la même. Dans la pratique, ce n'est pas le cas. Dans un cas comme dans l'autre, on parle d'écrivains... talentueux, d'écrivains exceptionnels, d'écrivains bons, d'écrivains médiocres, etc. Peu importe le domaine dans lequel circule un écrit, les références auxquelles il peut être comparé, etc. Il est évident que dans un groupe restreint, dans une zone privilégiée, avec un cercle de protection sûr, il est beaucoup plus facile de devenir un grand talent, un écrivain de premier plan, etc. Cela est facile à illustrer si l'on se souvient de ce que disait Mihai Ralea dans Valori (Valeurs) (1935) à propos des limites nationales. Il faut dire que cet extrait a été censuré dans l'édition de Scrieri (Écrits) parue pendant la période communiste. Probablement parce qu'il remettait en question la mégalomanie nationaliste officiellement cultivée à l'époque de Ceaușescu. Un nationalisme qui se poursuit vigoureusement encore aujourd'hui. La partie s'intitule Nationalité et valeur : « Je comprends le grand avantage du principe des nationalités. Il est avant tout d'ordre biologique : il permet le perfectionnement, la sélection des peuples petits et faibles. Mais en même temps, il est profondément antinaturel. À l'abri des frontières, on offre à des personnes faibles et sans talent, uniquement parce qu'elles sont issues d'une nation, une vie supérieure à celle des individus les plus éminents qui meurent de faim dans un pays plus ancien, plus civilisé, plus peuplé et donc plus exposé à la concurrence. Un juge bulgare et un juge anglais sont payés de la même manière. Souvent, un excellent ingénieur allemand ne trouve pas de travail, tandis qu'un des rares spécimens albanais dans la même spécialité est payé royalement. Levez les frontières, et la libre concurrence - c'est-à-dire la sélection au mérite - jouera son rôle naturel. »
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On peut se demander si cela vaut aussi pour la littérature. Les autres arts, on en a déjà parlé, participent déjà à un marché international des valeurs artistiques. Mais avant d'aborder ce sujet, voyons les conséquences de l'interaction entre la culture de la collectivité dont ils font partie et le groupe qui fixe les valeurs de l'art littéraire. Il n'est pas difficile de comprendre qu'une certaine éducation, un certain comportement, etc. se retrouveront également dans les traits des groupes concernés, y compris dans ceux des juges des valeurs de l'art littéraire. Dans les sociétés qui cultivent l'individualité et les élites, ces groupes d'experts s'isoleront complètement de la foule et seront immunisés contre les suggestions qui pourraient venir d'un mouvement populaire. Dans celles où le spectacle est plus important que tout, même les critiques chercheront à faire de leur exercice un spectacle. Là où l'intérêt pour les masses est prononcé, on cherchera à répondre aux désirs de celles-ci. Les sociétés fanatisées par la religion transmettront ce message à ceux qui jugent la littérature. Et ainsi de suite. La collectivité impose également sa configuration aux micro-sociétés qui la composent. Un exemple. La période communiste, notamment, a imposé une certaine structure aux institutions publiques. Dans un souci de contrôle absolu et de commandement unique, tout était centralisé, avec des filières hiérarchiques clairement définies, offrant au pouvoir la possibilité de suivre et de contrôler dans les moindres détails. Cette situation s'est reproduite dans les institutions dédiées à la culture artistique. Bien que leur activité ne ressemblait en rien à celle des institutions économiques ou administratives, elles ont repris le modèle de répartition de l'autorité. Les unions de création s'étaient inspirées des institutions similaires créées par Staline dans les années 1930, qui avaient éliminé la diversification des groupes et groupuscules littéraires, très actifs dans la Russie pré-soviétique, chacun avec ses manifestes et ses programmes difficiles à contrôler et à soumettre à l'idéologie. Les modes de fonctionnement des structures administratives dans tous les domaines ont également été transposés dans le domaine de l'évaluation artistique. L'imposition de telles structures d'autorité n'était pas difficile dans cette partie du monde. Elles perpétuaient en fait l'organisation médiévale avec ses tout puissants satrapes, ses souverains, ses boyards, ses vassaux, etc. Même lorsque ces cercles comptaient des personnes de bonne foi et de qualité, celles-ci étaient intégrées dans le dispositif imposé par la dictature. Il existait un forum suprême qui disposait non seulement de fonds importants provenant de l'argent... du peuple, fonds destinés, disait-on, à soutenir l'art en question (en réalité pour créer une forme de dépendance et de soumission), mais qui gérait aussi, tacitement ou explicitement, les hiérarchies de valeurs (doublées d'avantages matériels : l'État « boyard » prend soin de ses sujets). Une telle « fonction » était placée dans une position stratégique suprême ; il existait ensuite, au niveau immédiatement inférieur, plusieurs centres régionaux, des publications dotées de commentateurs respectifs et, en dessous, la multitude d'apparitions occasionnelles, de cercles littéraires, de concours, etc. dans les régions et les départements. Rien ne devenait un jugement de valeur homologué s'il n'était pas confirmé, d'une manière ou d'une autre, par les instances supérieures. Et à ce niveau, il y avait deux ou trois personnalités agréées, ayant... le droit de se prononcer. Bien sûr, il y avait parfois des orgueils, et par conséquent des « accidents » dans l'attribution des grades d'écrivains aux niveaux inférieurs, mais ceux-ci ne perturbaient jamais le cours général. La grande masse des critiques s'alignait sur la position officielle et ne faisait qu'introduire, par ses commentaires, des modulations dans les décisions déjà prises. En outre, de nombreux publicistes culturels quelconques se manifestaient, destinés à populariser, dans les journaux et autres publications à grand tirage, ces mêmes verdicts. Après 1989, cette hiérarchie s'est effondrée avec la fragmentation de l'espace littéraire en groupes plus ou moins importants, chacun avec ses propres ambitions, ses grands écrivains, etc. Nous avons désormais affaire à des microsociétés, mais leur organisation hiérarchique est calquée sur celle de l'ancien centre unique. Le modèle médiéval n'a pas été dépassé. Quant aux traits caractéristiques de la collectivité dans laquelle nous vivons, qui recouvre comme un toit inévitable la caste des créateurs de hiérarchies littéraires, il n'est pas nécessaire d'en dire beaucoup : les symptômes de la crise sont quotidiennement dénoncés dans les médias. Il est inutile de répéter ce que l'on peut trouver dans presque toutes les publications roumaines actuelles ou sur les réseaux sociaux. Avec des exemples convaincants. Je ne parle évidemment pas des incohérences et des accidents de la vie quotidienne. Mais des problèmes généraux, systémiques. Ceux qui se soucient vraiment du sort de la société roumaine comprennent la gravité du moment. La gravité vient du fait que des segments de plus en plus importants de la société se dégradent en permanence, avec des effets en chaîne. Difficiles à surmonter et très lents et problématiques à remédier. Tout le monde sait à quel point la corruption, le manque d'équité et la capacité à transgresser toutes les limites du bon sens sont répandus dans la société roumaine d'aujourd'hui. Le népotisme, la complicité, le favoritisme, les abus et les escroqueries ont conduit à la promotion de personnes de moins en moins préparées à remplir le rôle social nécessaire au bon fonctionnement de la collectivité. Ce phénomène est généralisé, il apparaît là où on s'y attend le moins, par exemple dans l'enseignement supérieur et la recherche, où la sélection du personnel n'a plus rien à voir avec la qualité des personnes promues. L'histoire se répète partout. Là où il y avait des personnes compétentes, elles disparaissent progressivement, et les jeunes qui pourraient changer les choses cherchent à trouver leur place ailleurs. Il y a une cascade de dégats dont on ne sait ni comment ni quand elle s'arrêtera. Et, comme je le rappelais, on retrouve les mêmes « qualités » dans le domaine littéraire. Il ne s'agit plus d'idées, de formules artistiques concurrentes, de l'originalité de ceux qui sont capables de créer quelque chose. La valeur (ou plutôt ce qui est présenté comme telle) devient un argument pour prétendre à des postes bien rémunérés, à des bourses, à des voyages dans des pays exotiques payés par des organisations professionnelles, à des prix, etc. Et comme cet espace est autant celui des profits que celui des orgueils, les vanités des boyards d'occasion organisent leurs « hiérarchisateurs »... de telle sorte que la plupart soient satisfaits. La partie littéraire proprement dite n'a plus d'importance.
Direction critique XLIII - Février 2021
Les observations de Mihai Ralea sur les limites nationales peuvent susciter des oppositions faciles à prévoir – et la ferveur des contre-opinions dans ce domaine est bien connue. Caragiale surprend la scène de ces convictions en l'exprimant... sans détours : « Nous aussi, nous voulons nos faillis ». Beaucoup répètent les paroles de Caragiale et s'arrêtent à l'ambiguïté hilarante propre à l'écriture du génial auteur. Mais miser uniquement sur l'effet comique chez Caragiale, c'est ne pas mettre correctement l'accent sémantique. Chez cet observateur impitoyable de la société roumaine, le comique a toujours un revers : le désolant. Au premier plan, ce ne sont pas les bons à rien (le mot peut être remplacé par tout autre qui pourrait être « nôtre »), mais... les nôtres ! Ainsi comprise, la formule n'est plus seulement... comique. Qu'il soit à nous, qu'il soit comme il est, pourvu qu'il soit à nous... Un « nôtre » qui crée spontanément un court-circuit dans l'intelligence. Cela ne fonctionne plus, l'évaluation lucide est bloquée, le nôtre est placé sur un piédestal intangible. Si c'est à nous, c'est bon, tout ce que nous voyons autour de nous ne peut pas être mauvais, même si c'est le pire, seuls nos ennemis voient le mal, etc. Ce qui est à nous devient un bouclier primordial, un système de sécurité dont ont besoin les faibles, ceux pour qui prendre des initiatives, faire face à la concurrence, s'imposer honnêtement dans la compétition avec les autres, risquer pour vaincre... tout cela n'existe pas. C'est renoncer au principe de la promotion au mérite, à la sélection des plus capables et des plus doués, en échange du sentiment de sécurité procuré par la masse indistincte, par la foule, par le groupe... Les nôtres, à nous, nous, entre nous... Et les autres. Nous contre les autres, nous avec notre proximité jusqu'à la promiscuité, les uns dans les autres, avec nos blagues, nos chansons populaires, notre absence de prétentions... L'intimité du troupeau en échange de l'émulation, de la concurrence pour ce qu'il y a de mieux, l'uniformisation en échange de la promotion des élites... C'est l'idéal nationaliste. Avoir nos propres bons à rien est tragique parce que c'est vrai. Nous en avons à profusion... Dans leur esprit, si nous ne parvenons pas à être comme les autres ou meilleurs que les autres, ce n'est pas parce qu'il nous manque quelque chose, parce que nous faisons quelque chose de mal, mais uniquement parce que les autres sont nos ennemis, nos détracteurs, nos adversaires...
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`Cette façon d'être tous pareils, sans distinction, suppose que nous soyons soudés entre nous par un réseau compact de complicités. Le troupeau n'a rien d'une solidarité - la solidarité suppose la raison et l'évaluation, comme le montrait déjà Rădulescu-Motru vers 1900 - mais est une légalisation au niveau où se manifeste la masse. Et la conséquence majeure de la mutation nationaliste qui s'est produite au XIXe siècle et s'est poursuivie au XXe siècle est que les valeurs ne sont plus universelles, elles n'appartiennent plus à l'humanité, comme le croyaient les Lumières, mais deviennent elles aussi... les nôtres, des valeurs locales. Nos valeurs. La fracture produite par cette mutation devient irréconciliable. L'individu, qui depuis la Renaissance s'était placé au premier plan, cherchant toujours à se dépasser, est repoussé, comme dans les temps sombres, derrière l'esprit grégaire.
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Le lien qui soude le groupe peut être tout à fait primitif, comme la race, ou peut être une tradition culturelle particulière, considérée comme une norme intangible. Quiconque pense que quelque chose doit changer est considéré comme un ennemi de la nation. Plus encore. Ce n'est pas la recherche d'un mieux qui est au premier plan, mais le rejet, sous différentes formes, des autres. C'est l'occasion de refuser l'idée de comparaison, de compétition. Qui imiter quand on doit se battre côte à côte ? Les étrangers ? Éventuellement avec une subdivision du groupe compact, donc toujours dans le cadre de la rivalité locale, des valeurs locales. C'est ainsi qu'apparaissent aujourd'hui les génies de province, les auteurs... canoniques, les lauréats, les écrivains récompensés par l'argent public, parce qu'ils sont « nos valeurs, nos hommes de culture »... Les autres (toujours les nôtres, mais d'une autre faction) ne sont plus... nos valeurs...
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La conséquence importante d'un tel mode d'existence est la disparition des valeurs - bien que le terme « valeur » continue d'être utilisé, voire plus que jamais. Mais la valeur se définit par comparaison, par sélection, par choix. Par des qualités individuelles. Par l'originalité des œuvres d'art - par des qualités individuelles, en ce qui concerne la promotion des personnes. Mais à quelle sélection des valeurs peut-on encore s'attendre là où, au lieu de la sélection au mérite, règnent le favoritisme, la corruption, le piston utilisé par les services ou tout simplement les pots-de-vin, l'abus de pouvoir, le favoritisme, le copinage et le népotisme ? Notre espace médiatique est rempli de tout cela et ce n'est que de temps en temps qu'une mesure est prise, pour la forme. (Le système qui doit veiller au respect des lois et des principes est lui aussi, tout comme le système éducatif ou culturel, intégré dans notre société, très développée à cet égard !). C'est la réalité que nous vivons et la première conséquence est l'affaiblissement des institutions, devenues dysfonctionnelles, transformées en entreprises visant à soutirer l'argent de la communauté. Lorsque les postes sont attribués par abus de pouvoir, par népotisme, par la persécution de ceux qui osent faire quelque chose, qui osent se présenter aux postes qu'ils devraient normalement occuper, le système s'autodétruit. Que dire lorsque même ce qui devrait être le summum de notre évolution spirituelle – les universités, les instituts de recherche, les structures académiques, etc. – se dégrade constamment, chute dans les classements internationaux et est le théâtre d'abus de pouvoir flagrants, sans que personne ne puisse intervenir de manière décisive ? Quand l'idéal supposé de l'alma mater devient-il un simple slogan pour justifier les abus, le parasitisme des finances publiques, l'étalage du népotisme ? Dans un tel climat général, pourquoi l'atmosphère serait-elle différente dans un espace qui devrait être celui des valeurs artistiques ?
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Un autre symptôme qui devrait être préoccupant (mais qui ne préoccupe personne) est la disparition de l'esprit critique. Il ne s'agit plus d'une évaluation lucide, avec bon sens et compétence, mais seulement de pamphlets sales ou d'éloges tout aussi peu propres. Suivis et imités par une foule cautionnée par le grand nombre d'analphabètes et d'analphabètes fonctionnels qui « goûtent » ou tombent carrément en extase devant de tels produits... Les caïds, les voyous et autres personnages du même acabit ont complètement supplanté le consommateur de culture honnête, modéré, disposé à s'instruire et à évaluer par ses propres moyens intellectuels, par sa propre raison. La raison et le bon sens sont ainsi proscrits et seuls les traits grossiers et les couleurs violentes sont acceptés.
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D'une manière générale, lorsque l'on n'accepte plus les comparaisons, les évaluations, les preuves et que l'on remplace tout cela par le bon plaisir de l'un ou l'autre qui a accédé à une fonction officielle qu'il gère comme s'il s'agissait d'un pré ancestral, la lucidité n'a plus aucune chance...
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À la place d'une évolution normale, on trouve une exaltation alimentée par la phraséologie. Ce qui est valable pour tout le monde civilisé ne m'intéresse pas si ce n'est pas valable en premier lieu pour moi, pour ma famille, pour ma bande... Ce sont là les seules vérités suprêmes, les seules qui méritent qu'on se sacrifie pour elles. Ce sont d'ailleurs les « valeurs » qui ferment l'horizon, une sorte de volets pour tant et tant d'esprits, tirés définitivement, car il n'y a plus d'au-delà...
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Les cultures qui se maintiennent longtemps dans un espace isolé, ne mûrissant qu'avec leurs composantes éternelles, où les ressources ne s'enrichissent plus, où les changements n'ont plus la possibilité de rafraîchir le filon d'origine, sont vouées à la stagnation et à l'involution. Si quelqu'un vivait toute sa vie dans les limites de sa famille aimante, dans une intimité éternellement chaleureuse, il n'évoluerait pas, car il ne saurait pas ce qui se trouve au-delà des limites qu'il accepte ou qui lui sont imposées. Les personnages qui l'entourent toute sa vie seraient les seuls qui compteraient. En fin de compte, ce sont les limites qui déterminent. Si rien ne change dans une foule de gens, peu importe qui se trouve à sa tête, les plus capables finiront par chercher leur place ailleurs. Lorsque, dans l'État roumain, la sélection et les promotions se font comme tout le monde le sait, les jeunes ne songent même plus à revenir dans une telle promiscuité. Il faut être totalement indifférent aux objectifs de la collectivité, se contenter de son propre bonheur pour ne pas être constamment révolté par une situation générale qui ne change pas.
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Le milieu social a un mécanisme facile à déchiffrer : il détermine définitivement la culture des sous-groupes qui le composent. Dans certaines circonstances, les conditions nécessaires à la formation de sous-groupes cohérents, dotés de lois internes distinctes, peuvent apparaître, coagulant une culture différente de celle de la majorité qui les englobe. C'est ainsi que fonctionnent les élites. Ou les mafias. Ce sont des groupes créés sur un autre type de lois et de valeurs que celles de la société au sein de laquelle ils naissent. Pour ne pas s'épuiser et disparaître, ces groupes doivent étendre leur culture, avec des lois et des valeurs distinctes, à l'ensemble de la société dont ils font partie. Elles peuvent toutefois être acceptées, tolérées pendant un certain temps, créant ainsi un mode de coexistence avec la société dont elles font partie. Les élites économiques et sociopolitiques sont tolérées pendant un certain temps, même si les réactions à leur égard sont permanentes, dépassant parfois les limites de l'acceptation et aboutissant à des conflits. L'histoire générale est finalement une succession de moments où les élites entraînent les masses comme elles le croient nécessaire et de moments où les masses se révoltent et cherchent à ramener le groupe au niveau de la masse. Génération après génération, les peuples ont toléré et suivi les groupes dirigeants. Ou se sont révoltés contre eux et ont cherché à les remplacer. Parfois, elles y sont parvenues. Puis le processus recommence depuis le début. Parfois, d'autres groupes apparaissent, qui tentent de prendre la place de ceux qui sont en ascension ou qui ont atteint le sommet. Les élites féodales ont dirigé les peuples et se sont déchirées entre elles. Le groupe révolutionnaire de la bourgeoisie a suivi et a remplacé les élites capitalistes, avec les mêmes symptômes. D'autres groupes « révolutionnaires » apparaissent et tentent de prendre leur place. Les groupes sociopolitiques ont tendance à dominer l'État, car c'est grâce à lui qu'ils vivent. Les révolutions sociales (nationalistes, communistes, anarchistes) ont suivi la voie brutale de la mainmise sur l'État. D'autres groupes s'infiltrent insidieusement, sans trop faire de bruit, à la tête de la société. Mais leurs effets n'en sont pas moins importants. Ceux qui accèdent au pouvoir cherchent à le conserver par diverses stratégies. Les moyens de répression sont les instruments utilisés par tous ceux qui s'emparent du pouvoir, parfois directement, ouvertement, parfois de manière subtile, dans les coulisses. Au fil du temps, un moyen de contrôle plus subtil se développe, à travers la culture, plus récemment à travers les réseaux sociaux, en manipulant la psychologie des masses. Et ce qui est devenu efficace aujourd'hui, c'est le populisme, sans doctrine, mais avec une pratique sociale efficace. Et avec un équivalent correspondant dans ce qu'on appelle encore « les arts ». La culture humaniste et artistique fait partie des moyens utilisés pour maintenir le statu quo.
Direction critique XLIV- Mars 2021
Lorsque nous parlons de la culture d'une société, nous avons spontanément à l'esprit une représentation synthétique, celle d'une réalité homogène, comme si les manifestations de cette collectivité provenaient toutes d'une source unique qui se diversifie dans les multiples aspects de la vie quotidienne. En réalité, les cultures à configuration unitaire et compacte sont extrêmement rares. Une société dotée de ce type de culture n'est pas nécessairement supérieure : il s'agit ici exclusivement de la manière dont elle est structurée. Nous pouvons avoir une certaine certitude concernant les tribus isolées de la jungle ou des îles peu fréquentées qui ont depuis des siècles une culture compacte et cohérente. Une culture de ce type suppose l'isolement, loin de toute contamination. Il existe une autre propriété qui permet la conservation d'une culture dans le temps : sa supériorité. La supériorité l'« immunise », par nature, contre les influences extérieures. Une isolation complète est inimaginable, mais la supériorité exclut toute contamination importante.
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La culture d'un groupe social (en d'autres termes, comme on le sait bien, tout ce qui touche à la vie quotidienne - de l'alimentation à l'hygiène personnelle, en passant par le style vestimentaire, l'attitude envers la famille, le travail, l'éducation, la responsabilité éthique, la manière de célébrer les moments essentiels de l'existence individuelle, les valeurs fondamentales, les choix spirituels collectifs, etc.) peut apparaître comme un tout, une réalité intégratrice. En réalité, la plupart des cultures sont composées de couches de cultures différentes, superposées ou juxtaposées, parfois non seulement disparates, mais même contradictoires. Les cultures soumises à des influences, adaptées au modèle d'autres cultures déjà définies, en particulier celles dont les directions d'évolution ont connu des changements radicaux, sont hétérogènes et souvent dépourvues de cohérence. À côté des éléments de ce qui était la culture traditionnelle, transmise depuis des temps immémoriaux, apparaissent les tendances reprises. L'acculturation parle, dans le cas de l'hybridation, généralement de l'imposition de la culture la plus évoluée. (Nous pouvons constater que cette hypothèse ne se vérifie pas toujours. Mais nous en parlerons ailleurs.) Cette reprise ne signifie toutefois pas qu'une culture nouvelle, supérieure, serait simplement assimilée, éliminant complètement la culture antérieure, permettant ainsi d'accéder du jour au lendemain, sans difficulté, à un niveau supérieur. Des éléments de l'ancienne culture, impossibles à éliminer, sont toujours conservés, même s'ils sont difficiles à concilier avec les éléments nouveaux. De tels cas de l'hybridation sont évidents, par exemple, dans l'occidentalisation des cultures asiatiques. Dans la culture japonaise, la performance dans les nouvelles technologies, devenue une composante quotidienne de la vie nationale, comme dans les civilisations occidentales, n'a pas éliminé les éléments traditionnels. Les trains à grande vitesse, les ordinateurs hautement performants, etc. coexistent avec le pèlerinage sur la montagne sacrée, la fête des cerisiers en fleurs, toute une série de cérémonies quotidiennes... Ces cas présentent des contrastes bénins, facilement acceptés par les sociétés matures. Mais il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin pour trouver des exemples significatifs de cultures minées par des incompatibilités, même si celles-ci sont moins étudiées. Dans les Balkans ou en Europe de l'Est, ces mélanges interculturels sont considérés comme moins importants uniquement parce que l'on estime que l'Europe est un ensemble homogène et que les différences entre les régions sont insignifiantes. En réalité, les incohérences peuvent être dramatiques, malgré les efforts évidents pour présenter les choses comme provenant d'une source commune.
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Dans la culture roumaine, il existait deux grands compartiments traditionnels, tous deux liés au monde agricole. Une classe de propriétaires terriens (boyards/moși) et une classe de pauvres, chacune élaborant et vivant selon une culture différente. Bien sûr, ces deux classes, qui traversent l'histoire de l'humanité dans ces régions depuis plusieurs siècles, évoluent avec le temps. Mais la noblesse a toujours évolué dans des sphères culturelles étrangères (slave, byzantine, grecque, turque, pour finalement atteindre l'Europe occidentale par l'intermédiaire des Phanariotes). La paysannerie avait un tout autre type de culture, une tradition culturelle sans lien avec celle des propriétaires agricoles, culture qui s'est conservée, dans certains de ses traits, jusqu'à aujourd'hui. La masse paysanne connaissait d'ailleurs à son tour des divisions culturelles radicales. Il y avait la manière de penser dans les villages libres, qui ont développé une culture, un code éthique, etc., une autre dans les communautés composées d'anciens serfs, contraints jusqu'à tardivement à une servitude cruelle, une autre encore dans les villages de bergers, qui entretenaient à leur tour une culture spécifique. Les différences radicales allaient jusqu'à la langue utilisée - le slavon, le grec, le français, etc. pour l'aristocratie locale, et le roumain pour les autres. Les rapprochements entre les deux composantes de la société roumaine n'ont été que sporadiques et, il faut le souligner, sous l'influence de cultures étrangères ! Le « rapprochement » entre les propriétaires terriens et les paysans était une légende alimentée par les idéologies européennes. La bourgeoisie, qui pouvait constituer un échelon entre les deux catégories, est apparue tardivement et est restée longtemps incohérente. Elle a élaboré à son tour un autre modèle culturel. Je n'entrerai pas dans les détails mentionnés dans toute histoire générale - le passage d'une partie de la paysannerie à la ville, qui a commencé avec l'industrialisation, la décomposition forcée du monde villageois pendant la période communiste, la transposition de l'ancienne composante paysanne dans un monde marginal des villes, etc. - tout cela impliquant des mutations culturelles. Un moment charnière dans l'histoire de la société autochtone est représenté par l'action entreprise par les jeunes formés dans les centres européens qui, vers le milieu du XIXe siècle, décident de transposer le modèle culturel occidental dans les pays roumains. À partir de ce moment, des transformations commencent qui ne sont pas encore achevées aujourd'hui.
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La culture des élites, qui donnent le ton dans la société, a été façonnée pendant des siècles par la « barbarie orientale », comme l'appelait Maiorescu. Le rapprochement avec l'Europe ne date que de deux siècles, deux siècles et demi, ce qui est insuffisant, à l'échelle de l'histoire, pour des mutations majeures. Dans une étude sur l'histoire des mentalités, Georges Duby a suivi l'évolution du système de valeurs de la collectivité au cours d'un siècle, un siècle marqué par des bouleversements sociaux dramatiques, qui auraient dû favoriser les mutations. À la fin de cette période, l'étude démontre que les mentalités sont restées inchangées. Pour que les gens changent de mentalité, s'inscrivent dans un autre modèle culturel, il faut plus d'un siècle, voire deux...
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Pour en revenir à la réalité roumaine, on constate que la vie urbaine n'a pas créé un type de culture bien défini, comme cela s'est produit dans les pays qui se sont industrialisés rapidement et fortement. Les villes ont été peuplées soit par des paysans déracinés, soit par des étrangers. La classe ouvrière est apparue tardivement et est loin d'avoir établi un mode de vie spécifiquement urbain, comme dans les États précurseurs et majoritairement urbanisés. À la périphérie des villes, qui se sont développées rapidement au début de l'industrialisation, une culture lumpen s'est développée. En l'absence de traditions, une vie urbaine cohérente ne peut se cristalliser (la tradition suppose des évolutions sur plusieurs générations). Le communisme a stoppé les processus en cours, les a détournés, a vicié l'évolution culturelle, a dégradé les systèmes de valeurs. Et le bouleversement de 1989 a fait émerger les hybridations culturelles les plus bizarres. Jusqu'à ce que les choses se clarifient (un processus qui prendra toutefois plusieurs décennies), nous assisterons à des évolutions stupéfiantes.
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Après 1989, une multitude d'individus douteux ont fait leur apparition dans la vie publique. Ils s'imposaient, donnaient des directives... Alors qu'auparavant, ils cherchaient à passer totalement inaperçus, comme si... c'était leur mission... Les gens disaient : à chaque moment historique violent, les ordures remontent à la surface. Certains ont réagi, mais sans grand succès. La lâcheté est un sport national. La plupart disaient que ceux qui s'étaient élevés au-dessus des autres finiraient par retomber, après un certain temps, dans la boue où était leur place. Le temps a passé et on voit que les espoirs de ces derniers n'étaient que de simples illusions. Non seulement les ordures n'ont pas disparu, mais elles se sont multipliées et consolidées. Les eaux sont désormais presque entièrement recouvertes de déchets. Les étendues d'eau claire diminuent de jour en jour. Il n'y a plus beaucoup de place pour les illusions.
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Les modèles culturels trouvent toujours leur place dans la littérature narrative, notamment dans les romans. Les écrivains ne copient pas la réalité, mais s'en inspirent pour nourrir leur imagination. La culture paysanne est bien illustrée dans la littérature, dans ses variantes épiques, de l'image idyllique et idéalisée à la cruauté rudimentaire de Ion. Nous avons Tănase Scatiu, Răscoala, 1907 - des écrits épiques dont se dégage une formule culturelle. Il n'en va pas de même pour la vie urbaine. Calea Victoriei ? Groapa ? C'est un monde qui oscille entre les cercles fermés des élites et la vie des bidonvilles. Le monde des villes fournit aux romanciers surtout des personnages et des circonstances, moins des modèles culturels. D'ailleurs, leur variété contradictoire est tout autre. Afin de pouvoir donner quelques exemples de l'incohérence des couches culturelles superposées, restreignons le champ d'application. Nous pouvons choisir un espace dans lequel on supposerait qu'il doit exister une cohérence culturelle obligatoire, permettant la formation de caractères. Pour que des personnalités bien construites puissent apparaître, il faut une culture équilibrée ! Sur le modèle des structures institutionnelles européennes, un niveau d'enseignement universitaire a été maintenu pendant la période communiste. Avant l'imposition de la dictature, celle-ci avait, dans les universités d'État roumaines, une certaine prestance, aspirant aux modèles européens. À l'époque communiste, comme on le sait, les professeurs de haut niveau ont été écartés et remplacés par des « cadres » fidèles au parti et à la sécurité. Des professeurs médiocres, voire catastrophiques. Sélectionnés selon d'autres critères que leurs performances professionnelles. C'est ainsi qu'a été supprimé le principe essentiel dans le milieu universitaire, la méritocratie. Pendant longtemps, l'obéissance au parti et à la sécurité a remplacé les performances professionnelles. Ces critères n'ont pas disparu, mais au cours des dernières décennies communistes, ils ont été supplantés en de nombreux endroits par d'autres critères, issus cette fois des couches culturelles profondes, celles de la culture orientale médiévale. Les universités sont devenues des espaces réservés aux familles et aux clans. La culture de l'indifférence à l'égard du critère de la méritocratie dans les universités, alimentée par la pratique endémique du népotisme, l'assimilation du bien public à l'affaire personnelle, le copinage, le soutien des services secrets, etc. est devenue la nouvelle culture de nombreuses universités roumaines. La plupart d'entre elles sont restées dans cet état jusqu'à aujourd'hui. Il y a eu une brève période, de quelques années, immédiatement après 1989, où, sous la pression de la rue, de l'opinion publique et du regard attentif de l'extérieur, les critères normaux des véritables universités du monde entier ont été appliqués. Pendant quelques années, la sélection s'est faite sur la base des mérites professionnels. Dans certains endroits, ce moment a été bénéfique, de véritables professionnels se sont imposés et ont cherché à maintenir le niveau. Mais en peu de temps, on est revenu à la « normale ». Des concours... bien organisés, des commissions... car eux aussi auront besoin à leur tour de soutiens... Et ainsi de suite. C'est du moins le système qui prévaut aujourd'hui dans certaines universités publiques, et il continue de fonctionner sans que personne ne puisse le démanteler. Une fois de plus, nous assistons à un mélange discordant de couches culturelles. Des personnes qui ont une certaine formation dans leur domaine, mais qui, en matière de relations sociales, d'attitude envers leurs semblables, etc., vivent en permanence dans l'esprit hideux des quartiers défavorisés. Un contraste insupportable, car on s'attendrait à ce que la vie universitaire forge un certain type de personnalité, une culture spécifique, soutenue par une certaine amabilité, une politesse caractéristique des gens qui s'occupent de livres, un comportement éthique dans des limites bien définies. Pas une mentalité et des pratiques voyous, spécifiques à la culture du copinage... Des « qualités » faciles à mettre en évidence dans de nombreux aspects de l'université d'aujourd'hui. Je reviendrai sur cet univers particulier, où se rencontrent des superpositions culturelles monstrueuses, caractéristiques de l'époque que nous vivons.
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La tragédie est qu'il est apparu maintenant, précisément dans les sphères autrefois couvertes par les élites, une espèce d'individus médiocres dans leur métier, pas tout à fait incompétents, mais au fond des voyous qui, lorsqu'un individu de ce genre obtient une fonction importante - propulsé par le copinage, le népotisme, la corruption, les services (qui continuent à travailler d'arrache-pied - personne parmi ceux qui savent voir ne se fait d'illusions...) se précipitent pour rassembler autour d'eux, également à des postes de direction, des individus de la même trempe. Les personnes vraiment compétentes sont de moins en moins nombreuses et marginalisées. La masse apathique suit comme un mouton ceux qui sont au pouvoir. Et ceux-ci se comportent comme des chefs dans leurs fonctions au sein de l'État... Où cela va-t-il nous mener ? Les institutions sont pourries jusqu'à la moelle. Qui peut encore redresser la situation, qui peut encore faire quelque chose ?
Direction critique XLV- Avril 2021
Nous examinons le mouvement littéraire actuel, mais, compte tenu de la situation actuelle en Roumanie, une discussion réaliste sur n'importe quel secteur de la vie sociale ne peut faire abstraction de l'évolution de l'ensemble de la collectivité. On constate une tendance morale commune à tous les niveaux de la collectivité. C'est le résultat d'un mélange d'influences culturelles hétérogènes, agissant de manière synchrone, sans possibilité de synthèse viable. Sans aucun doute, de telles situations peuvent également être identifiées dans d'autres sociétés - cependant, ce qui manque dans le cas présent, c'est l'existence de groupes, plus ou moins importants, qui s'orientent vers d'autres convictions morales. De tels groupes isolés favoriseraient une culture distincte, et leur sort serait soit l'assimilation à la majorité, soit, au contraire, l'imposition d'une nouvelle direction d'évolution. Chez nous, bien que le désir de se démarquer soit omniprésent, c'est l'uniformisation qui domine partout. L'essence de ce paradoxe apparaîtra immédiatement.
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On ne peut évidemment pas discuter des différences de plus en plus difficiles à accepter concernant la situation économique des individus. Alors que le niveau de vie de certains est de plus en plus bas, d'autres se vautrent dans d'immenses richesses. Mais les riches d'aujourd'hui en Roumanie, qui ont amassé leurs fortunes par des moyens douteux, ne sont pas différents dans leur esprit des voyous de quartier. Il est difficile de trouver aujourd'hui des exemples de personnes fortunées qui ont amassé leur fortune grâce à une spécialisation particulière dans un domaine lucratif, à un travail surhumain, à une créativité sans précédent dans leur domaine, etc. Je ne sais même pas si, dans l'état actuel de la Roumanie, il serait possible de s'enrichir de manière strictement légale. Même s'il existait des personnes possédant les qualités énumérées, elles ne parviendraient pas à accumuler des fortunes colossales sans avoir de liens parasitaires avec l'État, sans arrangements, sans corruption, etc. À tel point qu'il est devenu normal de découvrir sans cesse de nouveaux cas de corruption, d'abus, de trafic d'influence, de falsifications, etc., tantôt dans un domaine de la vie collective, tantôt dans un autre, comme un vêtement usé et pourri qui se déchire continuellement ici et là, même si on le raccommode rapidement. Dans ces conditions, la classe supérieure (supérieure sur le plan matériel, car les « élites », comme on les appellerait dans une société normale, sont chez nous les enrichis postcommunistes à la tête pleine de pustules) présente en fait toutes les caractéristiques des pauvres qui veulent paraître plus grands qu'ils ne le sont. Même s'il a beaucoup d'argent, le riche Roumain d'aujourd'hui ne l'utilise pas aux fins auxquelles l'utiliseraient des hommes d'affaires de calibre dans d'autres parties du monde, il ne crée pas de mécanismes économiques et financiers plus efficaces, plus productifs, il n'investit pas dans l'économie nationale (ceux qui le font sont toutefois peu nombreux), il ne crée pas de fondations mémorables qui porteraient son nom, il ne fait pas d'actes de charité... Ce que font nos riches, c'est, à une autre échelle, évidemment, ce que ferait n'importe quel malheureux du quartier. Ils utilisent leur situation économique pour... se vanter. Ce mot d'origine turque met en lumière un trait de caractère hérité de l'époque où le pays était turquisé... Ceux qui ont plus que les autres ne s'enrichissent pas intérieurement, ne deviennent pas quelqu'un d'autre, ils amplifient simplement leurs prétentions et leurs caprices de personne humble. Il reste un individu dont la satisfaction suprême est de se vanter, de se donner en spectacle, de montrer au quartier à quel point il est formidable, comment il a réussi à « s'en sortir ». Et cela transparaît dans chacun de ses gestes. Si le nouveau riche se fait construire une maison, il ne s'intéressera pas à une construction de bon goût (le goût est aussi une forme de modestie), qui exprime quelque chose, une personnalité projetée dans un certain espace, mais il paiera pour quelque chose qui soit plus grand, plus long, plus large, plus haut, plus massif que ce que possède le voisinage. Pour rien au monde il n'accepterait un bâtiment raffiné et subtil, avec des traits spécifiques - il choisira quelque chose de grand, d'opulent. Ses aspirations ne sont pas le raffinement, le goût (il ne perçoit même pas cela !), mais le besoin de laisser les autres bouche bée, le besoin de montrer qui il est... le chef... S'il a les moyens de passer ses vacances où il veut, il ne choisira pas un endroit où il se sent vraiment bien (mais les personnages de ce genre ne se sentent bien que là où les publicités pompeuses leur disent à quel point ils se sentent bien !), où il pourrait découvrir une oasis de tranquillité, mais il ira là où tout le monde dit que c'est le plus cher, dans les stations balnéaires aux noms les plus pompeux et les plus coûteux ! Le bouche-à-oreille est le seul instrument d'orientation de notre concitoyen. Il ira donc forcément sur la Côte d'Azur, aux Bahamas ou ailleurs, pourvu que ce soit un endroit dont on parle, qui soit à la mode, qui soit convoité par tous ceux qui sont du même acabit, qui ont la même structure mentale et les moyens de s'y rendre... Et jusqu'aux prochaines vacances du même genre, il ne manquera pas une occasion de rappeler, en passant ou carrément, le nom ronflant des stations balnéaires où il a dépensé son argent.
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Qu'est-ce que tout cela montre ? Une culture de personnages extravertis, intéressés par le spectacle social en l'absence de vie intérieure, de préoccupations spirituelles. Des tempéraments de comédiens, intéressés par l'effet de leurs mouvements sur les spectateurs. La vie intérieure ne constitue aucun obstacle. Les complications émotionnelles ou intellectuelles n'ont pas leur place ici. Qui perd son temps avec cela ? L'accent est mis sur le spectacle immédiat, sur ce que les autres voient, sur l'impression que les autres doivent avoir – et les autres se forgent leurs impressions selon les mêmes critères. D'où les conclusions de certains sociologues qui ont tenté de comprendre ce type de société. D'où l'aspect grégaire dont parle Rădulescu-Motru, d'où le manque de dramatisme de celui qui négocie tout, selon Mihail Ralea, d'où la dissociation entre la forme et le contenu chez Maiorescu, le pays du pseudo, chez Matei Călinescu, etc.
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Tout cela n'a-t-il aucun rapport avec le monde littéraire ? Les valeurs littéraires se révèlent avec le temps et sont sélectionnées de manière de plus en plus impitoyable au fil des ans. Ce qui est glorifié aujourd'hui peut ne plus intéresser personne demain. Cela supposerait une certaine modestie, une ambition intérieure orientée vers la construction, vers l'évolution, vers la profondeur, etc. Une attitude qui suppose la sobriété, la remise en question, etc. Mais l'homme de lettres roumain d'aujourd'hui ne s'embarrasse pas de cela. Il veut être rapidement reconnu comme un grand écrivain, un écrivain... génial, de valeur mondiale, voire... cosmique... Il veut être... canonique... Il trouve rapidement des semblables, parmi lesquels des soi-disant critiques qui confirmeront subtilement ses aspirations. Il se crée des groupes d'intérêts bien articulés, garantissant des avantages mutuels. Les avantages sont à première vue bénins, la satisfaction d'une vanité naïve. Mais ce n'est qu'à première vue, car personne ne se contente plus aujourd'hui de paroles - il existe plusieurs groupes, chacun avec son... porte-parole. Il faut des stimuli matériels, des avantages d'une sorte ou d'une autre. Ils sont obtenus grâce à l'argent public, plus rarement auprès de sponsors privés, naïfs ou eux-mêmes intéressés. De cette manière, les mécanismes internes, les jeux de pouvoir dans ce domaine de notre vie sociale deviennent visibles.
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L'écrivain, comme tous les artistes, est censé être un chercheur passionné d'originalité, parfois de moyens d'expression personnels, d'une singularité profonde et authentique. Il n'a donc rien en commun avec la prétention de ceux qui ont réussi dans d'autres secteurs de notre société, de ceux qui aspirent à être « plus importants ». Le désir de singularisation des parvenus n'est en réalité qu'une aspiration encore plus forte à s'intégrer dans le troupeau, où l'on ne recherche pas la singularisation par rapport aux autres, mais une intégration encore plus complète dans le groupe, une position au centre de celui-ci, en tant que représentant principal. La tendance générale, grégaire, doublée du désir de gagner des positions au sein du groupe, favorise l'imitation. Ceux qui veulent être en tête suivent le modèle de ceux qui sont en vogue à ce moment-là. Ils veulent être différents, mais différents... selon le modèle gagnant ! Il ne s'agit pas d'innovation, de recherche personnelle... Cela implique plutôt un risque, une tentative de trouver sa propre voie, qui ne garantit aucun succès. Suivre son propre programme signifie prendre des risques et avoir très peu de chances de remporter rapidement des honneurs. Nous sommes à nouveau confrontés à un comportement généralisé. On identifie rapidement ce qui connaît le succès du moment et on l'imite avec enthousiasme. Si vous regardez autour de vous, vous découvrirez une véritable jubilation de l'imitation. De la façon de s'habiller, de fréquenter certains bars, de partir en vacances. en passant par la fréquentation des salles de sport, l'adoption de régimes alimentaires, la recherche de certaines marques de voitures ou encore de modèles littéraires. Il est vrai que dans ce dernier cas, l'inertie est plus grande, ces modèles sont suivis, mais après s'être déjà définitivement installés ailleurs, ou même après que les idées qui les ont inspirés ont commencé à décliner là où elles sont nées. On pourrait penser que ce phénomène est inévitable dans les domaines de la poésie et de la prose, où, une fois que les leaders d'opinion mondiaux ont donné le ton, toute la littérature mondiale se met à les accompagner en chœur. Ce sont les courants artistiques qu'ils imitent, après leur imposition, que tout le monde des vulgarisateurs des impulsions venues des grandes littératures. Y compris nous. Nous avons très rarement suivi le même rythme que les littératures imitées. Dans une certaine mesure, pendant la période d'avant-garde de la première moitié du siècle dernier. Pour le reste... Mais cette soif insatiable d'imitation s'impose aussi là où on s'y attend le moins. Dans le domaine de la théorie. Nos lettres subissent des vagues d'imitation après les courants théoriques à succès dans les débats internationaux. Il est sans aucun doute louable de se tenir au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Il serait encore plus louable d'avoir son propre point de vue dans ces domaines. Mais il est désolant de voir que l'on se situe toujours dans la catégorie des « applicateurs », que l'on ne peut jamais être plus que la caisse de résonance de ceux qui pensent. Ailleurs. Et de présenter comme de grandes victoires ces exercices d'imitation qui, tout au plus, modifient ici et là une nuance de l'image copiée. Il y a eu la vague structuraliste. La vague postmoderniste est passée. On pratique maintenant l'imitation après la « distant reading »... Une fois que celle-ci sera passée, la prochaine mode apparaîtra sans aucun doute, et les nôtres s'empresseront de l'imiter. Que reste-t-il de tout cela ? Une impression de déjà-vu permanent, instaurée comme une marque repeinte sur laquelle on écrit une fois de plus originalité, puissance créatrice, pensée propre, indépendance d'esprit. C'est-à-dire exactement ce qui manque.
Direction critique XLVI - Mai 2021
La présentation du milieu social occupe une place importante dans les romans traditionnels. Avant l'apparition de la sociologie en tant que discipline scientifique à part entière, la littérature, et en particulier le roman, était le moyen d'étudier la condition des communautés humaines. Ralf Dahrendorf parle explicitement de la littérature comme précurseur de la sociologie. L'intérêt des romanciers d'autrefois pour le social était évident et... inévitable, pourrait-on dire, compte tenu des aspirations littéraires de l'époque. Les personnages « bien campés » et leur milieu de référence constituaient l'objectif principal de l'auteur de romans. Il n'est pas étonnant qu'un prosateur important « rivalisait » avec l'état civil. Au fil du temps, la configuration du roman a subi d'importantes mutations et, si autrefois le romancier se préoccupait exclusivement des personnages et de leur milieu social, aujourd'hui, il s'intéresse avant tout à la hiérarchie complexe de la narration et à l'exploration de la réalité à peine perceptible, et non plus, comme autrefois, à sa reproduction photographique. Il est vrai que dans le domaine de la littérature de consommation, dans celui de la prose traditionnelle, les exigences romanesques d'autrefois sont toujours valables. La prose roumaine, par exemple, dépasse très rarement ces limites. Elle devient rarement autre chose qu'un récit amplifié. J'ai déjà parlé de tout cela ailleurs, en présentant mon point de vue sur les compétences du romancier traditionnel et de celui d'aujourd'hui, sur le fait que le premier ne fait que des incursions dans le social, tandis que le second se concentre sur les possibilités d'édification originale du récit, d'investigation de la part cachée de l'humanité et d'introduction dans le texte d'une réflexion sur sa propre condition. Sinon, le roman commercial, dominant dans la littérature américaine, par exemple, et cultivé par la plupart des prosateurs chez nous, a un concurrent puissant dans le cinéma, la télévision et tous les nouveaux moyens de communication de masse, moyens qui peuvent être utilisés sans difficulté comme instruments par les conteurs.
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S'il ne fait aucun doute que les œuvres littéraires d'un certain type peuvent devenir des témoignages sociologiques, la question importante reste de savoir comment ces témoignages peuvent être utilisés. Qu'est-ce qui, dans les écrits littéraires, est significatif pour la description des collectivités humaines ? Les romans contiennent souvent des descriptions de l'environnement social, du comportement des personnages et de leurs interactions. Mais tout cela est subordonné aux objectifs de la fiction. La réalité présentée dans le roman peut être plus ou moins modelée, selon l'objectif poursuivi par le narrateur. Pour ma part, dans l'étude Littérature et le monde dans lequel elle naît, je présente un autre point de départ. Ce n'est pas la description des personnages et de ceux avec lesquels ils interagissent, caractéristique de la prose traditionnelle, dont le slogan répété à satiété était la présentation de personnages fortement dessinés, dans des situations caractéristiques, ni la présentation de l'environnement social à travers les personnages qui témoignent de l'état de la société, mais un élément moins visible à première vue. Il s'agit des thèmes abordés dans l'espace littéraire. Ce sont les constantes d'un milieu social tel qu'il se présente à une époque donnée. Les thèmes récurrents précisent les coordonnées de la vie spirituelle de la collectivité, le niveau atteint par la mentalité collective. Chaque groupe social utilise, à un moment donné, certains thèmes qui précisent les coordonnées du groupe à ce moment-là. Il s'agit de thèmes divers qui peuplent l'esprit public, dans des domaines tels que : le niveau de vie, l'évolution de l'implication de la famille, la tranquillité, la sécurité sociale, l'expansion - ou au contraire - de la sexualité, la stratification sociale, le mode de cohabitation dans la collectivité, la stratégie des gouvernants, le nationalisme, l'ouverture à l'humanité tout entière, les problèmes locaux, les problèmes nationaux, les problèmes internationaux, etc. Tous ces thèmes apparaissent dans les études de sociologie historique. La littérature aborde de préférence des thèmes liés à l'univers intime de l'individu, à ses relations avec les personnes qu'il côtoie, à la manière dont la société se reflète sur les personnages. À partir de ces recherches, nous pouvons reconstituer le niveau d'éducation, la façon de penser, le type de relations, etc. Nous pouvons reconstituer la manière dont l'individu est façonné par la société, le niveau de civilisation de celle-ci.
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L'absence ou la présence de certains thèmes est symptomatique à cet égard. Dans la littérature roumaine, par exemple, les problèmes moraux, les cas de conscience tourmentée, poussés jusqu'à leurs dernières conséquences, les troubles nés de crises de conscience sont généralement absents. Il ne s'agit pas des troubles psychiques provoqués par des accidents existentiels (Două loturi, O făclie de Paște), mais des tourments générés par les processus de conscience dans la vie quotidienne. Une analyse de la présence ou de l'absence de certains thèmes en tant qu'indicateur des comportements sociaux ferait l'objet d'une étude approfondie. Notons toutefois que dans la première partie du siècle dernier, l'analyse psychologique fait son apparition dans la littérature roumaine. À l'instar de Proust, une nouvelle dimension du monde intérieur est découverte. Mais les drames révélés par les nouveaux moyens d'investigation romanesques relèvent uniquement du domaine de l'érotisme, de l'amour non partagé, de la jalousie - et non des problèmes liés à la loyauté, à l'intégrité morale, aux réflexions sur la justice, la culpabilité... Bien sûr, là où l'analyse sociale est au premier plan, apparaît la figure de l'homme honnête, victime du destin, écrasé par le mécanisme social... Mais tout cela relève d'une description directe et générale d'un milieu et ne met pas en évidence les problèmes moraux au niveau de l'individu (le fait que l'individu honnête soit toujours perdant, que les escrocs occupent toujours les premières places dans la collectivité, etc. Il s'agit d'une description générale de la collectivité, et non de l'évolution morale des personnages qui permettent une telle société. Sans entrer dans les détails, il est facile de constater qu'il y a très peu de cas où le personnage honnête triomphe et où les charlatans sont renvoyés à leur place. Comme si cette... asymétrie était une constante de l'environnement examiné. Sans aucun doute, la littérature ne peut se substituer aux études sociologiques. Elle n'est qu'un complément utile, dont peut tirer pleinement profit celui qui s'intéresse à la recherche sur la qualité morale, les relations entre les hommes, etc.
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Si cette littérature peut être un indicateur de l'évolution de la société, ce que nous avons présenté jusqu'à présent n'en est pas moins vrai, à savoir que le milieu littéraire est largement façonné par le milieu social dans lequel il évolue. Il est difficile d'imaginer un monde où la hiérarchie des valeurs est faussée, où la compétence, les études, les qualités de chacun sont tournées en dérision et où règnent la corruption, le trafic d'influence, les promotions et les embauches dans l'administration publique sur la base du copinage et des pots-de-vin, puisse abriter un milieu littéraire où les choses fonctionneraient comme dans une société normale. Et il n'est pas du tout difficile de découvrir dans le domaine de la culture, même celle qui se veut exigeante, les symptômes de l'ensemble de la société.
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J'écrivais dans les fragments précédents à propos des caractères disharmonieux dus à la juxtaposition non homogène de couches culturelles contradictoires. Les cultures matures harmonisent les influences inévitables, trouvent des moyens d'assimiler des aspects culturels contrastés. Les cultures défavorisées, qui, sous la force des événements historiques, accumulent des influences disparates, ne parviennent pas à les concilier, et l'image d'ensemble est, lorsqu'elle ne devient pas carrément dramatique, caricaturale. Chez nous, par exemple, il n'existe pas de culture de la chose publique, de relations civilisées entre les gens, de traitement de l'autre comme on aimerait être traité soi-même. La collectivité s'étend uniquement à la famille (au sens mafieux), aux parents (cousins), aux individus dont on dépend (servilité), aux individus qui finissent par dépendre de nous (envers lesquels le comportement devient grossier, méprisant, etc. - et qui changera du tout au tout si l'autre finit par dominer = relation interchangeable entre chef et serviteur). Ce qui est vraiment public, au-delà de la portée de ses propres intérêts, de sa propre famille, n'existe pas, c'est le terrain de personne, où tout peut arriver. Sans que personne ne s'en soucie. C'est pourquoi il n'y a pas d'opinion publique et que les crapules peuvent tout se permettre lorsqu'elles accèdent au pouvoir. Bien sûr, il existe des gestes isolés de dignité, il existe des personnes véritablement éduquées, celles qui comprennent ce que signifie vivre dans une communauté civilisée, mais ce ne sont pas elles qui donnent le ton. Elles sont minoritaires et sont rapidement réduites au silence. Cette éducation fragmentaire explique aussi la quasi-inexistence des institutions publiques. Elles existent bien sûr, sur le papier, mais elles sont copiées d'ailleurs. Mais elles sont peuplées de personnes incapables de comprendre ce que signifie le mot « public », éduquées dans le sens de la propriété familiale, même si elles ont obtenu des diplômes universitaires qui, ailleurs, supposent une éducation élémentaire appropriée. Et ces personnes considèrent tout comme leur propriété privée et agissent en conséquence. Elles font venir leurs proches, leurs maîtresses, leurs partenaires d'affaires, leurs amis, leurs serviteurs, etc. dans les institutions publiques, qu'elles mènent ainsi à la ruine. Ce phénomène est visible à tous les niveaux, même là où l'on s'attendrait à un niveau de compréhension supérieur. Les universités publiques regorgent de familles, de clans, de serviteurs et de timorés. Bien sûr, ce sont des gens intelligents : ils n'amènent pas toute leur famille, tout leur groupe d'intérêts dans la même chaire. Ils placent leur client dans une autre faculté, dans la leur, en engageant le client du chef de file de celle-ci. Quelqu'un pourrait-il dire qu'il a amené ses propres collaborateurs là où il travaille ? S'il arrive éventuellement à la direction, au poste de recteur, l'hypocrite veille à ce que tous les services subordonnés soient à ses pieds, sinon il ne peut pas diriger, il n'a pas de prestige, il n'a pas d'autorité morale, il est arrivé là par des manœuvres connues ou soupçonnées. C'est ce qui se passe dans les institutions de l'État. Cette sape continue, de l'intérieur, combien de temps peut-elle durer ? À l'infini, tant que tout stagne. Mais elle s'effondrera en quelques minutes au premier séisme.
Direction critique XLVII - Juin 2021
Il est indispensable d'évaluer sans compromis l'état de la collectivité dans laquelle vous vivez. Pas seulement pour vérifier les observations des théoriciens. Seul un esprit critique toujours en éveil permet de maintenir l'hygiène des relations sociales. L'exercice de l'esprit critique envoie des signaux d'alerte aux membres « ordinaires » de la société et, surtout, aux élus (démocratiquement élus, bien sûr) qui peuvent décider du présent et de l'avenir de cette structure sociale. À propos des signaux d'alerte. Le fait que nous nous trouvions à un moment critique est précisément le résultat d'élections qui trahissent les symptômes de maladies chroniques. « Dis-moi qui tu élis, je te dirai qui tu es » - devrait être un dicton populaire. Pour un observateur attentif du niveau auquel nous nous trouvons en tant que communauté, toute manifestation de la majorité est importante, y compris la manière dont sont accueillies les analyses sur l'état de la société. Dans la mesure où l'on peut déceler une disposition générale, l'attitude à l'égard des observations critiques illustre les traits de la mentalité collective. Une telle disposition témoigne de l'importance accordée par les membres de la collectivité à son état général, de la mesure dans laquelle les problèmes réels sont distingués des dysfonctionnements accidentels ou des sujets purement journalistiques. Elle révèle également les objectifs sur lesquels se concentre la mentalité commune et la manière dont se dessine une façon de penser à leur égard.
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Une chose qui choque lorsqu'on tente de présenter explicitement la réalité roumaine est l'incapacité massive à comprendre le sens de la critique à l'égard du comportement de la collectivité. La critique est un instrument utile et, dans de nombreux cas, plus que nécessaire pour maintenir un certain niveau de civilisation. Ce qui frappe immédiatement lorsqu'il s'agit des Roumains et de la critique, c'est leur opacité totale face à la mise en évidence des problèmes de la collectivité. Bien sûr, il existe des attitudes « critiques » à l'égard de tel ou tel individu, d'un geste, d'un acte, voire d'un groupe. Il existe même une sorte de prédisposition courante à la médisance, allant de la « simple » commérage à la destruction complète d'un personnage – mais en ce qui concerne la société dans son ensemble, les sujets deviennent tabous. La « critique » telle qu'elle est pratiquée chez nous a une particularité. Elle doit être personnalisée, individuelle, adressée à un individu. L'idée de collectivité, comme nous l'avons déjà montré, n'est pas clairement représentée. Des personnes plus ou moins instruites (et celles qui ont des prétentions, surtout celles-là, s'impliquent dans ce genre de choses !) se poursuivent, se guettent, se détruisent mutuellement, se condamnent avec passion. Avec des mots. Autour des personnes se déroulent de véritables tournois d'éloges et d'insultes, de louanges onctueuses et de démolitions radicales (pour de telles choses, il est vrai, il est inapproprié d'utiliser le terme « critique »). L'appréciation juste et impartiale est une rara avis. Mais tout ce qui dépasse l'intérêt pour les personnes et devient un débat autour des idées ne suscite plus aucun intérêt, l'attention de l'interlocuteur diminue brusquement, devient nulle. Notre vocation ne semble pas être celle des idées, mais celle du réalisme quotidien. Journalisme, de meilleure ou surtout de moins bonne qualité, débat de principes, d'idées. Des choses concrètes – ou plutôt ce qui semble concret, à portée de main – pas des abstractions, pas de la réflexion spéculative. Ces dernières suscitent un mépris non dissimulé.
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On dira cependant que, ces dernières décennies, les courants « théoriques » à la mode (structuralisme, poststructuralisme, postmodernisme, aujourd'hui distant reading et bien d'autres) ont connu un grand succès dans le monde littéraire roumain. Mais ces adhésions soudaines n'ont jamais été motivées par une réelle passion pour les idées. Ce qui les a motivées, c'est la volonté de se montrer en phase avec l'étranger, le désir d'être dans le coup (d'avoir nos propres bons à rien...), de se démarquer de ceux qui n'ont jamais entendu parler de Roland Barthes, d'Ihab Hassan, de Franco Moretti... Mais le snobisme affiché ne peut masquer le manque de pensée indépendante. Être à la mode est le mécanisme qui anime l'intelligentsia chez nous. La disposition à adopter rapidement ce qui est dans le courant dominant occidental trahit l'incapacité à se moderniser réellement, l'archaïsme drapé d'une modernité empruntée. Combien d'artistes, de théoriciens, de penseurs avons-nous qui ont cru jusqu'au bout à une idée, et encore moins à une idée qui leur appartienne ? Les modèles vont et viennent, nos théoriciens s'adaptent, se reformulent, ils sont toujours d'actualité. Leurs exercices sont des applications des idées d'autrui. Au lieu de créateurs, nous avons des applicateurs, des exécutants, éternels seconds de ceux qui pensent vraiment. Les positions personnelles, défendues par des arguments valables et originaux, sont remplacées par des imitations, des paraphrases, des échos...
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De plus, les mécanismes qui régissent la vie collective ont été intégralement repris, comme on le voit de plus en plus clairement, par la caste de ceux qui sont censés être les intellectuels du pays. Un intellectuel devrait être avant tout un esprit libre, indépendant, au service de la vérité seule, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente et quel que soit le domaine concerné. Mais, en raison de cette mentalité généralisée, ils adoptent une attitude hostile à la critique. La réponse de la majorité des intellectuels lorsqu'il s'agit de remarques négatives sur les caractéristiques de la société est, explicitement ou implicitement, le rejet ou l'ignorance du problème. On ne discute pas de manière rationnelle de la justesse ou de l'inexactitude de l'observation, de la validité du degré de généralisation de l'observation - tout ce qui concerne un problème national devient intouchable. La généralisation de cette attitude est évidente. Quel que soit le niveau d'éducation de l'individu, sa capacité de compréhension, son expérience en matière de comparaison avec le contexte international, etc., lorsqu'il s'agit de nous, le résultat, le total, ne peut être que positif et ultra-positif. Nous sommes les meilleurs, nous avons le plus, etc. Le niveau de préparation de nos élèves et de nos étudiants est exceptionnel (on donne des exemples tirés des olympiades internationales, comme si cinq ou six élèves doués et surmédicalisés pouvaient masquer le pourcentage de 40 % d'analphabètes fonctionnels), nous avons les meilleurs savants, les meilleurs écrivains... En Roumanie, on délivre encore aujourd'hui des doctorats qui traitent de la manière dont Eminescu a découvert et présenté la théorie de la relativité avant Einstein ! Le protochronisme était l'officialisation par Ceaușescu d'une culture systématiquement élevée par l'école et les autorités sous un régime autoritaire (et je ne parle pas seulement de la dernière partie du régime communiste, lorsque le communisme était devenu nationaliste - aussi inappropriée que puisse paraître une telle formule).
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Afin de glorifier une telle croyance, toute malversation est permise. Un exemple simple qui en dit long sur des orgies rarement justifiées. Une carte représentant le QI des différentes nations européennes circulait sur Internet. Le QI des Roumains était le plus bas – ou seuls les Turcs avaient un QI plus bas, si je me souviens bien. Je n'ai vu aucun commentaire sur cette publication. On aurait pu discuter de la manière dont ce chiffre avait été établi, de la catégorie de population représentée, etc. De telles appréciations globales peuvent susciter des objections justifiées. Au lieu de cela, une réponse tout à fait différente est apparue, caractéristique d'ailleurs de notre manière de traiter ce genre de problèmes. Quelqu'un a utilisé Photoshop et supprimé le chiffre correspondant aux Roumains sur la carte, le remplaçant par un autre chiffre, le plus élevé d'Europe. Au lieu d'un débat justifié sur la présentation initiale, on a vu apparaître des exclamations empreintes d'une fierté patriotique excessive et démesurée, justifiant une vanité injustifiée concernant... Le QI... Une fausse nouvelle, une supercherie. Un autre exemple qui montre le manque de responsabilité face à des situations réelles. En Europe, un sondage est réalisé tous les quelques années sur le pourcentage d'analphabètes fonctionnels parmi les élèves scolarisés. Les analphabètes fonctionnels sont, comme on le sait, des élèves qui ont appris à lire, donc qui ne sont pas simplement analphabètes, mais qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent. Les derniers résultats de l'enquête ont été publiés et une ministre de l'Éducation nommée par les libéraux dans la longue liste des ministres incompétents a été interrogée lors d'une conférence de presse sur ce qu'elle pensait du pourcentage inquiétant (plus de 40 %) d'analphabètes fonctionnels parmi les élèves roumains. Au lieu de l'horreur que l'on aurait pu supposer provoquée par l'information selon laquelle environ la moitié des élèves roumains sont incapables de comprendre, de raisonner, etc., et ne sont donc en aucun cas des personnes normales, des citoyens responsables, la personne en question, complètement indifférente à cette observation, affirme sereinement qu'il n'y a aucun problème, qu'« un programme-cadre (programme-cadre, autre élément du langage politique dans la nouvelle configuration politique) sera élaboré et tout sera réglé ». Ce que l'école (qui, à tous les niveaux, y compris l'enseignement supérieur, se classe parmi les derniers en Europe) n'a pas réussi à faire en des années, le programme-cadre de Mme la ministre va le résoudre, voyez-vous ! Les gouvernements ont changé, les ministres aussi, comme d'habitude, mais l'école roumaine reste tout aussi inefficace. Avec ou sans programmes-cadres des ministres.
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D'ailleurs, l'éducation a perdu son prestige dans la société roumaine, minée avant tout de l'intérieur. Les défauts endémiques de la société ont gangrené le système éducatif. Les promotions dans l'enseignement sont trop rarement accordées au mérite réel, le favoritisme de toutes sortes jouant un rôle prépondérant, qu'il s'agisse de favoritisme politique, de népotisme ordinaire, d'échanges d'intérêts ou de corruption dans sa forme la plus banale. Les évaluations, les promotions, etc. sont devenues le bon plaisir de ceux qui accèdent à des postes de pouvoir dans la hiérarchie universitaire. La coutume de baisser la tête n'a pas disparu, même chez ceux qui devraient être un exemple de libre pensée et d'indépendance. Les fonctions administratives l'emportent sur la compétence professionnelle. Ce ne sont pas les idées, ni l'affirmation des compétences qui déterminent les clivages parmi les enseignants et les chercheurs, mais les avantages matériels : un salaire plus élevé, des primes, des avantages accordés de manière discrétionnaire, etc. Ce qu'un tel enseignement peut produire est facile à comprendre. Et les résultats apparaissent dans les classements internationaux.
Direction critique XLVIII - Juillet 2021
Les débats sérieux et responsables sur le patriotisme sont sans aucun doute riches d'enseignements. Il est important dans ce cadre d'examiner les attitudes à l'égard de la mise en évidence des lacunes de la collectivité à laquelle on appartient. Ces attitudes trahissent un ensemble de facteurs, allant du niveau d'intelligence et d'éducation des individus à l'audience des mythes sur leur propre identité, mythes qui traversent toujours les sociétés et façonnent les réactions de ceux qui sont impliqués dans leur destin. De manière très succincte et en simplifiant inévitablement, nous pouvons constater dans notre cas plusieurs modes de relation de ce type. Les jeunes reprennent sans réfléchir (mais sans grande passion, il faut le dire) les lieux communs véhiculés dans les cercles qu'ils fréquentent ou, plus souvent encore, manifestent un désintérêt compréhensible compte tenu des problèmes auxquels ils sont confrontés dans leur vie quotidienne (l'un de ces problèmes étant justement celui de quitter ou non définitivement la Roumanie). Parmi ceux qui ne sont plus jeunes, se distinguent ensuite les cyniques, doublés par les personnes peu instruites mais prétendant avoir des responsabilités sociales à la mesure de l'argent qui se trouve sur leur compte bancaire ; lorsque l'occasion se présente, ils répètent avec détermination les clichés patriotiques sur la condition du peuple et la non-ingérence des étrangers (qui pourraient les mettre en danger, Dieu nous en préserve, leurs affaires douteuses) ; bien sûr, ils invoquent les clichés courants, depuis les Daces, mais il est évident qu'ils se moquent éperdument de ce qu'ils répètent comme des stéréotypes, leur seule préoccupation étant d'augmenter leurs profits. Il y a enfin les endoctrinés, formés dans l'esprit de la politique traditionnelle roumaine de droite et d'extrême droite, qui rejoignent ceux qui ont subi le lavage de cerveau nationaliste socialiste imposé par le céausisme. Ce sont généralement ceux qui expriment leurs opinions dans ce domaine (en réalité, ils défendent des dogmes), ceux qui constituent aujourd'hui la catégorie dominante, qu'ils le fassent explicitement ou qu'ils forment une majorité silencieuse mais ferme dans ses convictions. Ils répondront par des reproches à toute observation critique sur la société roumaine et, face aux preuves, ils répéteront ad nauseam qu'il n'y a pas de forêt sans bois mort, comme si le bois mort avait jamais constitué une forêt...
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Ainsi, chaque fois que vous écrivez quelque chose sur les insuffisances de la société roumaine, vous devez vous attendre à des reproches, qu'ils soient directs ou dissimulés. Selon le tempérament et l'éducation de ceux qui les formulent, les reproches se présentent soit sous forme de silences significatifs, de regards méprisants, d'allusions vagues, etc., soit sous forme d'invectives non dissimulées. Mais quelle que soit la forme sous laquelle elles se présentent, elles ont toutes un trait commun. Il ne s'agit jamais de répliques formulées avec des arguments, de réponses rationnelles qui prouvent l'erreur dans laquelle tu te trouves. Toute observation critique générale est annulée par le dicton folklorique sur la forêt et les brindilles, c'est-à-dire que les lacunes majeures ne peuvent être généralisées, qu'il ne s'agit que d'un accident quelconque... Le corollaire des critiques formulées est l'accusation de manque de patriotisme, de... trahison envers les étrangers, de mépris de l'héritage des ancêtres, etc. Ainsi, si vous mentionnez l'un des défauts de la société roumaine, comme par exemple la corruption généralisée, endémique, vous blasphémez contre Ștefan cel Mare, Mihai Viteazul, Decebal, etc. Or, l'ampleur et l'unanimité de telles réactions révèlent une attitude générale. De telles positions trahissent un symptôme - et celui-ci doit également être discuté en tant que composante de la mentalité roumaine. Il s'agit d'un phénomène réel qui mérite d'être examiné de près.
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Il est courant de rencontrer dans la vie quotidienne des personnes qui attribuent leurs échecs à autrui. Elles n'ont pas réussi quelque chose ? Une bonne intention a-t-elle été bloquée ? C'est la faute de x ou y, qui... - et on élabore toute une série de raisons. Le nombre de ces personnes est bien plus élevé que celui des personnes prêtes à assumer leur faute, leur incapacité, leur erreur de calcul, etc. Reconnaître que l'on est le principal responsable demande de la lucidité et du caractère. Rares sont ceux qui sont capables d'évaluer sans impliquer leur ego surdimensionné. Et encore plus rares sont ceux qui sont prêts à assumer explicitement leurs défauts, leurs erreurs, leurs lacunes. Il faut de la maturité et de la force, croire en sa propre capacité à calculer avec précision et à avoir une vue d'ensemble. Même lorsque quelqu'un d'autre fait obstacle au projet, celui qui a échoué n'est pas exempt d'erreur : il aurait dû prévoir les difficultés éventuelles, les éviter...
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Le comportement immature et improductif s'étend de l'individu au groupe. Si l'association à laquelle appartient la personne en question perd, les causes sont généralement recherchées à l'extérieur. Un groupe parfaitement soudé ne remplacera jamais l'émotion par la lucidité et ne se décidera pas à porter un jugement critique. Si l'association ne transforme pas le groupe en un tout solidaire, tous les autres membres de l'association apparaissent comme coupables. Les cohésions circonstancielles conduisent sans hésitation à ce mode d'attribution de la faute. Une personne sera désignée parce qu'il est toujours plus facile de personnaliser l'échec, de le mettre sur le dos de quelqu'un plutôt que d'évaluer impartialement le résultat d'une action. Les jugements critiques lucides sont rares. Et ceux qui sont capables d'une telle analyse ont généralement toutes les chances de ne pas être pris en considération. Les juges passionnés, émotionnellement impliqués, qui jugent inévitablement de manière erronée, sont toujours plus nombreux et se regroupent rapidement en partisans, selon leurs faiblesses. Les personnes dotées d'un esprit critique restent isolées.
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Lorsqu'il s'agit de la nation, la faute des échecs ne peut être que celle des étrangers en premier lieu ou, peut-être, seulement celle de certains compatriotes (... les imbéciles). Personne ne pense jamais à soi-même. De toute façon, un seul cas serait trop insignifiant dans l'océan qui forme l'ensemble national. Je reproduisais autrefois les propos de quelqu'un qui affirmait qu'être patriote, c'est faire son devoir à la place qui nous revient dans la société. Face aux manifestations grandioses dédiées au patriotisme, une telle prétention semble tout à fait insignifiante. Mais si nous y réfléchissons un peu plus attentivement, nous devons reconnaître que c'est là que résident les grands défauts, les grands échecs de la nation.
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George Orwell s'arrêtait, dans une intervention souvent citée (George Orwell, Notes on Nationalism – 1945), sur le patriotisme, le nationalisme, etc. Sa définition du patriotisme est à retenir. Le patriotisme serait le dévouement à un lieu particulier, considéré par celui qui nourrit ce sentiment comme étant le meilleur - sans toutefois, souligne l'auteur, considérer que ce mode d'être devrait être imposé aux autres. Il est évident que, d'un tel point de vue, l'appréciation de ceux qui vous entourent et de la manière dont ils interagissent ne peut être qu'au plus haut niveau. Ce que font les autres est apprécié et respecté, et il est naturel que vous contribuiez vous-même au bon ordre de cet endroit que vous considérez comme le plus heureux du monde. Vu sous cet angle, votre rôle est on ne peut plus important. La considération et le respect envers ceux de votre patrie déterminent la responsabilité d'être vous-même, comme il se doit, à la place que vous occupez. Le patriotisme implique une responsabilité individuelle. La patrie est tout autre chose que l'endroit où vous mangez des mici, buvez de la bière et écoutez du manele. C'est un endroit envers lequel tu assumes des responsabilités. Il convient de noter qu'Orwell souligne que, aussi merveilleux que puisse te paraître cet endroit, la patrie, cela ne justifie en aucun cas que tu imposes aux autres ta façon d'être, d'agir... Le patriotisme, les sentiments particuliers envers le pays de son père, n'impliquent en aucune façon de l'agressivité envers les patries des autres. Le patriotisme ne peut être agressif, car il se transformerait alors en autre chose, il deviendrait autre chose... Ce ne serait plus du patriotisme. Vu sous cet angle, il est non seulement inévitable, mais obligatoire, lorsque vous constatez que certaines choses ne sont pas comme elles devraient être dans le lieu que vous aimez et appréciez, de les signaler sans délai et sans concession. Parce que vous tenez à cet endroit, que vous considérez comme bon et que vous voulez qu'il reste bon. Le patriotisme n'a rien à voir avec « laisse-moi faire », « laisse faire », « la tête basse, l'épée ne coupe pas », « ne t'en fais pas si ça ne te fait pas mal », « mais qu'est-ce que j'y gagne ? etc. Au contraire, un vrai patriote ne peut qu'être critique envers ce qui nuit à sa patrie. Celui qui n'est pas ainsi ne peut être qualifié de patriote. Car cela signifie qu'il se moque de ce qu'il prétend être sa patrie. Celui qui ment, qui tente de masquer la réalité par des déclarations creuses et mensongères n'est pas non plus un patriote. Et ceux-là font du tort à la patrie, un tort profond. Quand il s'agit de la patrie, on ne peut pas cacher la saleté sous le tapis. Il faut assumer la difficile tâche de contribuer à sa manière à ce que les choses aillent mieux.
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Chez nous, on confond toujours patriotisme et nationalisme. La patrie peut être un lieu où vivent des personnes de la même nation que vous ou de nations différentes. La nation ne détermine pas en bien ou en mal ce que vous ressentez pour votre patrie. Mais là où le destin a fait vivre une majorité de personnes de la même nation, le patriotisme risque d'être confondu avec le nationalisme. Or, le nationalisme est tout autre chose. Le nationaliste considère que tout ce qui appartient à sa nation est supérieur aux autres nations. Le nationaliste est agressif parce qu'il veut imposer sa croyance nationaliste aux autres. Orwell parle du nationalisme comme d'une division des hommes en catégories, à l'instar des espèces d'insectes. Le nationaliste place la nation au-dessus du bien et du mal. Du point de vue des nationalistes, la valeur suprême est d'appartenir à la nation. Le bien, la justice, la beauté restent en toutes circonstances subordonnés à la nation. Il est évident que le nationalisme n'est pas seulement différent du patriotisme, mais qu'il s'y oppose. Il ne peut y avoir de patrie là où la justice, le bien et la beauté n'ont plus de valeur, là où ils sont remplacés par l'appartenance à la nation. Je ne parle même pas du caractère inconsistant du concept de nation. Dans quelle mesure peut-on démontrer génétiquement la singularité d'une nation et l'appartenance d'un individu à celle-ci ? Qui connaît ses ancêtres au point d'affirmer avec certitude un héritage, sinon pur, du moins prédominant, lié à une race particulière ? Et si la nation repose avant tout sur un héritage culturel, il est évident que la culture subit inévitablement et obligatoirement des influences, des emprunts, des adaptations. Il est pratiquement impossible qu'une culture ne soit pas influencée par d'autres cultures ou qu'elle n'influence pas d'autres cultures. L'important est ce qui est assimilé et comment. Et c'est là qu'intervient la capacité des cultures à exister, à sélectionner efficacement, à s'adapter dans l'osmose culturelle qui domine le monde aujourd'hui. Voir clairement ces tendances relève de l'esprit critique, qui n'est pas à la portée de tout le monde... Le patriotisme exige une attitude civique, et l'attitude civique sans esprit critique n'est pas possible.
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Le nationalisme découle d'une pensée rudimentaire, dépourvue avant tout de logique. Si vous dénoncez des défauts qui, à un moment donné, affaiblissent votre nation, cela signifie, dans l'esprit des nationalistes, que vous êtes vendu aux étrangers ! Dans l'esprit d'un nationaliste, il est impossible de voir les défauts de sa nation sans avoir été influencé, manipulé, etc. par d'autres. Car votre nation ne peut avoir rien de mauvais ! De plus, selon le même mode de pensée, vous ne pouvez pas voir à la fois les défauts des vôtres et ceux des autres. Il peut y avoir des moments historiques où les nations présentent en même temps leurs aspects peu glorieux. Mais si l'on considère qu'il est naturel de remarquer les défauts des autres, en ce qui concerne les siens, on ne peut que déclamer, en tenue solennelle, des choses aussi lumineuses que possible... Quelle que soit la réalité.
Encore une fois à propos des constructions - Août 2021
Je continue à publier les observations critiques faites jusqu'à présent sous un titre qui me semble plus approprié à la recherche entreprise. En fait, c'est ce que j'ai fait jusqu'à présent : identifier, décrire et comparer à la réalité les constructions en circulation dans la société actuelle. Nous avons parlé des constructions dans Marginea și centrul (CR, 1990). Quelques mots sur les constructions sociales (dans l'ouvrage mentionné, nous avions principalement à l'esprit les constructions personnelles). Dans Marginea și centrul, nous avons utilisé la comparaison avec les coordonnées géographiques. Celles-ci n'ont aucun lien direct avec la surface terrestre à laquelle elles s'appliquent – c'est nous qui leur attribuons cette correspondance. Les méridiens et les parallèles n'illustrent pas la réalité terrestre - les localités, les reliefs, les océans, les fleuves, les forêts, etc. indiqués par le système de coordonnées. Nous pourrions tout aussi bien utiliser un autre système pour déterminer les positions sur la surface terrestre. La réalité, la surface du globe terrestre, serait la même, mais nous déterminerions les lieux sur cette surface en d'autres termes. Le système par lequel nous indiquerions une position ou une autre serait différent, mais il indiquerait la même réalité. Il s'agit de conventions, nécessaires pour s'orienter dans un espace qui dépasse les environs directement connus par nos sens.
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Les constructions sociales sont créées par la collectivité, dans le processus d'interprétation et de signification de la réalité - sans en être l'image - et créent à leur tour la vie sociale (comme le montrent Berger et Luckman dans un ouvrage devenu classique - The Social Construction of Reality, 1966 - et ceux qui les ont suivis). La vie sociale est constituée de systèmes de constructions juxtaposés dans une structure complexe.
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Les constructions fonctionnent efficacement dans la mentalité commune et deviennent, pour les membres des collectivités, des « vérités » inébranlables. Ils sont inculqués dans les consciences par un ensemble de facteurs. À commencer par la langue utilisée dans le processus de communication (voir J. R. Searle, The Construction of Social Reality, le concept d'intentionnalité collective) qui imprime, par ses structures, une vision, une manière de percevoir le monde. Pour beaucoup, les constructions sont assimilées dans l'enfance et restent des vérités ultimes, reprises et perpétuées, sans plus être soumises à un examen critique pendant le reste de la vie... Une construction est l'attribution de la couleur rose aux filles et de la couleur bleue aux garçons. Rien dans la réalité ne correspond à cette attribution, mais l'interprétation, la convention collective l'a imposée et elle est acceptée comme si elle correspondait à la réalité. Une éducation qui stimulerait la pensée critique à des niveaux élevés de compétence ferait que les choses seraient différentes, car tous les concepts, examinés avec un esprit critique, peuvent être démantelés. Mais l'esprit critique peut générer des incertitudes que tout le monde ne peut supporter... Un concept est créé dans la collectivité, et comme on l'a dit, un ensemble de déterminations contribue à sa formation. Une construction n'est pas une image, ni ne peut l'être tant qu'il s'agit d'une interprétation, d'un projet - une interprétation modelée et modulée par les convictions des autres membres de la société dans laquelle vous vivez. Il y a des moments où ces interprétations (qui sont, de toute façon, des interprétations, et non une représentation) s'éloignent beaucoup de la réalité. Jusqu'à la trahir complètement. Au point de représenter tout autre chose que ce qu'elles prétendent représenter. La construction est le projet social illustrant la manière dont pensent à un moment donné les personnes qui vivent ensemble. Dans la sphère des constructions sociales, on retrouve les lieux communs couramment véhiculés dans la communauté, acceptés par tous comme « allant de soi ». Les lieux communs sont ces « vérités » qui suscitent des protestations, des accusations de blasphème, etc. dès qu'elles sont examinées de manière critique, remises en question. Car il existe toujours une majorité qui n'accepte pas l'esprit critique ; pour cette majorité, toute opinion critique est un début d'instabilité.
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Pour ne pas éviter les exemples, imaginons (ce n'est pas difficile...) une société dans laquelle les gens, vivant sous la détermination de constructions sociales spécifiques, sont profondément convaincus qu'ils vivent dans une société capitaliste, démocratique, libérale - selon le modèle occidental. C'est la construction, c'est, selon elle, la « réalité » sociale dans laquelle vivent les gens de cette collectivité. L'examen critique des réalités sociales existant dans cette collectivité montre cependant tout autre chose. Il s'agit d'une société orientale médiévale, la modernité occidentale n'étant qu'une construction, un projet jamais réalisé par cette collectivité. Comment se forme cette construction sans rapport avec la réalité ? Comment s'est-elle propagée ? Comment est-elle alimentée ? Par quels moyens évite-t-elle l'examen critique ? Autant de questions à explorer... * Au moment où se constituent des groupes de personnes vivant ensemble, se forment également des constructions qui deviennent persistantes, qui assurent à la société un système de coordonnées - et celles-ci se perpétuent dans le temps. Ce sont des moments charnières, où se fixent les convictions indispensables à la vie en collectivité. Il peut également exister des constructions sociales éphémères à première vue, comme la mode, par exemple. Des changements rapides, d'une saison à l'autre, qui imposent un mode de vie à un très grand nombre de personnes. Et je ne parle pas seulement de ceux qui sont toujours attentifs aux petits changements quotidiens, mais aussi du grand nombre de ceux qui, sans accorder une importance particulière à ces détails, subissent néanmoins les suggestions tacites, les pressions, etc. de la collectivité et les acceptent sans en être conscients. Ce phénomène est plus important qu'il n'y paraît à première vue. Car il ne s'agit pas seulement de choses que l'on pourrait qualifier de négligeables ou superficielles (vêtements, coiffure, etc. - style de... femme idéale, d'homme... de réussite, etc.), mais aussi de choses essentielles, concernant le mode de vie en société, les valeurs déterminantes, la famille, la carrière, etc. Sans parler des nombreux changements de « tendances » dans les arts - qui sont, en fin de compte, aussi des modes. Appliquée à un autre registre, l'art est finalement soumis aux mêmes règles générales. Dans tout ce processus, il ne s'agit pas seulement d'une mode ou d'une autre sur l'apparence que doivent avoir les individus. La construction est la tendance générale (avec tout ce qui en découle) au changement et à la synchronisation sociale, à la rupture de l'uniformisation suivie d'une nouvelle uniformisation communautaire... ; adaptation continue sous la puissance intégratrice du groupe social. Quelqu'un qui veut vivre en société (et l'homme n'existe qu'en tant qu'être social...) s'adapte à l'un des mouvements de masse. Ou, dans de rares cas, il s'y oppose - ce qui, en fin de compte, revient à se conformer à la pression commune, donc à se conformer, même si c'est dans le sens inverse, aux forces d'intégration sociale. Les ermites, qui mènent une vie totalement coupée du monde, sont eux aussi le résultat de la vie communautaire...
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La confrontation des constructions avec la réalité constitue la manifestation essentielle de l'esprit critique. Sans une telle confrontation, les constructions peuvent occulter complètement la réalité, les collectivités humaines vivant dans des mondes fantasmagoriques, l'incompatibilité pouvant conduire à des catastrophes. Des conflits ont éclaté et des vies ont été détruites à cause de fausses croyances sur la réalité.
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L'examen des constructions suppose un esprit critique et une bonne connaissance des thèmes abordés. Il existe une histoire de l'apparition et de la consécration des constructions, elles ne sont pas éternelles, elles apparaissent, se fixent et sont remplacées par d'autres constructions. Il existe des constructions dans tous les domaines de la vie collective et il est normal que tous ces aspects préoccupent les chercheurs.
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Comme je le disais, divers facteurs contribuent à l'établissement et à la fixation des constructions, notamment les convictions qui circulent dans l'espace public, où elles apparaissent et se consolident. Je le répète, les constructions ne sont pas le reflet de la réalité, mais des projections de l'environnement social, ce que certains groupes de personnes pensent de la réalité. Leur somme constitue, en dernière analyse, la réalité sociale.
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Le rôle de l'observateur et de l'analyste est de déterminer d'où proviennent certaines tendances, pourquoi elles sont adoptées par la société, ce qui détermine leur caractère prédominant et, le cas échéant, leur persistance. Dans l'éducation, dans ce qui s'apprend en famille, dans l'atmosphère des mots, des gestes, des habitudes que chacun respire... on peut identifier des systèmes de constructions qui déterminent chacun d'entre nous. Les proverbes sont des synthèses des constructions qui dominent une collectivité. L'étude des constructions telles qu'elles se dégagent de la littérature savante deviendra essentielle pour le sujet étudié. Dans l'ensemble des facteurs qui contribuent à fixer les constructions dans la mentalité commune, l'art en général, et la littérature en particulier, jouent un rôle important. Ils créent et diffusent un matériau narratif qui soutient la vie sociale. L'éducation, l'enseignement institutionnalisé et l'éducation familiale, l'immersion dans la culture collective, etc. sont responsables de la diffusion et de la fixation des constructions ; il en va autrement de l'éducation qui cultive l'esprit critique. Les acteurs sociaux forment leurs constructions dans une certaine structure sociale et déterminent à leur tour cette structure sociale, la perpétuant. Tout cela soutient des modèles, des comportements et des attitudes qui devraient autrement être modifiés, même si leur erreur est signalée et que nombreux sont ceux qui reconnaissent la validité de cette observation. Les constructions se forment au fil du temps, deviennent des éléments de la vie sociale, exercent une pression sociale continue et permanente et ne peuvent être éliminées par une observation, aussi pertinente soit-elle.
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D'ailleurs, le fait de mettre en évidence les constructions, les soi-disant vérités qui semblent fondamentales, est considéré comme un sacrilège envers la tradition, comme une tentative de saper la stabilité du monde... L'équilibre social actuel, la stabilité des forces collectives, s'obtiennent précisément grâce à une série de constructions, aux relations entre les constructions, etc. Si toutes ces constructions sociales s'effondraient, démantelées par un examen critique impitoyable, si les gens devaient s'orienter et agir exclusivement en fonction des certitudes que pourrait leur offrir l'examen direct de la réalité, il en résulterait probablement une désorientation générale. Les constructions ne sont pas la réalité, elles ne représentent pas la réalité. Ils sont un moyen d'orientation que nous superposons à la réalité afin de ne pas nous perdre dans sa complexité. Elles n'ont aucun lien direct avec elle. D'autres communautés peuvent superposer à la même réalité un autre cadre, avec d'autres « vérités », d'autres valeurs et d'autres lois, la faisant ainsi apparaître complètement différente à d'autres personnes. Bien sûr, ce n'est pas la réalité implacable qui change, mais notre façon de l'interpréter... À travers les constructions établies dans les espaces nationaux, nous entrons pleinement dans la théorie des récits constitutifs.
Théorie et pratique - Septembre 2021
Dans nos interventions précédentes, nous avons mis en évidence les liens indissolubles entre les différentes manifestations de la culture (culture au sens large : l'ensemble des expériences humaines). Les systèmes de constructions interagissent et se manifestent dans divers aspects de l'existence sociale. La formation et la consécration des constructions constituent un processus de la plus haute importance, avec des conséquences sur les sociétés dans lesquelles elles fonctionnent et dont elles constituent la vie. Une large gamme d'impulsions qui exercent des pressions formatrices au niveau du groupe contribuent à la fixation des croyances, des coutumes, des tabous, etc. d'une collectivité. Il existe une variété de types de déterminations qui modèlent les constructions sociales – énergiques ou subtiles, avec des effets évidents ou insidieux... La plupart des actions ayant un effet formateur sont dues aux moments historiques que traverse la société. Même si les individus qui les subissent sont conscients ou non de la détermination de l'époque. Parfois, la collectivité fixe, par le biais d'institutions, par l'opinion générale (elle-même stimulée), des comportements et des réactions qui deviennent des modes d'existence. Avec intelligence et application, des stimuli délibérément mis en place peuvent entraîner des changements essentiels dans la composition des constructions sociales et, implicitement, des constructions personnelles. Les gens peuvent se comporter de manière totalement différente, donner un autre sens à la réalité dans laquelle ils vivent et à leur interaction avec le monde – avec tout ce qui découle de tels changements. Le Japon est un exemple frappant de modification des constructions sociales, de la vision et de l'orientation de la société. En quelques décennies seulement, un changement spectaculaire s'est produit entre la mentalité japonaise avant et pendant la Seconde Guerre mondiale et ce qu'est devenu le Japon d'après-guerre. L'orientation fondamentalement guerrière (inconditionnellement agressive, plaçant la foi dans l'empereur au-dessus de toute pensée personnelle, au-dessus de sa propre vie, la soumission totale aux classes sociales supérieures, qui dirigeaient à l'époque le pays vers des guerres sanglantes au nom des conquêtes pour l'empire du soleil levant) s'est modifiée, soutenant une société démocratique, dédiée au travail, à la création, aux réalisations scientifiques modernes et à la haute technologie. D'une puissance militaire oppressive, visant à soumettre des nations pour les intégrer dans un grand empire rêvé, le Japon est devenu un modèle de civilisation pour sa zone géographique et au-delà. Cette transformation ne peut être attribuée, comme certains sont enclins à le croire, au passage d'un État féodal à un État industrialisé moderne, processus qui aurait été réalisé à la suite de la capitulation devant les États-Unis. Le passage à l'industrialisation avait commencé au Japon plusieurs décennies avant le déclenchement de la guerre. Mais les changements économiques n'entraînent pas nécessairement des changements de mentalité. Ce qui s'est produit après la fin de la guerre, c'est le remplacement des croyances médiévales, persistantes au début de l'industrialisation, par un mode de pensée favorisant l'adoption d'un système de valeurs proche de celui des sociétés modernes. La formation de structures sociales adaptées au monde du XXe siècle a transformé le Japon en une société moderne.
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On sait que l'éducation pendant la période de formation de la personnalité joue un rôle déterminant dans la configuration de la façon dont l'individu perçoit la vie, les relations avec les autres, etc. (Jean Piaget et Lev Vygotski, à partir de perspectives différentes, ont jeté les bases de l'étude scientifique du développement de la personnalité). En fait, il s'agit de la manière dont les membres de la collectivité vont découvrir et interagir avec la société qu'ils connaissent au fur et à mesure qu'ils se forment. Cette formation est due à la famille, aux personnes qui les entourent, aux systèmes éducatifs institutionnalisés. Tous ces éléments agissent sur la manière de penser, de valoriser, d'apprécier, etc. Ce qu'offre la programmation des rôles sociaux, comment ceux-ci peuvent être utilisés et leurs conséquences sur la formation de l'individu constituent une question essentielle, y compris pour ce qui est de l'institutionnalisation de la société (lois, normes, coutumes qui modèlent le comportement des individus dans la société). La manière dont ces moyens de formation de la personnalité agissent peut assurer l'harmonie entre la structure officielle d'organisation des groupes et ceux qui les composent. Il existe des États puissants qui maintiennent leur stabilité indépendamment des vagues qui les troublent à un moment donné de l'histoire (changements politiques, modes dans divers domaines, influences de personnalités...) et il existe des États en échec. Entre ces deux extrêmes, on trouve des communautés dont les niveaux d'organisation sont relativement stables, maintenus par des efforts ponctuels et avec une résilience insuffisante lorsque des épreuves majeures surviennent. Dans les organismes sociaux puissants, il existe une réelle coïncidence entre les valeurs et les principes proclamés, qui régissent officiellement la vie du groupe concerné, et les croyances de ses membres. Cela ne signifie pas pour autant que les sociétés fortes sont exemptes d'opinions contradictoires, de confrontations d'idées, de tendances différentes exprimées dans des programmes politiques, mais toutes sont calibrées selon les lignes directrices de la société, selon des principes fondamentaux qui restent stables et découlent d'une vérité organisée. Cela ne signifie pas non plus que ces États « prospères » ne peuvent pas traverser de graves crises systémiques, comme c'est le cas aujourd'hui sous la pression des mouvements illibéraux. Mais jusqu'à présent, leur condition fondamentale n'a pas été abandonnée, malgré les pressions qui tendent à les transformer en sociétés fermées. Les déviations ne manquent donc pas, mais jusqu'à présent, elles sont identifiées et éliminées rapidement. Ces sociétés ont une cohésion solide, difficile à ignorer. Et les origines de leur solidité doivent être recherchées dans le système de formation de l'individu – dans la famille, à l'école, dans la société.
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En suivant le modèle de certains pays développés, l'histoire crée un schéma que la plupart des régimes dans le monde tentent d'atteindre, pour des raisons liées à la stabilité de leur propre communauté. Les principes, les lois, les valeurs qui doivent organiser un pays semblent s'organiser selon un modèle dont la finalité est connue. Les sociétés qui sont devenues des modèles l'ont fait au fil du temps, grâce à l'apparition en leur sein de constructions sociales efficaces. Dans les pays qui ont suivi ces modèles, la situation a été tout autre : ce sont des « descriptions » de ces constructions sociales qui ont été adoptées. Dans les pays puissants devenus des modèles, rendus efficaces par le passage au capitalisme, stabilisés au fil du temps, après des bouleversements inévitables, autour de principes universels issus de l'humanisme de la Renaissance et des Lumières, la réalité sociale était le résultat d'expériences collectives vécues et approfondies. Des expériences difficiles, souvent douloureuses. Ce qui était dans ces sociétés le résultat d'expériences collectives, à travers lesquelles on est parvenu à des principes et des valeurs consensuels, devient, dans le cas de ceux qui poursuivaient les mêmes performances, de simples récits qui devraient être transposés dans la réalité pour atteindre des finalités bénéfiques. Ce qui, dans un cas, était devenu les croyances qui constituaient la vie sociale, dans l'autre, n'était que des déclarations sans correspondance dans la mentalité des masses (qui, souvent, ne comprenaient même pas de quoi il s'agissait). Des pays ou des régions sont apparus où les véritables croyances des gens sont tout autres que celles qui sont officiellement affirmées. Au niveau de l'entité collective, on observe les mêmes mécanismes que ceux décrits par Norbert Elias dans sa description du processus de civilisation. Ceux qui décidaient du destin d'un pays adoptaient dans leurs déclarations ce que prônait le monde civilisé, même si la réalité était tout autre. Leur discours adressé à l'extérieur et à la société qu'ils dirigeaient parlait des droits de l'homme, de la démocratie, d'une justice équitable et incorruptible, etc. De telles convictions humanistes apparaissent dans presque toutes les constitutions, y compris celles des pays totalitaires, communistes ou autres, qui prétendaient toujours être dédiées à la réalisation du bien collectif. Et ce, bien que les principes aient été systématiquement violés. Pourquoi de tels mensonges flagrants étaient-ils nécessaires ? Parce que, tant pour apaiser ceux de l'extérieur que pour tromper ceux qu'ils dirigeaient, aucun pouvoir dirigeant n'avait le courage d'affirmer que son idéal était de transformer l'État en un pays où régnait l'arbitraire, avec des institutions serviles et corrompues, où le principe directeur était la tyrannie. Un certain nombre de valeurs sont devenues universelles et sont acceptées, ne serait-ce que de manière rhétorique. Aujourd'hui, aucun dirigeant n'ose revendiquer ses crimes, ses mensonges, ses vols, ses abus, etc., même s'il les pratique sans retenue. Même là où sont adoptées des règles tribales, aujourd'hui rejetées par tous (amputations, lapidations, meurtres cautionnés... légalement), leur pratique n'est pas revendiquée avec sérénité et détermination.
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Dans les sociétés qui reprennent de manière déclarative les récits vécus, les gens sont contraints de vivre dans une duplicité morale permanente. Officiellement, leur pays est gouverné selon les mêmes principes que les pays les plus avancés du monde. Mais les gens ont été formés dans un autre esprit, leur éducation leur a inculquée d'autres constructions sociales – leur collectivité vit selon d'autres principes, leur réalité est tout autre. Lorsque l'on en arrive à des cas de prise de conscience de cette duplicité, des tensions inacceptables apparaissent. Le processus honnête aurait été de prendre conscience de la situation dans laquelle se trouve la société et d'essayer d'éduquer les jeunes et les moins jeunes afin d'atteindre un état compatible avec le monde évolué. Dans une certaine mesure, on pourrait évoquer la formule des formes sans fond. Mais, comme nous le verrons, l'affirmation de fausses convictions collectives est autre chose.
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Entre ceux qui voudraient éliminer les faux-semblants et ceux à qui la duplicité profite, il y aura des confrontations permanentes qui provoqueront l'instabilité de toute la société. Il existe des pays perpétuellement instables, toujours en attente d'aide et d'intervention extérieures. Dans de tels pays, la société ne peut jamais être totalement convaincue que le mensonge est la vérité et que la vérité est le mensonge. Et la crise est présente dans tous les domaines, même là où on s'y attend le moins. Dans le domaine littéraire, par exemple.
Formes sans fond et constructions sociales - Octobre 2021
Contrairement à la tendance actuelle dans la culture roumaine (publié en 1868 dans « Convorbiri literare » par un jeune homme de 28 ans ayant fait des études universitaires brillantes à Berlin et à Paris), cet ouvrage fixe dans notre conscience l'idée de la forme sans fond, invoquée régulièrement lorsqu'il est question des incohérences dans la composition de la société roumaine. Cet observateur lucide de la collectivité dans laquelle il vivait avait l'audace d'affirmer que cet environnement social était fondé sur des prétentions sans fondement, sur des falsifications. Quelques années plus tard, ce même Titu Maiorescu fera une brillante carrière (professeur d'université réputé, écrivain, mentor d'un important mouvement culturel, homme d'État de premier plan, etc.) dans la société dont il avait dénoncé la fausseté. La conclusion de son évolution, de la révolte morale extrême à l'acceptation... glorieuse, nous amène à croire soit que les choses rejetées dans sa jeunesse ont radicalement changé en l'espace de deux ou trois décennies, soit, plus vraisemblablement, que la société dénoncée l'avait entre-temps récupéré... – ce qui révèle un autre symptôme de ce monde... Il reste important que l'esprit critique, qui avait ouvert dans la conscience des Roumains une voie clairement orientée vers une évaluation sévère de la situation du pays, devienne, avec plus ou moins d'intensité, avec plus ou moins de véhémence, selon les époques, une composante toujours vivante de cette culture.
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Le succès des critiques de Maiorescu, succès accompagné de l'hostilité de ceux qui ont forgé le discours patriotique transmis jusqu'à aujourd'hui, est dû au fait qu'il a touché avec une précision chirurgicale les points névralgiques de la construction en pleine édification – des points essentiels, déterminants pour toute l'évolution sociale, et non des détails insignifiants. Si les défauts inventoriés par Maiorescu n'avaient pas été majeurs, l'intérêt pour eux aurait disparu depuis longtemps. Mais ces défauts de construction sont toujours reconnus, raison pour laquelle l'esprit critique du mentor de Junimea reste d'actualité. En bref, que constatait celui qui examinait de manière critique l'espace public local ? Nous allons consigner ses opinions en les rapportant à ce qui se passe près de deux siècles plus tard dans la société roumaine. Nous constaterons que l'idée d'évolution, de dépassement des défauts, même s'ils sont connus et reconnus, n'est qu'une illusion. L'évaluation générale dans În contra direcției de astăzi (Contre le courant actuel) ... partait des réponses reçues aux critiques précédentes concernant l'écriture dans les publications de l'époque, l'incapacité à écrire correctement en roumain étant visible même dans les revues « culturelles ». Dès le début, on constate des malformations de l'esprit public qui sont encore identifiables aujourd'hui. Dans les réponses qu'il a suscitées, Maiorescu découvre que les réponses étaient pleines de « personnalités » et ne portaient pas sur les problèmes proprement dits. J'ai moi-même souligné ailleurs qu'il n'y a pas chez nous de discussions sur les idées, les principes, les valeurs réelles, etc., mais seulement des commentaires sur des personnes, des éloges ou des attaques contre des personnes – ce sont les seuls articles qui... intéressent, qui animent les échanges journalistiques. Un symptôme qui n'a donc pas changé jusqu'à aujourd'hui. On trouve partout des commentaires sur x ou y, sur ce qu'ont écrit x ou y, sur les prix remportés par x ou y. Sur la valeur (le terme « valeur » a chez nous un sens local, valable uniquement pour un usage interne, roumain) de x ou y. Les idées sont absentes. Mais le vice radical dans la construction de l'espace public roumain identifié par Titu Maiorescu est le mensonge – le mensonge « dans toute la direction actuelle de notre culture ». Le mensonge, c'est-à-dire, en roumain, la malhonnêteté ! La vie publique roumaine, constatait l'auteur, est donc construite sur le mensonge... Conséquence de la superficialité, de l'incapacité à analyser, à comprendre ce qui se trouve au-delà de la surface des réalités imitées du monde occidental. Il y avait là des processus complexes, parfois longs, qui aboutissaient à un certain résultat. Les imitateurs ne voyaient que l'aspect final – qui ne pouvait être simplement copié. En conséquence, les transpositions ne se réalisent pas effectivement, seules les apparences sont imitées, ce sont donc des falsifications des originaux. Des faux qui sont devenus une vérité sociale, une « véritable atmosphère intellectuelle ». Mais le danger essentiel (le même aujourd'hui) est « la suffisance avec laquelle nos gens croient et sont convaincus d'avoir accompli quelque chose lorsqu'ils ont produit ou traduit une forme vide empruntée à l'étranger. Cette erreur totale de jugement est le phénomène le plus significatif de notre situation intellectuelle, un phénomène si grave qu'il nous semble que c'est le devoir de toute intelligence honnête de l'étudier, de le suivre depuis sa première apparition dans la culture roumaine et de le dénoncer partout aux esprits les plus jeunes, afin qu'ils comprennent et acceptent la tâche de le combattre et de le détruire sans pitié... » Un devoir que je considère encore aujourd'hui comme primordial. Ceux qui ont vraiment compris le message de Maiorescu le poursuivent ! Les mots écrits en 1866 décrivent de manière réaliste la situation actuelle. La suffisance, la complaisance avec laquelle les Roumains s'apprécient eux-mêmes sont le signe d'une impuissance perpétuelle. En ce qui concerne la fausseté de la culture des classes supérieures de la société et le fossé qui les sépare de la vie du peuple, la seule catégorie de Roumains qui vivaient alors de manière authentique (catégorie aujourd'hui complètement transformée ou tout simplement disparue) mériterait une discussion à part. Pour rester dans la ligne principale développée par l'auteur, celui-ci souligne que, à première vue, les habitants imaginaient (imaginent) que nous avons rattrapé les civilisations prises pour modèles, qu'il ne reste plus grand-chose à faire à cet égard. Il s'agit évidemment d'une illusion qui persiste encore aujourd'hui. Après avoir exposé l'échec de la transformation de la société, Maiorescu se demande : « Y a-t-il encore un moyen de s'en sortir ? » Nous devrions nous poser la même question... À l'époque, l'auteur proposait une réponse. Il y aurait eu plusieurs choses à faire. Une première exigence, présentée de manière abrupte, comme le reste de l'analyse, aurait été de décourager la médiocrité, la capacité à nous auto-flatter en proclamant, par... patriotisme, que nous avons atteint sans difficulté des valeurs de niveau... universel. De niveau universel, disons-nous, mais non validées par personne en dehors de nos frontières. La louange... des valeurs nationales poussée jusqu'à l'absurde (voir Eminescu qui devance Einstein en matière de théorie de la relativité, etc.) est la matière première des nationalistes – avec laquelle ils séduisent les naïfs et les ignorants... Les exagérations absurdes n'apparaissent pas chez les personnes informées, honnêtes, qui savent voir ce qui se passe dans le monde... Ces personnes réfléchissent à ce qui nous manque, à ce qu'il faut faire pour dépasser la condition réelle de notre époque... Mais les personnes de cette trempe sont beaucoup trop rares chez nous. La deuxième exigence concernait l'attitude à l'égard des formes sans fond. Non seulement celles-ci sont inutiles, mais elles ont un effet destructeur puissant. Car les formes sans fond, lorsqu'elles s'attardent dans l'espace public, discréditent complètement aux yeux de la société le contenu, ce que le public aurait pu réellement retenir. Cela empêche la réception réelle du modèle offert par les cultures occidentales... C'est ainsi que les formes sans fond « détruisent un puissant moyen de culture », selon le mentor de Junimea. Ce sont ces observations qui ont conduit Titu Maiorescu à affirmer la théorie des formes sans fond. Dans un élan patriotique, on a toutefois tenté de déformer la théorie démolissante consacrée de Maiorescu, en essayant de montrer (pour qui, à qui ?) que sa position sans concession serait en fait une... forme de soutien aux réalités roumaines ! Nous avons vu que Maiorescu insiste sur l'effet néfaste de l'ancrage dans la conscience publique des formes sans fond. Eh bien, les interprètes locaux ont cherché à transformer l'attitude négative de Maiorescu en son contraire, en cherchant à convaincre que la pratique des formes sans fond... conduirait, avec le temps, à la création du fond qui manque... La même démagogie... patriotique ignore sans aucune inquiétude les lacunes importantes dans l'évolution de notre collectivité, insinuant que ces lacunes n'ont aucune importance, que les étapes manquantes ne nous seraient d'aucune utilité, parce que nous... avons brûlé les étapes... Encore une absurdité auto-consolatrice... Brûler les étapes signifie des étapes manquantes, des étapes sautées... Et cela marque le mental collectif... Qui n'est plus jamais ce qu'il prétend être. La jeune génération de 1848, qui s'était fixé pour objectif – et y était parvenue dans une certaine mesure – de hisser la Roumanie au niveau des États européens développés, avait déployé un effort enthousiaste, qui aurait toutefois dû être préparé de manière approfondie, suivi de manière systématique, etc. Sinon, dans ces conditions, cela ne pouvait aboutir qu'à une imitation superficielle, à une pseudo-civilisation sur le modèle occidental. Cette pseudo-civilisation reste, jusqu'à aujourd'hui, une réalité sociale locale inchangée. L'obsession de l'imitation, d'être à la hauteur de ceux qui parviennent réellement à créer quelque chose, est une caractéristique fondamentale. La vocation à l'imitation est devenue la caractéristique de ceux qui ont encore aujourd'hui des contacts importants avec le monde occidental. Au lieu de penser par eux-mêmes, les « intellectuels » sont plutôt tentés d'être toujours à la page, de ne pas rester à la traîne des modèles culturels des pays civilisés. Une synchronisation est d'autant plus inévitable aujourd'hui, mais elle n'est authentique que lorsqu'elle part de ce que vous êtes (si vous êtes vraiment quelque chose...). Mais jusqu'à aujourd'hui, la principale occupation n'est pas la création, mais l'imitation, nous devenons des applicateurs virtuoses de ce que pensent les autres. C'était à peu près ainsi, à l'époque de Maiorescu, que se déroulait la vie des idées dans les régions qui sont devenues plus tard la Roumanie. C'est à peu près ainsi que se déroule la vie intellectuelle de ceux qui vivent dans les régions qui sont depuis longtemps devenues la Roumanie. Les ambitions... des imitateurs (qui se croient occidentalisés par de tels actes...) se heurtent aux ambitions des passéistes, des nationalistes, des autochtonistes, des souverainistes et de tous ceux qui entrent dans cette catégorie de serviteurs de l'isolement du pays – qui se croient patriotes à travers les agitations avec lesquelles ils jouent leur rôle social. Des ambitions alimentées, dans les deux camps, par la vanité – d'aujourd'hui comme d'hier – de montrer aux étrangers, « même au mépris de la vérité – comme le dit Maiorescu –, que nous sommes leurs égaux en matière de civilisation ». À l'époque où Titu Maiorescu se forgeait ses opinions sur la société roumaine, la sociologie n'était pas encore la science que nous connaissons aujourd'hui, et les observations sur la société relevaient plutôt du moralisme. D'autre part, la mécanique était la discipline qui définissait le passage du monde occidental à la société industrielle moderne. Les observations sur les collectivités se conformaient à une vision linéaire, de géométrie plane. Les constatations de Maiorescu sont exactes, elles fixent une image précise non seulement des Roumains de l'époque, mais aussi de la dynamique qui s'annonçait. Maiorescu devine très précisément comment le fonctionnement des formes sans fond peut détruire l'avenir d'une société. Il se crée une atmosphère morale viciée, et le fonctionnement persistant des formes sans fond compromet l'appropriation des modèles étrangers visés. Ceux qui n'ont pas compris grand-chose du plaidoyer de Maiorescu pour dépasser cette phase d'imitation, qui ont même tenté de falsifier ses idées et de les maquiller en... sentiments patriotiques, ont fini par... bénir précisément ce que l'auteur déplorait : le fonctionnement continu des formes sans fond... Ces formes sans fond ne produisaient en aucun cas le contenu qui manquait, mais elles viciaient profondément la vie des communautés. La perspective sur les processus sociaux a radicalement changé depuis l'intervention du mentor de Junimea. Sa vision quelque peu linéaire des processus de falsification de la modernisation a alimenté les malversations que nous avons mentionnées. Les limites d'une vision linéaire donnent lieu à des erreurs de perspective qui doivent être corrigées. Selon cette vision, il existerait une société stable et normale qui chercherait à s'approprier certains aspects sociaux dont jouissaient des sociétés plus avancées. Une telle théorie présente deux sociétés, l'une importatrice et l'autre exportatrice, comme des sociétés qui maintiennent leur condition, à la différence que la société qui imite ne parvient pas à intégrer la réalité empruntée. Maiorescu précisait que le recours à un emprunt faux, superficiel, compromettait une future opération d'importation, éventuellement couronnée de succès. La formation des constructions sociales nous montre un processus beaucoup plus complexe. La société qui fonctionne selon des idées fausses intègre le faux dans sa propre structure. Fonctionnant ainsi, elle ne sera plus ce qu'elle était avant d'essayer d'emprunter. Toute sa composition changera, précisément sous l'empire du faux démasqué par Maiorescu.
Les observations de Maiorescu sur la société roumaine en voie de se constituer selon le modèle occidental, aussi précises que possible, sont faites dans l'esprit des réflexions des moralistes français, qui précèdent de loin, comme on le sait, les études sociologiques (à l'époque où les observations du dirigeant de Junimea ont été publiées, la sociologie en tant que science était à peine en train de se constituer...). Ses constatations n'ont jamais été contredites par les faits, mais seulement par des discours patriotiques grandiloquents ; leur réalité était plus qu'évidente. Naturellement, ces observations ne pouvaient pas prévoir les conséquences importantes et à long terme des phénomènes observés. L'idée de formes sans fond comprend l'aspect frappant, immédiatement visible à l'époque, de l'échec de la synchronisation avec les pays d'Europe occidentale. Du point de vue d'où elles étaient faites, elles suggéraient l'image de deux sociétés soudées, dont l'une tendait à se perfectionner en empruntant à l'autre. Les deux sociétés – celle qui emprunte et celle qui prête – sont stables, la seconde étant en train d'acquérir des réalités dont le fonctionnement a été vérifié par la première. Rien de dramatique. L'adoption d'institutions efficaces, dont les modèles méritent d'être copiés, devient nécessaire et naturelle. Mais, présenté sous la forme transmise de génération en génération, le processus serait finalement similaire à celui dans lequel nous apportons quelque chose de nouveau à une réalité sociale qui existe et qui doit simplement être complétée. Que la reprise soit réussie ou non, que nous nous adaptions aux nouvelles choses ou que nous restions attachés aux anciennes, c'est une autre histoire. Le processus dénoncé par Maiorescu est toutefois plus complexe et présente une configuration asymétrique. La société imitée est en effet figée dans ses données fondamentales, elle est constituée selon une série de principes et de valeurs configurés de manière organique, à la suite des processus historiques qu'elle a traversés. Les réalités sociales de telles collectivités sont le résultat de leurs évolutions spécifiques. En revanche, la situation est tout autre pour les sociétés qui empruntent, qui ont adopté et se sont modernisées en s'appropriant le modèle occidental. Leur réalité ne se constituera qu'à travers l'intégration de ces emprunts. Elles ont une structure en devenir. La collectivité qui imite se forme en imitant. C'est dans ce processus qu'elle édifie une nouvelle structure. Maiorescu parle des conséquences de l'échec. Si les formes sans fond fonctionnent pendant un certain temps, « ... pendant ce temps, les formes se discréditent complètement dans l'opinion publique et retardent même le fond, qui, indépendant d'elles, pourrait se produire à l'avenir et qui hésiterait alors à se revêtir de leur habit méprisé ». En d'autres termes, les conséquences de l'échec compromettraient une mise en œuvre correcte à l'avenir. Seulement, cette pratique des fausses assimilations conduit à une exercice continu du faux, à l'accréditation d'un pseudo-emprunt. Ce n'est pas l'emprunt en soi (ou plutôt pas seulement celui-ci) qui est altéré et falsifié, mais le mode de fonctionnement de la société. On assiste ainsi à la mise en place de constructions sociales dans lesquelles la falsification devient la norme et une pratique courante. Falsifier, simuler, mentir en utilisant des termes qui masquent la réalité devient une constante, un comportement normal, une habitude. Le faux devient une manière naturelle d'être, il n'est plus perçu comme une anomalie.
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La présentation d'une réalité sociale comme autre chose, le fait de lui donner un nom falsifié, entre ainsi dans les manifestations sociales quotidiennes. Et ce, officiellement, au niveau collectif, mais aussi individuel. Chacun, en fonction du rôle social qu'il joue, essaie de présenter le monde autrement qu'il n'est. Pour quelqu'un extérieur à cette collectivité, un tel comportement pourrait créer une confusion, mais pour ceux qui jouent leur rôle, il est impossible de dissocier, d'attribuer d'autres significations que celles qui résultent de la falsification... intériorisée. Le monde s'amuse de la satire de Caragiale. Il se reconnaît et se moque de lui-même. La divergence entre l'apparence et la réalité est mise en évidence, le monde sait, ou plutôt sent, que les choses sont différentes, mais c'est le monde dans lequel il vit, et ces choses sont acceptées depuis longtemps et ne révoltent plus personne. Lorsqu'il n'y a pas de complicité à proprement parler, il s'agit au moins d'une acceptation tacite et bon enfant. Plus d'un interprète de l'œuvre de Caragiale a dit de ses personnages qu'ils étaient... sympathiques, qu'ils entretenaient une atmosphère bienveillante, de bonne humeur... L'ambiguïté de ses descriptions sociales ne révolte pas parce que personne ne perçoit plus la gravité de ce qui est présenté, parce qu'il n'est pas possible de faire une comparaison entre la réalité sociale et sa copie caricaturale. Le grincement de la caricature ne peut plus être perçu car non seulement les personnages, mais aussi ceux qui les regardent ne croient plus que ce qu'ils voient puisse être quelque chose de sérieux, qu'il y ait un drame dans cette falsification. Tout est laxiste, tout est pris à la légère, les seules réactions sont l'amusement, la moquerie, la dérision...
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Caragiale est perçu aujourd'hui comme un écrivain actuel - il est probablement, parmi tous les écrivains roumains du passé, le plus proche du monde d'aujourd'hui. Pourquoi est-il perçu ainsi ? Pour plusieurs raisons, bien sûr. Pour son génie linguistique, pour son expression précise, qui va droit au but, sans rien de superflu dans la construction des phrases - qui ne vous laissent pas sentir qu'il s'agit de la langue du XIXe siècle. Il est également actuel par les expressions qui sont entrées depuis longtemps dans le langage courant (curat murdar (propre sale)..., să se schimbe dar (à changer mais)..., reperat onoarea (honneur réparé... etc.), utilisées par tous, dont beaucoup sans savoir qu'ils citent Caragiale. Mais son actualité incontestable repose sur un autre élément. Il s'agit des constructions sociales qui apparaissent familières au lecteur d'aujourd'hui, tirées de son propre univers. Les réalités de l'univers dans lequel nous vivons. Le génie de l'auteur réside également dans cette intuition exceptionnelle de l'univers social dans lequel il vit. Les éléments de décor, ceux qui décrivent l'époque du milieu du XIXe siècle, sont depuis longtemps obsolètes et ne renferment plus rien du monde d'aujourd'hui. Tout a changé depuis. Des trains qui circulaient à l'époque selon un horaire précis (pas comme aujourd'hui...), aux gares qui constituaient autrefois des lieux de socialisation tranquilles, aux jeunes officiers qui étaient au centre de l'attention de la gent féminine, aux fonctionnaires et aux professeurs, aux fonctions officielles de ceux qui apparaissent dans ses passages en revue, en passant par les médias dans lesquels l'auteur lui-même s'illustrait - tout est vieux, tout est dépassé. Personne ne se déplace plus aujourd'hui en calèche, personne n'entend plus « manette, cocher... ». Ce qui reste inchangé, ce sont les constructions sociales profondément ancrées depuis cette époque dans les manifestations de la collectivité - des constructions qui n'ont pas changé jusqu'à aujourd'hui ! Le décor poussiéreux a le charme d'une autre époque, mais le monde qui le peuple reflète la réalité d'aujourd'hui. Cela peut sembler invraisemblable, mais du point de vue de la réalité sociale, il n'y a eu aucune évolution. Le même monde où la méritocratie ne peut s'imposer parce que la famille et le clan dominent - les seules structures fonctionnelles dans une société fermée, rurale, issue d'un féodalisme tardif. La conscience civique n'existe pas, elle ne s'est pas formée jusqu'à nos jours. Les explications, que je ne donne pas ici, peuvent sans doute être présentées. Quoi qu'il en soit, une telle conscience s'édifie dans le monde des villes – et la réalité dont s'occupe Caragiale est celle d'une ville qui ne s'est pas éloignée du monde du village, des seuls liens sociaux valables – la parenté, les intérêts immédiats, un monde de clans. Dans ce type d'interaction sociale, il n'y a pas d'ouverture vers une structure sociale large et abstraite, dont on ne peut connaître personnellement tous les membres, mais dont on respecte la réalité. Que l'on considère en principe comme sienne. Dans ce contexte, on ne recherchera jamais les meilleurs, mais ceux sur lesquels l'individu peut s'appuyer, en qui il peut avoir confiance. La qualité, la performance, etc. sont des réalités qui n'existent pas dans ce monde d'intérêts, de préoccupations pour son propre bien-être et celui de son clan. Transposées dans le contexte de l'urbanisation, ces croyances apparaissent dans toute leur évidence dans l'univers de Caragiale. Tous sont des connaissances proches, des amis, des parents plus ou moins éloignés. Les mêmes constructions se manifestent lorsqu'un tel matériau social est coulé dans les formes du monde moderne. Dans ce nouveau cadre, la pensée façonnée au fil des siècles n'a pas encore été dépassée. Le clan apparaît avec des intérêts dans tous les domaines. Les personnages sont des gens proches, des amis, ils ont la même condition, les mêmes intérêts et, en fin de compte, ils s'associent à quelqu'un qui reproduit leur propre condition, en qui on peut avoir confiance, qui ne peut pas créer de surprises dérangeantes dans un ordre établi de longue date. Mitică, Mache, Tipătescu, Brînzovenescu sont des variantes du même personnage. Le seul qui soit différent est un peu dérangé... Les personnages de Caragiale se sont adaptés au monde moderne, mais n'ont pas changé leur essence. Ils conduisent des BMW, font la fête à l'Ambasador, passent leurs vacances aux Bahamas, mais ce sont les mêmes personnages, facilement reconnaissables. Le Parlement, il est vrai, n'a pas changé. À l'école, les nouvelles générations suivent la méthode de la répétition mécanique : l'école n'est pas dédiée à l'ouverture d'esprit, bien au contraire. Comme à l'époque des Moments... les professeurs font passer leurs protégés, les enfants de personnes proches ou d'autres intérêts. Le mérite n'existe que comme une théorie qui n'est pas prise au sérieux et, du point de vue des personnes concernées, ridicule. L'essentiel, c'est de s'en sortir. Dans les familles des classes... supérieures, l'avenir se rêve dans l'esprit de M. Goe. Quand on arrive dans le monde politique, les affaires se réduisent à des intérêts personnels (et à ceux de la bande - en fin de compte, le clan n'est qu'un moyen de préserver son propre statut). L'horizon de l'existence est strictement limité aux quelques éléments qui n'ont pas échappé à Caragiale. Les relations sentimentales se réduisent à quelques liaisons amoureuses incestueuses, elles-mêmes peu passionnées. Il n'y a pas de passion, seulement des élans comiques contre... la misère. Eminescu est systématiquement proclamé le plus grand poète, mais son univers romantique reste peu accessible à un large public. Les romans sentimentaux sont appréciés. Peut-être aussi quelque chose de sa poésie sociale. Mais le centre de gravité de cette création se trouve tout de même ailleurs. Le public serait plutôt sensible à la poésie... directe d'un Coșbuc ou d'un Goga. Le romantisme, en particulier le romantisme allemand, qui cultive ce type d'enthousiasme, a été retenu et transformé en une construction, encore présente aujourd'hui, le pathos nationaliste. Comment celui-ci est-il constitué, en quoi consiste-t-il, au-delà des déclarations quasi officielles, voilà ce qu'il convient d'examiner.
Caragiale et la construction de la société roumaine 2 - Novembre 2021
Les observations de Maiorescu sur la société roumaine en voie de se constituer selon le modèle occidental, aussi précises que possible, sont faites dans l'esprit des réflexions des moralistes français, qui précèdent de loin, comme on le sait, les études sociologiques (à l'époque où les observations du dirigeant de Junimea ont été publiées, la sociologie en tant que science était à peine en train de se constituer...). Ses constatations n'ont jamais été contredites par les faits, mais seulement par des discours patriotiques grandiloquents ; leur réalité était plus qu'évidente. Naturellement, ces observations ne pouvaient pas prévoir les conséquences importantes et à long terme des phénomènes observés. L'idée de formes sans fond comprend l'aspect frappant, immédiatement visible à l'époque, de l'échec de la synchronisation avec les pays d'Europe occidentale. Du point de vue d'où elles étaient faites, elles suggéraient l'image de deux sociétés soudées, dont l'une tendait à se perfectionner en empruntant à l'autre. Les deux sociétés – celle qui emprunte et celle qui prête – sont stables, la seconde étant en train d'acquérir des réalités dont le fonctionnement a été vérifié par la première. Rien de dramatique. L'adoption d'institutions efficaces, dont les modèles méritent d'être copiés, devient nécessaire et naturelle. Mais, présenté sous la forme transmise de génération en génération, le processus serait finalement similaire à celui dans lequel nous apportons quelque chose de nouveau à une réalité sociale qui existe et qui doit simplement être complétée. Que la reprise soit réussie ou non, que nous nous adaptions aux nouvelles choses ou que nous restions attachés aux anciennes, c'est une autre histoire. Le processus dénoncé par Maiorescu est toutefois plus complexe et présente une configuration asymétrique. La société imitée est en effet figée dans ses données fondamentales, elle est constituée selon une série de principes et de valeurs configurés de manière organique, à la suite des processus historiques qu'elle a traversés. Les réalités sociales de telles collectivités sont le résultat de leurs évolutions spécifiques. En revanche, la situation est tout autre pour les sociétés qui empruntent, qui ont adopté et se sont modernisées en s'appropriant le modèle occidental. Leur réalité ne se constituera qu'à travers l'intégration de ces emprunts. Elles ont une structure en devenir. La collectivité qui imite se forme en imitant. C'est dans ce processus qu'elle édifie une nouvelle structure. Maiorescu parle des conséquences de l'échec. Si les formes sans fond fonctionnent pendant un certain temps, « ... pendant ce temps, les formes se discréditent complètement dans l'opinion publique et retardent même le fond, qui, indépendant d'elles, pourrait se produire à l'avenir et qui hésiterait alors à se revêtir de leur habit méprisé ». En d'autres termes, les conséquences de l'échec compromettraient une mise en œuvre correcte à l'avenir. Seulement, cette pratique des fausses assimilations conduit à une exercice continu du faux, à l'accréditation d'un pseudo-emprunt. Ce n'est pas l'emprunt en soi (ou plutôt pas seulement celui-ci) qui est altéré et falsifié, mais le mode de fonctionnement de la société. On assiste ainsi à la mise en place de constructions sociales dans lesquelles la falsification devient la norme et une pratique courante. Falsifier, simuler, mentir en utilisant des termes qui masquent la réalité devient une constante, un comportement normal, une habitude. Le faux devient une manière naturelle d'être, il n'est plus perçu comme une anomalie.
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La présentation d'une réalité sociale comme autre chose, le fait de lui donner un nom falsifié, entre ainsi dans les manifestations sociales quotidiennes. Et ce, officiellement, au niveau collectif, mais aussi individuel. Chacun, en fonction du rôle social qu'il joue, essaie de présenter le monde autrement qu'il n'est. Pour quelqu'un extérieur à cette collectivité, un tel comportement pourrait créer une confusion, mais pour ceux qui jouent leur rôle, il est impossible de dissocier, d'attribuer d'autres significations que celles qui résultent de la falsification... intériorisée. Le monde s'amuse de la satire de Caragiale. Il se reconnaît et se moque de lui-même. La divergence entre l'apparence et la réalité est mise en évidence, le monde sait, ou plutôt sent, que les choses sont différentes, mais c'est le monde dans lequel il vit, et ces choses sont acceptées depuis longtemps et ne révoltent plus personne. Lorsqu'il n'y a pas de complicité à proprement parler, il s'agit au moins d'une acceptation tacite et bon enfant. Plus d'un interprète de l'œuvre de Caragiale a dit de ses personnages qu'ils étaient... sympathiques, qu'ils entretenaient une atmosphère bienveillante, de bonne humeur... L'ambiguïté de ses descriptions sociales ne révolte pas parce que personne ne perçoit plus la gravité de ce qui est présenté, parce qu'il n'est pas possible de faire une comparaison entre la réalité sociale et sa copie caricaturale. Le grincement de la caricature ne peut plus être perçu car non seulement les personnages, mais aussi ceux qui les regardent ne croient plus que ce qu'ils voient puisse être quelque chose de sérieux, qu'il y ait un drame dans cette falsification. Tout est laxiste, tout est pris à la légère, les seules réactions sont l'amusement, la moquerie, la dérision...
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Caragiale est perçu aujourd'hui comme un écrivain actuel - il est probablement, parmi tous les écrivains roumains du passé, le plus proche du monde d'aujourd'hui. Pourquoi est-il perçu ainsi ? Pour plusieurs raisons, bien sûr. Pour son génie linguistique, pour son expression précise, qui va droit au but, sans rien de superflu dans la construction des phrases - qui ne vous laissent pas sentir qu'il s'agit de la langue du XIXe siècle. Il est également actuel par les expressions qui sont entrées depuis longtemps dans le langage courant (curat murdar (propre sale)..., să se schimbe dar (à changer mais)..., reperat onoarea (honneur réparé... etc.), utilisées par tous, dont beaucoup sans savoir qu'ils citent Caragiale. Mais son actualité incontestable repose sur un autre élément. Il s'agit des constructions sociales qui apparaissent familières au lecteur d'aujourd'hui, tirées de son propre univers. Les réalités de l'univers dans lequel nous vivons. Le génie de l'auteur réside également dans cette intuition exceptionnelle de l'univers social dans lequel il vit. Les éléments de décor, ceux qui décrivent l'époque du milieu du XIXe siècle, sont depuis longtemps obsolètes et ne renferment plus rien du monde d'aujourd'hui. Tout a changé depuis. Des trains qui circulaient à l'époque selon un horaire précis (pas comme aujourd'hui...), aux gares qui constituaient autrefois des lieux de socialisation tranquilles, aux jeunes officiers qui étaient au centre de l'attention de la gent féminine, aux fonctionnaires et aux professeurs, aux fonctions officielles de ceux qui apparaissent dans ses passages en revue, en passant par les médias dans lesquels l'auteur lui-même s'illustrait - tout est vieux, tout est dépassé. Personne ne se déplace plus aujourd'hui en calèche, personne n'entend plus « manette, cocher... ». Ce qui reste inchangé, ce sont les constructions sociales profondément ancrées depuis cette époque dans les manifestations de la collectivité - des constructions qui n'ont pas changé jusqu'à aujourd'hui ! Le décor poussiéreux a le charme d'une autre époque, mais le monde qui le peuple reflète la réalité d'aujourd'hui. Cela peut sembler invraisemblable, mais du point de vue de la réalité sociale, il n'y a eu aucune évolution. Le même monde où la méritocratie ne peut s'imposer parce que la famille et le clan dominent - les seules structures fonctionnelles dans une société fermée, rurale, issue d'un féodalisme tardif. La conscience civique n'existe pas, elle ne s'est pas formée jusqu'à nos jours. Les explications, que je ne donne pas ici, peuvent sans doute être présentées. Quoi qu'il en soit, une telle conscience s'édifie dans le monde des villes – et la réalité dont s'occupe Caragiale est celle d'une ville qui ne s'est pas éloignée du monde du village, des seuls liens sociaux valables – la parenté, les intérêts immédiats, un monde de clans. Dans ce type d'interaction sociale, il n'y a pas d'ouverture vers une structure sociale large et abstraite, dont on ne peut connaître personnellement tous les membres, mais dont on respecte la réalité. Que l'on considère en principe comme sienne. Dans ce contexte, on ne recherchera jamais les meilleurs, mais ceux sur lesquels l'individu peut s'appuyer, en qui il peut avoir confiance. La qualité, la performance, etc. sont des réalités qui n'existent pas dans ce monde d'intérêts, de préoccupations pour son propre bien-être et celui de son clan. Transposées dans le contexte de l'urbanisation, ces croyances apparaissent dans toute leur évidence dans l'univers de Caragiale. Tous sont des connaissances proches, des amis, des parents plus ou moins éloignés. Les mêmes constructions se manifestent lorsqu'un tel matériau social est coulé dans les formes du monde moderne. Dans ce nouveau cadre, la pensée façonnée au fil des siècles n'a pas encore été dépassée. Le clan apparaît avec des intérêts dans tous les domaines. Les personnages sont des gens proches, des amis, ils ont la même condition, les mêmes intérêts et, en fin de compte, ils s'associent à quelqu'un qui reproduit leur propre condition, en qui on peut avoir confiance, qui ne peut pas créer de surprises dérangeantes dans un ordre établi de longue date. Mitică, Mache, Tipătescu, Brînzovenescu sont des variantes du même personnage. Le seul qui soit différent est un peu dérangé... Les personnages de Caragiale se sont adaptés au monde moderne, mais n'ont pas changé leur essence. Ils conduisent des BMW, font la fête à l'Ambasador, passent leurs vacances aux Bahamas, mais ce sont les mêmes personnages, facilement reconnaissables. Le Parlement, il est vrai, n'a pas changé. À l'école, les nouvelles générations suivent la méthode de la répétition mécanique : l'école n'est pas dédiée à l'ouverture d'esprit, bien au contraire. Comme à l'époque des Moments... les professeurs font passer leurs protégés, les enfants de personnes proches ou d'autres intérêts. Le mérite n'existe que comme une théorie qui n'est pas prise au sérieux et, du point de vue des personnes concernées, ridicule. L'essentiel, c'est de s'en sortir. Dans les familles des classes... supérieures, l'avenir se rêve dans l'esprit de M. Goe. Quand on arrive dans le monde politique, les affaires se réduisent à des intérêts personnels (et à ceux de la bande - en fin de compte, le clan n'est qu'un moyen de préserver son propre statut). L'horizon de l'existence est strictement limité aux quelques éléments qui n'ont pas échappé à Caragiale. Les relations sentimentales se réduisent à quelques liaisons amoureuses incestueuses, elles-mêmes peu passionnées. Il n'y a pas de passion, seulement des élans comiques contre... la misère. Eminescu est systématiquement proclamé le plus grand poète, mais son univers romantique reste peu accessible à un large public. Les romans sentimentaux sont appréciés. Peut-être aussi quelque chose de sa poésie sociale. Mais le centre de gravité de cette création se trouve tout de même ailleurs. Le public serait plutôt sensible à la poésie... directe d'un Coșbuc ou d'un Goga. Le romantisme, en particulier le romantisme allemand, qui cultive ce type d'enthousiasme, a été retenu et transformé en une construction, encore présente aujourd'hui, le pathos nationaliste. Comment celui-ci est-il constitué, en quoi consiste-t-il, au-delà des déclarations quasi officielles, voilà ce qu'il convient d'examiner.
Politique et canons - Décembre 2021
Actuellement disponible en librairie avec un volume de 700 pages (Politică și canon literar (Politique et canon littéraire), vol. I, Ed. Eikon, Bucarest, 2021), Adrian Dinu Rachieru fait partie des commentateurs (autrefois nombreux, aujourd'hui peu nombreux...) qui suivent sans interruption depuis des décennies la littérature roumaine contemporaine. Ses interventions critiques – portraits d'écrivains, présentations de livres, études de synthèse, etc. – ont été publiées régulièrement, avant de devenir des livres, dans les principales publications spécialisées du pays, l'auteur étant, discret mais toujours présent, un élément actif de la scène littéraire roumaine. Dans ses pages, il a répertorié les productions de tous les auteurs importants d'avant et d'après 1989. Il fait partie de la catégorie des critiques littéraires actuels, mais il se distingue par plusieurs particularités qui le définissent – et sur lesquelles j'insisterai naturellement dans les lignes qui suivent ; ce sont des particularités qui me donnent l'occasion d'aborder certaines questions générales concernant notre critique d'aujourd'hui. Les commentaires d'Adrian Dinu Rachieru, pleins de rigueur et de sobriété, définissent un critique qui comprend sa mission comme une initiation nécessaire du lecteur à ce que l'auteur peut lui offrir. Pas de verdicts radicaux, pas d'appréciations superficielles, mais simplement une approche sérieuse. Telle est, en fin de compte, la mission honnête et normale de la critique. Une normalité qui le tient à distance des critiques qui voient dans la critique littéraire un moyen de soutenir leurs complices littéraires. Des soutiens qui, au nom de la valeur esthétique, accumulent les superlatifs sur la base de critères claniques, d'appartenance, d'alignement sur les opinions d'un puissant littéraire ou administratif du moment. Et je ne parle pas ici des poètes et des prosateurs qui jouent occasionnellement le rôle de critiques en attendant des réponses équivalentes de la part d'écrivains élogieux, mais de ceux qui se considèrent comme des critiques... professionnels... Cette réalité, ridicule lorsqu'on l'évalue lucidement, décourageante au fond, est déterminée à l'heure actuelle précisément par un mépris total du système que ces - appelons-les ainsi... - critiques prétendent avoir à l'esprit : celui de la valeur esthétique. Lorsque vous lisez aujourd'hui les critiques des livres récemment publiés, vous avez plus de chances de découvrir « le groupe » auquel appartient le commentateur que de vous faire une idée précise de la qualité de l'ouvrage commenté. Les jugements de valeur sont déjà distribués avant la parution des livres, selon des critères que ceux qui connaissent bien le milieu littéraire connaissent trop bien, de sorte que la lecture de ces chroniques n'est plus qu'une perte de temps. Le mépris de ce critère ne vient pas du peu d'attention accordée à la valeur esthétique dans la littérature spécialisée, mais simplement de la condition morale des participants au circuit. Ceux-ci ne sont plus crédibles que pour les profanes, dont le discernement n'est pas difficile à deviner. Tout cela s'inscrit dans le processus intense de publicité pratiqué aujourd'hui. Si un commentateur quelconque obtient une rubrique et donne régulièrement son avis à la télévision ou dans un autre média à grand tirage, il attire l'attention de ces partisans, sans avoir beaucoup de qualités, grand critique... Contrairement à ce qu'écrivent les spécialistes de la propagande qui s'occupent de produits... littéraires, les présentations d'Adrian Dinu Rachieru prennent en compte le moment littéraire, le présent de la littérature roumaine - et non un auteur ou un groupe d'auteurs que le critique aurait pour mission de soutenir, comme cela a été et est encore le cas pour la plupart des critiques des décennies couvertes par notre critique. Sa fonction critique implique une responsabilité assumée. Bien sûr, certains préféreraient sans doute à ses commentaires réservés des présentations enthousiastes, des appréciations passionnées ou des critiques décisives de la concurrence, mais dans le contexte des pseudo-jugements de valeur, la sobriété d'Adrian Dinu Rachieru est appréciable. À sa manière de faire la critique s'ajoute la manière de... mettre à profit les résultats de son activité régulière de chroniqueur littéraire. Avec le temps, certains commentateurs rassemblent leurs critiques dans des volumes où les chroniques sont classées par auteur, par genre littéraire, par année de parution, etc. Il s'agit de simples recueils de critiques littéraires, de commentaires, d'essais, d'études. Dans le cas des critiques ayant acquis une autorité notable (mais leur nombre ne dépasse pas aujourd'hui celui des doigts d'une main, en réunissant les anciens et les jeunes), c'est une manière de manifester leur qualité de participants impliqués dans les événements de l'époque. Le risque de telles compilations est toutefois de contenir trop de comptes rendus sur des ouvrages qui, peu après les festivités de leur lancement en librairie ou la remise de prix, n'intéressent plus personne, des imprimés qui ne sont plus, éventuellement, que de la matière première pour les historiens de la littérature. Or, bon gré mal gré, c'est le sort d'une grande partie de la production littéraire, y compris les livres qui sont actuellement glorifiés, commentés, récompensés, etc. Au fond, c'est la condition de consommation des produits culturels... Mais le rêve de la plupart des critiques n'est pas de publier de tels recueils. Le projet ultime est de rassembler leurs opinions sur les livres et les auteurs dans une... histoire de la littérature roumaine. C'est la tendance manifestée par la plupart des critiques, héritage direct du succès durable de l'Histoire... de G. Călinescu. Une prétendue filiation călinescienne apparaît également dans l'adoption de l'impressionnisme pratiqué par les critiques de l'entre-deux-guerres. On oublie que G. Călinescu a tenté d'ajouter une base théorique à son action de critique et d'historien littéraire, et que son histoire aspirait à une cohérence et à un ordre de nature différente. Ce qui reste cependant, c'est une image simplifiée du modèle : une histoire littéraire monumentale qui, par ses dimensions et son titre, garantit une place de premier plan dans le patrimoine littéraire roumain... (Inutile de préciser à quel point ce patrimoine s'est enrichi après la vague d'histoires littéraires apparues au cours des dernières décennies...) Le modèle de Călinescu fixe depuis près d'un siècle la trajectoire du critique autochtone. Celui-ci rédige consciencieusement ou avec enthousiasme des critiques, rêvant (certains y parviennent même, malheureusement, dirais-je...) de les rassembler dans un ouvrage final, une... histoire de la littérature roumaine. De cette manière, les commentateurs nourrissent la conviction qu'ils suivent la voie de leurs grands prédécesseurs - Călinescu en premier lieu, mais aussi E. Lovinescu, etc. Comme il s'agit d'une ligne générale, quelques remarques s'imposent toutefois. Dans les historiographies de E. Lovinescu, on suit les évolutions idéologiques (littéraires et autres). Il en va de même pour les synthèses d'Ibrăileanu. Ou encore Iorga, dont on disait qu'il était dépourvu de sens esthétique. Aujourd'hui, tout le monde a le sens esthétique – c'est d'ailleurs la dernière chose dont les critiques devraient se soucier. Celui qui signe une présentation de livre le fait évidemment à la suite d'un jugement esthétique indubitable. D'ailleurs, les discussions sur la valeur esthétique sont devenues obsolètes. Mais une telle illusion, cautionnée par la désinvolture avec laquelle sont rendus les verdicts sur la valeur dans l'histoire de Călinescu, oriente aujourd'hui l'activité des critiques qui prétendent établir des hiérarchies littéraires. Il en résulte une confusion totale précisément en ce qui concerne les hiérarchies de valeur. D'ailleurs, la valeur est devenue entre-temps synonyme d'appartenance à un... groupe (clan, bande, ou quel que soit le nom que vous lui donniez). En ce qui concerne la « méthode », il ne faut pas perdre de vue le revers de la médaille, l'autre catégorie dont Adrian Dinu Rachieru se dissocie, celle des chercheurs... universitaires, qui regardent avec un mépris radical les « chroniqueurs » qu'ils considèrent comme anachroniques, alors qu'eux-mêmes, auteurs d'études indigestes, sont connectés aux derniers (en fait toujours les avant-derniers ou même... les avant-avant-derniers) mouvements théoriques des universités et instituts de recherche occidentaux... Nos érudits copient et appliquent avec zèle ce qu'ils copient, convaincus qu'en imitant, ils seraient... en phase avec le monde civilisé. Il est vrai cependant qu'il arrive souvent que des hybridations originales se produisent et que nous nous retrouvions avec des « histoires » (de la littérature roumaine, bien sûr) conçues à partir d'idées tout à fait farfelues... Scientifiques et même plus que cela. Et, puisque nous sommes en retard dans le domaine de l'histoire littéraire, il faut dire que G. Călinescu est, parmi les modèles consacrés dans la période interbellique, le seul qui envisage l'histoire de la littérature comme un tout, depuis ses débuts jusqu'à nos jours, abordée exclusivement selon des critères esthétiques, conformément au modèle des histoires littéraires européennes de la seconde moitié du XIXe siècle, ce genre de présentations – avec... expressivité messianique – qui devaient englober la genèse du génie national, son couronnement dans l'espace de l'art du mot. Dans le cas de Călinescu, il y avait un but – avoué dans une lettre à son ami et éditeur Al. Rosetti : celui de montrer que la littérature roumaine avait également suivi un parcours complet, avec toutes les étapes importantes, telles qu'elles étaient présentes dans les grandes littératures européennes. Pour atteindre cet objectif, lorsqu'il rencontrait des lacunes, il « inventait », comme le montrait dans sa brillante analyse Mircea Martin. Les histoires devaient glorifier la nation, et les histoires littéraires, le génie national, la puissance créatrice, etc. Les nationalistes qui accusaient Călinescu, en 1941, lors de la parution de son Histoire, de s'être vendu aux étrangers, etc. ne savaient pas ce qu'ils disaient... Enfin, pour conclure provisoirement cette digression sur la condition des histoires de la littérature roumaine de la dernière période, signalons qu'Adrian Dinu Rachieru rejette, comme l'annonce le titre (Politică și canon literar)(Politique etcanon littéraire) , la tentation de donner une nouvelle histoire, abordant à la place la littérature roumaine sous un angle inédit, celui de la politique. Une perspective politique sur la littérature roumaine peut sans aucun doute être originale et aurait des chances de mettre en évidence de nouvelles images de notre culture. Au fil du temps, la politique a souvent exercé une influence sur la littérature, et les écrivains ont très souvent eu, qu'ils l'aient avoué ou non, des convictions politiques. On peut également observer que dans les pays à l'histoire mouvementée, la politique est plus intensément impliquée dans la culture, contrairement à ce qui se passe dans les organisations stables et solidement établies. Il y a donc là matière à des recherches intéressantes, qui pourraient montrer, à l'échelle universelle et nationale, la manière caractéristique de chaque culture de réagir aux impulsions politiques. La période étudiée par Adrian Dinu Rachieru est une période qu'il n'est même plus nécessaire de qualifier d'époque d'ingérence du politique dans la littérature. Comme on le sait, le communisme est toujours intervenu directement et brutalement dans la vie culturelle, la soumettant entièrement. Immédiatement après 1989, il était naturel qu'un large intérêt se manifeste pour les aspects connus et inconnus du contrôle politique sur la littérature. De nombreux ouvrages ont été écrits sur l'ingérence de la politique, la censure, les plans éditoriaux, les programmes scolaires, etc. Avec le temps (trois décennies se sont tout de même écoulées depuis !), ces débats sont devenus de moins en moins passionnés, et les expériences que le milieu littéraire a dû traverser commencent à être considérées surtout sous l'angle des résultats - ce qui reste, en fin de compte, de la littérature des quatre décennies et demie de communisme. Plus de trois décennies se sont écoulées depuis la chute de la dictature communiste, et les résultats majeurs de notre littérature au cours de ces trois décennies sont faciles à inventorier. Dans quinze ans probablement, lorsque la période postcommuniste aura égalé celle vécue par la Roumanie sous le communisme, nous saurons mieux ce qui restera dans la littérature après ces décennies de communisme... Le deuxième terme du titre de l'ouvrage d'Adrian Dinu Rachieru – canon – est devenu une sorte de mot-valise pour les critiques qui veulent être « dans le coup ». Le débat sur le canon n'est pas apparu chez nous à la suite d'un besoin interne de clarification, mais, comme la plupart des « débats » chez nous, après la publication de la traduction roumaine du livre de Harold Bloom, Le Canon occidental. Comme pour d'autres emprunts soudains, les discussions sur le canon se sont amplifiées et ont déclenché une effervescence falsificatrice au sens le plus banal du terme. Dans le livre de Bloom, il était question d'un corpus d'auteurs et d'œuvres considérés comme représentatifs d'une culture, corpus établi grâce à la contribution de nombreux acteurs de la sphère publique. Un processus sociologique complexe. Dans nos contrées, le canon est devenu une sorte de liste de préférences où chacun peut ajouter ce qu'il veut, qui en a envie... Chez Bloom, le canon est le résultat d'une vie sociale d'un certain niveau, chez nous, le canon est devenu une sorte de liste de plats préférés de tout un chacun... Adrian Dinu Rachieru utilise lui aussi le terme – mais au-delà du terme (qu'il aurait dû éviter), il parle toutefois d'autre chose – des orientations de notre littérature pendant la période communiste. Le canon fait référence aux œuvres qui deviennent essentielles pour une culture dans son ensemble – il ne peut donc s'agir de canons par... spécialités. Mais les directions identifiées par l'auteur représentent probablement la présentation la plus appropriée des lignes sur lesquelles la littérature roumaine a évolué pendant la période communiste. Ainsi, dans la division justifiée proposée par l'auteur, je remplacerai le mot canon par direction – ce qui permettra de clarifier la rigueur des distinctions : la direction politique, la direction néomoderniste, la direction protochroniste, la direction postmoderne, la direction esthétique. Cette séquence est probablement la vue d'ensemble la plus compétente de la période et constitue d'ailleurs l'un des points forts de l'ouvrage. La délimitation des principales directions de la littérature de la période communiste s'accompagne d'analyses proprement dites des œuvres de certains écrivains. On passe de l'examen des œuvres d'auteurs de la période interbellique, survivants des deux premières décennies du communisme, à une littérature qui a résisté aux années d'application intense du réalisme socialiste, aux « petits classiques », au « moment Steaua », aux « rhapsodes du nouveau » (le chapitre aurait pu se poursuivre avec la « nouvelle littérature », même s'il ne s'agit plus ici des classiques du réalisme socialiste), une section consacrée aux « changements de visage » (auteurs qui ont véritablement changé leur visage politique/littéraire). Les présentations des « canons » (directions les plus importantes) sont également illustrées par des portraits judicieusement réalisés des écrivains. La troisième section traite des « surprises post-décembristes » et a un caractère plus prononcé. L'addendum est également utile, car il recense des ouvrages traitant du contact politique direct, inévitablement analysé sous l'angle des décisions morales. Politică și canon literar est sans aucun doute un ouvrage utile pour ceux qui souhaitent avoir une image complète de ce qui s'est passé dans notre littérature après l'instauration du communisme.