Le dépôt
je suis enfin devenu celui que je ne suis plus
je suis enfin devenu celui que je ne suis plus
pour un nouvel art poétique
aux grands transprosateurs
pierre lamarque
matthieu lorin
air
et je me prends à écrire en transprose comme on prendrait le transsibérien et mes vers se heurtent au chaos des chemins non ferrés
voyage vers un futur lointain un seul présent composé de doutes et d'essais incertain du destin seul compte le trajet
une autre voie se trace une troisième quatrième voie sacrée ni vers ni prose ni verset mais bien les deux les trois brassés embrassés
ami voyageur te voici embarqué par le rythme d'un entrain qui va te secouer tu es libre libre de rester pour découvrir ces contrées cachées tu es libre de partir t'y cacher tu es libre de fuir tu es libre de réaliser tu es libre de te réaliser
à bas le vers à bas la rime la place est désormais aux autres sonorités mises toutes en ligne
Il faut rénover dépoussiérer il faut innover créer autrement recréer sans tomber dans la facilité pour découvrir une autre spatialité
le vers cette tradition est une forme enchaînée concaténée dépravée usagée et usée libérons andromède de ce rocher
essayons essayons rome en une journée ne s'est pas créée
et j'écris en transprose nul point à la ligne et des mots espacés syntaxe linéaire mais brisée syntagmes démembrés et ce corps autrement se dessine sur cette page blanche de papier
de l'espace des espaces pour tout aérer mais une ligne directrice de la pensée ligne de force épurée
le texte défile les mots ne se défilent pas j'ai disloqué à nouveau ce grand niais d'alexandrin mais un poème en naît
et la forme au fond se trouve bien changée mais le fond de la forme comment les distinguer ?
si le vers libre se libère la prose aussi doit se libérer et la transprose doit les y aider
gardons le rythme effréné gardons les assonances et leurs musicalités gardons allitérations et figures de style défigurées il n'y a rien d'autre à faire il faut tout changer
retrouvons par l'écrit cette oralité gageons gageons gagnons en liberté d'autres avant nous l'ont déjà éprouvée tu ne marches pas seul dans le désert mais toi tu le sens tu le sais tu la vis tu l'as mise à l'épreuve éprouvée essayée théorisée
versons dans l'art différent du verset
transposons transposez tranprosition enclenchée transprosons transprosez te voici libéré
c'est bien cela qui intéresse le cheminement différent de la pensée
ami voyageur ose et transprose transprosons transprosez gagnons cette liberté transprose !
souffle nouveau
à air
cryptopoète
qui inspire
"Royaume désert
désert arrête les vagues de mirages Désert mural
Syntaxe de ma folie Désert j’ai trouvé ton absur-
dité au fond d’un puits Désert ne m’oublie pas
Désert je te maudis Désert je peux ce
que j’écris Désert cercueil de plomb
Passoire de ma haine. Désert de Pierre Noire et
de Chant"
Abdelatif Laâbi
Le règne de barbarie (1966 – 1967)
n'invente rien crée recrée ce qui a déjà existé un vent nouveau un souffle nouveau qu'il te faut capter emprisonner dans ta Transprose
d'autres avant toi mais toi tu le sais l'ont déjà tenté mais toi tu l'as pensé théorisé essayé tu le sens tu le sais tu le fais
tu ne marches pas dans le désert seul suis le fil du mirage de la poésie offre-lui son renouveau oasis tarie de rimes de vers et de prose écris capte le soleil à sa source et enferme-le dans ta ligne directrice point de mire
rythme ta marche avance fuis d'autres sûrement emboîteront ton pas comme d'autres t'ont précédé ou pas comme d'autres te suivront ou non
toi voilà que tu le sais que tu le sens que tu le vis tu le vis comme ton poème respire inspiration expiration texte en vie ressuscite
pars ou bien subis d'autres avant toi ont ouvert la voie le chemin ce soleil en ligne de mire roi mage dans la nuit où seule ta Transprose luit
fuis rage mirage orage pluie marche par marche avance mais pas de regard derrière toi écris
laisse le chaos se faire laisse ce chaos se taire il en naîtra un autre poème une autre poésie
fais entendre cet autre cri crie crie crie et laisse ton poème s'écrire
laisse le silence se faire laisse le silence se taire comme ligne de fuite
respire suis respire fuis respire luit
pars pars pars car là-bas t'attend l'éternel l'infini cette nouvelle Poésie
je suis enfin devenu celui que je ne suis plus
tout se fige se brise
dimanche matin au parc bordelais regardant les feuilles les arbres les oiseaux s'envoler s'échapper s'éloigner s'enfuir revenir et partir sous un soleil câlin et complice
les gens passent marchent flânent vaquant vaguement à cet autre emploi du temps une fois la semaine
sur la mare un canard puis deux puis trois puis quatre et bientôt dix en ronde rappelant ces enfants qui dansent crient chantent
d'une fontaine jaillit l'eau en jet continu il y fait bon il y fait frais caresse de la météo un doux vent respire sac et ressac de la brise sur la peau
soudain tout se fige se brise
soudain s’arrête le temps qui se fendille délicat comme une brise au souffle doux et chaud qui brûle ma peau mes os
alors je sens mon corps se broyer mon crâne se fendre ma tête éclater le vide où suis-je
Ruissellement de l'âme
à richard djiropo,
auteur de cette belle trouvaille
j'ai alors passé mon âme au crible de l'orpaillage pour m'y trouver dans un puits sans fond sans forme entendre l'écho de ma voix retentir de ce cri brut et sensible contre ses parois qui ne sont pas moi
le temps me fuit me quitte mon corps s'oublie où donc suis-je
et des larmes souillant mes yeux montent
ces larmes ruissellement de l'âme
il a tant plu en moi que je m'y noie un indicible chagrin m'envahit sans que je ne sache bien pourquoi
déraciné déconstruit désarticulé déboussolé démembré détruit
quand donc finira la semaine ce vers m'habite me hante me poursuit me terrifie quand donc finira la semaine
où suis-je donc où suis-je
peu à peu renaissent des émotions et remontent impalpables je deviens mon propre archéologue
où suis-je qui suis - je
mes souvenirs m'ont quitté impossible interaction une émotion n'est rien sans son souvenir la peur cette peur décomposition de l'âme m'étreint
soudain une réminiscence un éclat de lumière intense je suis petit enfant je joue je crie je ne me remémore pas ce souvenir je le vis je joue je cours je crie je crie je crie je crie tout autour de moi disparaît le décor de cette enfance ce décor d'enfant qui s'estompe s'écorche s'efface se délite se déchire comme ce cri qui fend l'horizon
que se passe - t - il
à pierre fendre il gèle désormais un écho ce cri sourd mon cri déchire mes tympans glacés je suis adolescent dix ou onze ans pas encore treize et pourtant cette onde de choc révulse mon cerveau ma peau frissonne mes membres se tordent se contractent mes muscles se crispent se crispent mes mains mes mains mes mains tremblent ma peau ondule jusqu'à m'écorcher
mon corps concentre le cours du temps qui convulse
ma poitrine implose
seule mon âme lutte contre ces spasmes
un souvenir encore encore un souvenir j'ai vingt ans insouciant jeune homme canicule ardente qui broie embrase mes premiers émois et moi je me consume d'un amour à petit feu qui de ses cendres ne veut pas renaître
alors se pulvérise ma chair chaque atome de ce corps réduit en miettes
où suis - je
homme des premières humanités me voilà à tracer sur la paroi mes doutes mes questionnements mes certitudes mes fondements un trait gravé pour l'éternité un trait gravé pour l'Humanité se dessine une forme au fond de cette caverne je suis chamane ou sorcier sagaie au poing sexe érigé
jamais je n'ai vécu ce souvenir pourtant je m'en souviens mon âme s'y est ancrée fixée à jamais mon corps en décomposition s'y est harnaché dans la force de ces âges
et mon sang goutte à goutte de se figer en stalactites
me débattre pour m'arracher à mon sort me débattre oui me battre mais contre qui contre quoi
qui suis-je où suis-je quand donc finira la semaine
je fouille les souvenirs d'un futur multiple convoque mânes et lémures de ce passé décomposé tout tremble en ce for intérieur jusqu'aux racines de mon arbre généalogique
remembrance et démembrement
démembrement et remembrance
démence des mânes à me cogner cogner la tête contre les murs
que m ' arrive - t - il
comme un lointain écho ces voix d'enfants en ronde qui crient rient chantent
où puiser la force
ne pas sombrer ne pas sombrer ne pas sombrer
un sursaut énergie de vie transgresse cet univers transperce ses lois
fulgurance et transe
prose vacillante
s'ouvre une autre voie
cris chants danse danse danse tout tourne et retourne mes pensées enchevêtrées
me voici derviche tourneur hurleur rêveur à en avoir le tournis
pour qui bêle ce troupeau de moutons
le bruit se heurte en écho aux parois de mon crâne comme pour mieux éclore en moi en cataclysmes multiples
collapsent les synapses mes nerfs lâchent ma pensée trouble ce corps aduste
chacune de mes cellules n'emprisonne plus mon être dissolution libération
seule la sensation me reste
que suis - je
À présent oui à présent je ne sens plus rien je ressens simplement
mon âme sensorielle s'accroche à ce corps décharné qui n'est plus le mien
je dois reprendre possession de moi je dois me posséder moi-même me déposséder de moi-même
fourmillement charnel ma moëlle émane de moi
sans cesse à mes côtés s'agite le démon il nage autour de moi comme un air impalpable je l'avale et le sens qui brûle mon poumon et l'emplit d'un désir éternel et coupable1
je suis mon propre démon mon propre poëte
mon âme mue en mémoire aride s'acharne à vivre ni pitié ni merci je suis la proie aucune survie aucun salut mon dieu ô mon dieu où es - tu coup de grâce mais grâce à qui
je suis enfin devenu celui que je ne suis plus
une autre voie une autre vie ressuscite
Poésie
Postface : Essai sur la Transprose et tentative de Transprosition2
Formalisée et théorisée par l’un des fondateurs de la revue La Page Blanche pour répondre à une contrainte de place au sein de la revue, la transpose est une traduction spatiale du poème, répondant à la parution croissante de poèmes en prose découpées en vers. Il s’agit en premier lieu d’abolir le retour à la ligne systématique et d’insérer de l’espace entre les vers originaux afin de garantir l’unité d’énonciation du vers transprosé ainsi formé. Avant d’être rigoureusement identifiée et définie, la transprose a fait son apparition dans diverses expérimentations poétiques au cours du XXème siècle: elle peut donc être utilisée et pensée dès la création du poème.
Dans sa fonction de traduction, la sensibilité du traducteur joue un rôle non négligeable dans la réussite du procédé, pour savoir où le retour à la ligne s’impose et ne pas trahir la pulsation du poème original par exemple. À mesure qu’elle est utilisée et améliorée (taille des espaces, saut de ligne, choix de ponctuation), la transprose s’émancipe de sa contrainte première (la place) pour s’imposer comme un procédé stylistique permettant d’améliorer la cohérence poétique d’un texte, d’où l’idée de passer certains grands textes contemporains à la transprose (ici trois poèmes d’Abdellatif Laâbi) pour comparer les effets obtenus, et interroger l’auteur sur son sentiment après la traduction spatiale de certains de ses poèmes.
Air
PRIÈRE
Pourvu qu’un enfant croise ton chemin et te gratifie d’un sourire entendu
Qu’une femme inconsciente de sa splendeur t’initie en passant à la poésie de son parfum
Qu’un ami mort il y a des années surgisse au coin de la rue et vienne se jeter dans tes bras
Qu’un oiseau d’une espèce disparue se pose sur le barreau de ta fenêtre et se mette à parler comme dans les fables apprises à l’école
Que le jasmin qui t’a donnée des inquiétudes au cours de l’hiver fasse ne serait-ce qu’une fleur ce matin
Pourvu qu’aucune catastrophe n’intervienne entre le début de cette rêverie et la fin vers laquelle elle s’achemine et tu auras remporté. sur ta vie en sursis une petite victoire
Abdellatif Laâbi, Presque riens
Transprose: Air
*****
VERS L’AUTRE RIVE
Je sais où conduit ce chemin tracé par la main d’acier trempé dans la forge des ténèbres
Ce que signifient
ces murs d’eau gelée et d’argile
ce vide mesurable et palpable
cette lumière déclinante évadée du mirage
cet air que l’on ne peut respirer qu’à moitié
ces douleurs qui cultivent leur férocité dans l’avers et le revers du corps
Je sais où la houle muette m’entraîne
Je devine les récifs de l’autre rive
là où la nuit n’engendre plus le jour
là où les yeux ouverts ou non
cessent de voir
Abdellatif Laâbi, Presque riens
Transprose: Air
*****
(extrait)
Venez nos seigneurs emportez-nous vers cette terre où la danse
si elle ne nourrit pas son homme le transfigure lui donne la grâce
des êtres libérés des besoins immédiats le rend beau de l’intérieur
troublant de l’extérieur ressemblant étrangement à la terre que
voilà que voici gagnée sur le chaos d’un seul geste sculptée
dans le tourbillon toujours disponible sachant partager le peu du
rare noblesse des humble oblige
Abdellatif Laâbi – L’arbre à poèmes – p 159 - Poésie Gallimard
Transprose : Pierre Lamarque
*****
Le point de vue d’Abdellatif Laâbi, en réponse aux questions de Air pour « La page blanche »
La disposition spatiale de mes textes poétiques a constamment évolué avec le temps. Si vous vous reportez à mon premier recueil "Le Règne de barbarie", vous verrez qu'il y a déjà plus de cinquante ans, je pratiquais celle dont vous me parlez. Par la suite, d'autres considérations sont entrées en ligne de compte. Mais s'il y a une constante chez moi, c'est l'exigence que j'ai toujours eue de garder à la poésie sa dimension orale, ou sa dimension première, fondatrice si vous voulez. La question de la rime ne s'est jamais posée pour moi. La modernité poétique l'avait résolument écartée, et cela me convenait tout à fait. Par contre la rythmique, ou la musicalité du texte était primordiale pour moi. Derrière mes textes, il y a toujours un ou plusieurs instruments qui jouent en sourdine et parfois de façon très audible.
Abdellatif Laâbi
*****
Poèmes composés directement en transprose
Le règne de barbarie (1966 – 1967)
Extraits
royaume désert
désert royaume
désert nain sang de naphte Désert force armes et
royalties Désert tabou d’espace Désert circule
dans le cercle Embrasse la main et prends ta part
O désert en exil concentrationnaire
désert
goudron rabattu sur nos têtes
désert arrête les vagues de mirages Désert mural
Syntaxe de ma folie Désert j’ai trouvé ton absur-
dité au fond d’un puits Désert ne m’oublie pas
Désert je te maudis Désert je peux ce
que j’écris Désert cercueil de plomb
Passoire de ma haine. Désert de Pierre Noire et
de Chant Désert ma double chair
nous de désert
cette torpille
voguant
Abdellatif Laâbi
Inéditions Barbare
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ABDELLATIF A TORT !
Quand Abdellatif parle de la dimension orale de la poésie à laquelle il est très attaché je comprends qu’il pose ses mots sur la page tels qu’il les pense à haute voix et tels qu’il veut qu’ils soit lus, à voix haute, avec un rythme d’escalier. Mais son lecteur sourd, monsieur Mambda, est exclu de cette volonté du poète et Mambda, ce qui le navre c’est que le poète soliste ne pense pas au lecteur sourd, il ne pense qu’à sa Jeanne d'Arc, auditrice des voix hautes. Le lecteur a besoin de lire avec les yeux comme l’auditeur a besoin d’entendre avec les oreilles, ou plus précisément le lecteur a besoin de lire, c’est à dire déchiffrer les signes qu’il voit sur la page blanche réfléchissant la lumière - tandis qu'une tondeuse à gazon remplit l’air d’un infect bourdonnement à roulettes, et c’est seulement une fois déchiffrés dans son cerveau qu’il les entendra, ces signes, transformés en sa voix chuchotée de lecteur. Alors, moi, Isabellissima Helena Pastrilasagna Al Dante, je pense qu’Abdellatif a tort ! Car les écrits ne sont que des chuchotements.
Isabellissima Helena Pastilasagna Al Dante
1 Texte de Charles Baudelaire, première strophe transprosée de La Destruction, in Les Fleurs du mal.
Transprose : P.Modolo
2 Cette postface est tirée dans sa quasi-intégralité du numéro 60 de la revue de littérature et de poésie « La page blanche », numéro en grande partie dédiée à la Transprose. Merci à Pierre Lamarque, Matthieu Lorin et Air.