La
page
blanche

Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index I

60 - Christophe Goarant - Corrêa-de-Sá

Les Routes du thé - 50 sonnets sur le thé et quelques autres poèmes

                       Shen Nong assoupi

 

Le ciel gris s’effilait au tranchant des montagnes

Qu’une brume confuse émoussait par endroits –

L’infini s’étiolant aux nuages qui gagnent

Où des ombres dentelle occultent l’au-delà.

 

Tout reposait ici, jusqu’à cette campagne,

Que l’on voyait, infime, en un recoin, plus bas :

Quelques traits d’encre-Chine, au plus, qui s’accompagnent

Des songes, du repos… de l’empereur -- parfois.

 

Nul n’y devine encore une feuille, si lasse,

Au vent, qui se détache, et qui tombe, fugace,

En un tourbillon lent, vers l’onde qui brunit –

 

L’univers se condense en volutes diffuses,

Faites d’ambre-senteurs troublant l’eau qui frémit.

Comme un cadeau des cieux, en secret, qui s’infuse.


 


                         Pu-erh

 

Il est de vieux théiers par-delà les rizières

Qui poussent librement sur le mont Ailao.

Arbres parmi leurs pairs, avides de lumière,

Dans les brumes sommet qui prévalent là-haut.

 

Ils étirent plus loin leurs branches centenaires,

Cependant que, plus bas, les terrasses en eau

Font défiler au sol cette course stellaire,

Où le temps s’effiloche au rythme des canaux. 

 

Infime, en sa maison, un paysan sans âge

Voit le trouble surface où mûrit son breuvage

Brunir un peu plus fort le teint de l’infusion.

 

Les deux mains sur le bol, il réchauffe ses paumes,

Et contemple serein, quelques rides au front,

Les feuilles lentement déployer leurs arômes.




                               Tang Taizong

 

Chevaux au goût de thé sur la steppe mongole,

Embaumant l’horizon de leur galop sans frein,

Fait des nuages poussière où le monde s’affole,

Puis qui –trouble– retombe, à l’amble qui revient.

 

Et tout près de l’enclos, dans les yourtes s’étiolent

Ces arômes musqués, cavalcade parfum,

Lorsque l’eau qui frémit rend les feuilles si molles,

Qu’elles teintent liqueur à ces ambres lointains.

 

Dans le vaste infini des frontières nomades,

L’émissaire impérial, porteur du sceau de jade,

Vient rallier à son Maître un peuple cavalier.

 

Caravane odorante, il apporte en tribut,

Pour sceller cet accord, des galettes de thé.

Et l’Empire, à présent, vient s’étendre aux tribus. 




                             Lu Yu

 

Un petit mandarin, mandaté pour le thé,

En avait donc choisi les meilleures essences.

En milieu de rivière, il s’en était allé

Puiser un peu d’eau fraîche où l’onde transparence.

 

Mais de retour à berge, il manqua de tomber,

Et fit verser à terre un peu de la substance…

Il n’en manquait qu’à peine – il s’était dépêché

De compléter au bord la juste contenance.

 

Ainsi put-il à temps présenter à Lu Yu

La tasse que le Maître attendait à genoux.

Ce dernier y goûta, mais perçut la souillure :

 

« L’infusion est gâchée… un thé de premier choix,

Quelques gouttes pourtant n’étaient pas assez pures. »

Honteux, le fonctionnaire en demeura sans voix.




                            Cha no yu

 

Un chemin sinueux, fait de pierres disjointes,

Soustrait plus qu’il ne mène au pavillon de thé,

Là quelques tatamis délimitent l’enceinte,

Sous le chaume des toits et les cloisons papier.

 

Fuir le monde extérieur, s’extraire au labyrinthe,

Et par la porte basse aller s’abandonner,

Laisser choir au-dehors ses doutes et ses craintes,

Pour ne faire plus qu’un dans l’espace sacré.

 

Se couler tout entier en gestes immuables,

Incarner le rituel – pareil au grain de sable

Qui se fond au désert et se révèle en lui –

 

Pour enfin percevoir que c’est dans l’ordre même

Qu’advient l’impermanence et le wabi-sabi.

L’intuition d’éphémère en un parfum suprême.




                              Sepuku

 

Des nuages transis sur un quartier de lune

S’étirent lentement faisant comme un linceul,

Et retombe silence, épaissit à la brune…

Un pavillon de thé s’ombre sous un tilleul.

 

Une tache s’étend, invasive, importune,

Et sur les tatamis, un bouquet de glaïeuls

Git parmi les débris d’un bol que l’infortune

Eparpille morceaux, brisés, déchus et seuls.

 

Katana bien en main, Maître Rikyū repose,

Et le sang de son flanc, tel une fleur éclose,

Auréole à son tour le sol près de son corps.

 

Le comble de sa gloire a fleuri sa disgrâce,

Un ultime rituel le conduit à la mort…

L’impression d’une vie… immanente et fugace.



                            Charles Grey

 

Le Comte, déjà vieux, songeait à sa carrière –

On le disait bientôt rappelé par le Roi –

Son esprit divagant aux futures affaires,

Il contemplait un fruit, qu’il tournait en ses doigts.

 

Un monde miniature aux mains de l’Angleterre,

Le cadeau d’un parent, parti depuis des mois,

Accomplir en Europe un Tour fait de mystères,

De ruines, de soleil, de légendes parfois.

 

Il en gratta l’écorce, inconscient de son geste,

Et perçut, nonchalant, le parfum que le zeste

Exhalait en couvrant l’amertume du thé.

 

Il en mit dans sa tasse, avant que de la boire

En ouvrant un courrier tout juste déposé :

Nommé Premier Ministre, il entrait dans l’Histoire.



                            Renaissance

 

Le visage creusé témoigne de leur peine,

Perlent gouttes sueur sans cesse de leurs fronts,

Si bien que l’on dirait un sang de sombres veines

Qui s’abîme, si noir, comme en un puits sans fond.

 

Les muscles au repos – fatigue souveraine –

Tétanisent quand même, et leur souffle, tréfonds,

S’épuise en quête d’air et tentatives vaines…

Les mineurs abattus forment un corps sans noms.

 

C’est le dos aux parois, à même galerie,

Qu’ils reposent enfin, sous un ciel d’asphyxie,

Ne trouvant réconfort au creux de cet enfer,

 

Que dans l’âcre saveur du lait qui se mélange

Au thé fort et sucré que parfois on leur sert.

Et s’estompe torpeur aux forces qu’ils engrangent.


 

Caravane odorante en cet infini blanc,

Qui progresse et qui peine aux marches du sublime,

Suspendue aux vouloirs des roches et des vents,

D'entre les profondeurs et l'au-delà des cimes.

 

Tout se brouille et se mêle aux blizzards ondoyants

Qui ravinent les sols, saisissent leurs victimes,

Les assaillent sans cesse et leur fouettent le sang

Sur la sente fantôme où s'engouffre l'abîme.

 

Ancrée à flanc montagne, il existe, plus loin,

Une étape où dans l'âtre un feu monte, crépite,

Et réchauffe l’espoir du voyageur lointain.

 

Car il sait que l’eau bout, sous la flamme, en ce gîte,

Que la brique de thé s'y réduit au pilon

Et la crème baratte en un lent tourbillon.



 

                      Transsibérien

 

Le roulement d’essieux propage à l’infini

L’entêtant anapeste aux plaintes sans paroles,

C’est au sud du Baïkal, sur la steppe mongole,

Que convergeaient jadis deux empires ici.

 

Kiakhta, ville frontière à présent dans l’oubli,

Comme figée au temps des fourrures, étoles

Et du thé qu’autrefois d’indolentes et molles

Caravanes menaient entre les deux pays.

 

Il n’est de ce passé que d’étranges vestiges :

Des palais incongrus, monuments de prestige,

Et ce vide qui tranche, au caravansérail,

 

Avec le souvenir des foules disparues…

C’était le temps prospère, avant que sur les rails

Ne filent à jamais ces richesses perdues.




                    Au Kremlin, le soir…

 

Voici venir le soir, c’est l’heure coutumière

Que choisit la douleur pour monter à nouveau –

Deux balles, côté gauche, à jamais dans la peau :

La mort comme compagne, étrange et familière.

 

Une tasse à la main, où se trouble lumière,

(Un thé sombre et corsé rallongé d’idéaux),

Tout un monde à l’esprit, sur l’épaule un manteau,

Le réel qui se brouille aux échos de la guerre.

 

La Garde Rouge veille, au dehors, dans la nuit,

Luttant contre le froid, le sommeil et l’ennui –

Tout est noir et tout dort hormis cette fenêtre,

 

Et Moscou ne sait plus ce que sera demain,

Si Vladimir Illich restera longtemps maître

Du pays, de la ville et des murs du Kremlin.


 


                           Marcel

 

Toute la ville enfouie, en strates successives

Que la mémoire enterre aux confins de l’oubli,

Comme affleure soudain de ces lointains replis,

Et remonte conscience en images furtives.

 

L’église, les jardins, mes angoisses tardives,

Ces chemins empruntés, les fleurs et les logis…

Reviennent, souvenirs, comme un origami

Qui s’ouvre et se déploie en vagues suggestives.

 

L’odeur et la saveur –qui demeurent longtemps–

De ces instants vécus lorsque j’étais enfant,

Figés, comme à l’affût dans les ruines de l’âme,

 

Guettant l’instant fortuit pour être révélés.

D’un bout de madeleine et ce goût de tisane,

C’est Combray tout entier qui surgit de mon thé.



 

              Tea Party in Wonderland

 

Depuis son arrivée en ces terres étranges,

De surprise en merveille, Alice avait connu,

Quelques soucis de taille et maints tracas menus,

Mais comptait sur un thé, que les choses s’arrangent.

 

Las, à peine attablée, après quelques échanges,

Enigme sans réponse et propos saugrenus,

Voici qu’elle nourrit le sentiment diffus

Qu’elle est ici de trop… sa présence dérange.

 

Reprenant son chemin, en un dernier regard,

Le nez dans la théière, elle aperçut le loir,

Que le lièvre poussait, avec l’aide complice

 

Du facteur de chapeau sans la moindre raison.

Elle partit sans voir, au terme du supplice,

L’animal tout entier plongé dans le bouillon.