Le dépôt
Entretien dans la revue Dissonances
n°44 - été 2023
REVUE DISSONANCES
TF par TF
Tristan Felix naît à Saint-Louis (Sénégal) et demeure à Saint-Denis
(France). Polymorphe, elle décline la poésie sur tous les fronts ;
a publié en vers comme en prose vingt-sept recueils et, pendant
12 ans, a codirigé avec Philippe Blondeau La Passe, une revue
des langues poétiques. Elle est aussi dessinatrice, photographe,
marionnettiste (Le Petit Théâtre des Pendus), conteuse en langues
imaginaires, performeuse vocale, clown trash (Gove de Crustace).
En 2008, elle co-fonde L’Usine à Muses, pour la promotion des arts
vifs et de la poésie, et se met à fabriquer d’insolites films avec son
complice cameraman nicAmy. Elle cultive l’échange, l’étrange, le
brut, le ciselé. Ses créatures oniriques guérissent qui s’y frotte. Son
univers chamanique est inquiétant, lyrique et jubilatoire, entre
théâtre de rue intérieure, cabinet de curiosités et cirque poétique.
En 2021, Arsène Tryphon (alias Yoan Armand Gil, des éditions Venus
d’ailleurs, qui l’a éditée et exposée) compose un CD, La Mort se fait
la Belle, où elle interprète des rêves sonores lyrico-punk de cabaret.
Un second CD mijote.
BIBLIO SÉLECTIVE
Grimoire des Foudres (éd. Phb, 2023)
Les Hauts du Bouc (éd. Æthalidès, 2022)
Ovaine, la saga (éd. Tinbad, 2019)
Aphonismes (éd. Venus d'ailleurs, 2017)
SITE
http://tristanfelix.fr/
Écrivez-vous plutôt « pour » ou « contre », « dans » ou « hors »,
« malgré » ou « à propos de » ?
J’écris plutôt dans, dedans, immergée, en semi-hypnose, sauf peut-
être lorsque je chronique des livres qui m’ont gratté l’âme car je me
dois d’être à hauteur de l’expérience de l’autre. Je n’ignore pas pour
autant le pour ou le contre. On a ses colères, ses enthousiasmes mais
l’écriture ne s’engage vraiment que si elle malaxe le maelström de
ce qui la touche pour en faire éclore des choses qui n’existent que
par elle. C’est notre seul rapport au réel. Je m’engage toujours dans
l’inconnu pour le découvrir, ce qui me met hors de moi.
Quelle est la part de la contrainte dans votre écriture ?
Les chiffres 3, 6 ou 9, qui sont des fœtus à l’endroit ou renversés, en
tout cas des signes en gésine, neufs. Parfois des rimes, des mètres,
des strophes, des versets ; parfois un flux libre mais la scansion
comme la mélodie toujours domptent l’imaginaire à 360 degrés
sinon ce serait une bouillie. Par exemple, mes « Ovaine » sont des
contelets de 6 alinéas parce qu’elles sont des énigmes poétiques
que la langue doit résoudre grâce à cette échéance. La folie est
autrement plus rationnelle et contrainte que le délire marchand
des neuroscientifiques ou des actionnaires de pleine conscience.
Que faites-vous quand vous n’écrivez pas ?
Je continue d’écrire dans ma tête mais j’oublie au fur et à mesure
jusqu’à ce que sur la feuille ou l’écran s’invente autre chose
empreint de ce qui a été oublié. Je vis ce que j’écris, que je tète
un Lagavulin ou tente de faire sourire un lézard. J’écris aussi bien
sûr quand je lis, avec une voix parallèle ou dissidente, en tout cas
toujours enrichie, en ricochet.
Qui est votre premier lecteur ?
Parfois mon amie Anne Peslier, très intuitive. Le plus souvent c’est
mon moi étranger quand le texte a suffisamment attendu pour
que les maladresses saillent.
Qu’est-ce qu’un bon éditeur ?
Un être qui te fait confiance, qui te reconnait, qui ne copie-colle pas
en aveugle, donc qui est capable de te corriger, qui t’accompagne
par une diffusion efficace, des propositions de salons, de marchés,
de festivals, de signatures etc. Qui veille à ne pas massacrer tes
dessins ni tes photographies, qui n’oublie pas de te payer tes
droits d’auteur quand il y a un contrat.
Que diriez-vous à un auteur cherchant son premier éditeur ?
Évitez les comptes d’auteur. Achetez un bouclier : des réponses
seront tueuses. Ne couchez pas pour réussir. Flairez les univers
dont vous vous sentez proche, en feuilletant ou en lisant les
livres d’une maison qui vous tente. Le passage par les revues est
salutaire pour tâter le terrain, se mêler aux différents courants
d’écriture ; pour s’auner soi-même, sans illusion.
Quelle fut votre première grande émotion de lectrice ?
Le trio Lautréamont/Baudelaire/Rimbaud, reçu de ma mère en
cadeau à quatorze ans. Auparavant, les cartes postales poétiques
qu’elle m’envoyait en vacances et qui dépliaient le monde comme
un rêve ininterrompu.
Que faut-il lire de vous ?
Mes vingt-six recueils. Mais ça va vous coûter une blinde. Disons,
pour un aperçu des différentes manières : À l’ombre des animaux
(éd. L’Arbre - épuisé mais il m’en reste), Ovaine, la Saga et Testicul
(éd. Tinbad), Les Hauts du Bouc (éd. Æthalidès) et Grimoire des
Foudres (éd. PhB).
Votre ego d'écrivaine vous gêne-t-il pour marcher ?
Mes ovaires sont plutôt remisés à l’intérieur. Il faut bien un ego pour
concentrer son inspiration - pas pour s’y substituer et se faire monter
en bourse. Suis plus émue que fière qu’on apprécie ce que j’écris.
Qu’est-ce que la poésie ?
C’est un état, un paysage intérieur qu’on arpente au dehors pour
ne pas mourir.
Trois œuvres qui vous ont sidérée…
L’Atalante de Jean Vigo / Autobiographie de John Cowper Powys /
Les Chimères de Goya.
Qu’est-ce qui vous anime ?
Le fait que je suis mortelle ; donc c’est l’instinct de survie, l’in-
connu ; aussi l’envie d’en découdre par la réflexion, le rêve et le rire
avec l’inanité mortifère de toute forme de pouvoir inique.
Comment vivez-vous votre époque ?
Elle m’asphyxie. La terre a terriblement rétréci et l’extrême-
droite ratisse partout, adoubée par le Capital. La lobotomisation
médiatique, le virus de la peur, la crainte de rogner sur son confort
ou de manquer sa part de butin font s’agenouiller dangereusement.
Quant au transhumanisme, il faut lire d’Alain Nouvel À la lumière
de Baume Noire in Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest
(éd. des Lisières, 2016). Notre espèce veut durer, quitte à se perdre.
Êtes-vous plutôt « jour » ou « nuit » ?
Diurne pour des raisons professionnelles. Nocturne, je me sens comme
sur une île déserte, libre et cernée par l’océan de tous les possibles.
Où vous êtes-vous sentie le mieux ?
Entre les feuillets d’un livre qui résiste, les bras d’un amoureux,
ceux d’un bon danseur de tango, dans l’antre d’un cinéma, une rivière ou dans la mer, couchée l’été sous une pluie d’étoiles au
flanc d’un grand chien.
Quel homme auriez-vous aimé être ?
Il est déjà très difficile de s’habiter soi-même sans être encombré par
une foule, alors... disons que le Plume de Michaux me délesterait !
Qu’est-ce qui est pour vous véritablement érotique ?
Les caresses, le parfum des causses au printemps, la voix d’un
homme et sa prévenance. Rares les textes de cul qui ne me gavent
- parce que sans rêve ni humour.
Quelle est votre plus belle réussite ?
Ne pas avoir eu d’enfant. Avoir des amis de sang. Créer par l’écriture,
le dessin, le théâtre, le chant, la danse. Avoir transmis un esprit
libertaire, onirique et farcesque.
Qu’avez-vous vraiment raté ?
Mon mariage avec un homme devenu violent.
Qu’admirez-vous ?
Ceux qui se protègent par un sens inné de la répartie ; qui ont
l’héritage de leur mémoire ; les chamans de l’art ; ceux qui luttent
contre les perversions politiques.
Que vomissez-vous ?
La fabrique de l’indignité. Les branquignoles vénéneux de nos gou-
vernements et leurs milices dégénérées, leurs thuriféraires, leurs
vampires, toute la très nombreuse clique nauséabonde qui colonise la
planète à droite et à l’extrême-droite. Et puis la lèpre contemporaine
qui enlaidit l’Espace, les villes, les campagnes, les vêtements, les corps,
la langue, la pensée. Humilier par la laideur jusqu’à te vomir dessus.
Où en êtes-vous avec l’utopie ?
Sans utopie, point de désir, point d’élan, point d’aventure de la
pensée ni de rêve - aujourd’hui, l’utopie désirerait notre dispari-
tion, notre véritable nulle part, alors que nous sentons bien que
notre espèce est en quête d’autres planètes à violer. Ce nulle part
pourrait être le lieu toujours vierge et inaliénable de la poésie,
celui qui laisse sans voix, paradoxalement.`
Qu’attendez-vous des autres ?
Qu’ils soient bienveillants, me fassent rire et découvrir ce que je ne
connais pas ; qu’ils me redimensionnent.
Quelle pourrait être votre épitaphe ?
Entrez sans frapper, il y a de la place pour tout le monde !
Merci Tristan Felix