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L'ETERNEL RETOUR, LES REVENANTS ET LA MEMOIRE CHEZ STANLEY KUBRICK
L' Axiome de Kubrick - selon le critique et essayiste J.-B. Thoret - se serait : "nous sommes de vieux esprits dans des corps neufs" ; c'est donc l' inverse de celui de Cronenberg : "nous sommes de jeunes esprits dans de vieux corps" - d'où chez ce dernier l'obsession de la métamorphose et de la Nouvelle Chair.
Chez Kubrick, il y a fondamentalement répétition des récits, des gestes et des formes. Grandes et petites répétitions qui prolifèrent jusqu'à la dislocation des formes, la contamination du chaos, la perte dans le dédoublement et le simulacre (et où on découvre que le "devenir-fou", l'abîme des simulacres était déjà là). Peut être Kubrick a t-il toujours travaillé l'idée de l'éternel retour.
L'éternel retour prend deux visages : le Retour Mortel et/ou le Retour Créateur. Gilles Deleuze, dans "Différence et répétition", écrit (p. 381) : "La révélation que tout ne revient pas, ni le Même, implique autant d'angoisse que la croyance au retour du Même et du Tout, bien que ce soit une autre angoisse. Concevoir l'éternel retour comme la pensée sélective, et la répétition dans l'éternel retour comme l'être sélectif, c'est la plus haute épreuve (...) La sélection se fait entre répétitions : ceux qui répètent négativement, ceux qui répètent identiquement seront éliminés". Chacun des films de Kubrick est en ce sens une Odyssée.
Le retour mortel
La répétition, souvent, s'accomplit comme folie et mort. Dans Shining, l'écrivain (qui en un sens ne devient pas dément, mais découvre que sa vie n'a été jusque là que la répétition, la préparation sourde, de son grand rôle) répète à l'infini une phrase; il est prisonnier d'un temps qui se répète et on finit par découvrir qu'il était déjà là, qu'il a toujours été là (les manifestations fantastiques étant l'expression de cette forme temporelle). Rien ne peut le sauver, on est d'emblée dans l'irréparable. La dette ne peut être qu'infinie puisque c'est une dette envers un territoire de mort (un cimetière indien). Le cimetière Indien sur lequel est construit l'hôtel est le reste (invisible) d'un monde pour lequel il y a un temps religieux/sacré (relevant d'un passé pur inaccessible comme tel aux vivants-mortels) qui fonde l'ordre même du réel; le cimetière c'est le lieu des ancêtres, de ceux vis à vis de qui on est en dette, comme une couche de mémoire qui persiste et insiste, ne peut pas ne pas faire retour ; il renvoie au passé pur de l'origine. Ce passé pur ne peut alors se manifester dans le temps des vivants que sous la forme de la hantise. Dans Shining, les époques se confondent, s'emboîtent - un peu comme chez Bergson, pour qui le passé pur est la temporalité où, virtuellement, toutes les couches de mémoire coexistent. Ce passé travaille en Danny sous formes d'hallucinations qui se superposent à la perception, il insiste sous la forme d'un événement passé qui ne "veut pas" passer. Jack, lui, est tout entier possédé par ce qui dans l'hôtel ne cesse de revenir. La porte d'entrée dans son esprit, c'est sa folie propre (suggérée dès le début du film), mais qui n'est plus finalement sa pathologie mentale : elle devient le point de passage qui permet aux forces obscures de déferler en lui (ce qui est aussi le signe d'une structure hétéronomique).
Notons que la photographie finale de Shining (datée du 4 juillet 1921 ! ) est la cristallisation à elle seule de ce temps qui est celui du "déjà-mort"; je suis dans l'image comme je serai vu au delà de ma mort ; et cette photographie est comme un regard objectif que je ne peux croiser et qui ne peut que revenir et hanter. Barthes écrivait que dans la photographie "je lis en même temps : cela sera et cela a été; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c'est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir: je frémis, tel le psychotique de Winnicot, d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe" (Roland Barthes, La Chambre claire, p. 148, cité par B. Stiegler La techn. et le temps 3, p. 47-48); et J. Derrida ajoutera : "(...) nous sommes hantés par cet avenir qui porte notre mort. Notre disparition est déjà là. (...) d'avance nous sommes spectralisés par la prise de vue, saisis de spectralité" (Echographies..., p. 131) (1).
Ainsi la photographie en fin de film peut être interprétée comme la fixation chimique d'un toujours déjà là, le mort saisissant le vif au sens propre; Jack est photographié tel qu'il était déjà avant "sa propre vie" - ce que dit un des fantômes (Grady): "vous avez toujours été le gardien". L'hôtel est le lieu de la contamination du vivant par le mort, de la raison par la folie - c'est le lieu de la revenance, des spectres, des vivants-morts, le lieu de l'impossible.
Cette objectivation/dépossession de soi que vit Jack est l'expression de la logique proprement paranoïaque du personnage ("le paranoïaque s'efforce désespérément de s'extirper du monde afin de le maîtriser, dans l'angoisse d'être maîtrisé par les forces qui le mènent - c'est sa fondamentale ambivalence" - Marcel Gauchet, in La condition historique, p. 237). Le cinéma de Kubrick est hanté par la question de la possession et de la dépossession de soi, que ce soit sur le mode paranoïde ou schizophrénique. Shining est lui même un film schizophrène (d'où la possibilité des interprétations de J.- P. Oudart dans son article "Les inconnus dans la maison") : il pense la folie à la fois dans une forme moderne (qu'incarnent les hallucinations, concept indiquant que l'illusion exprime un problème intrinsèque au sujet) et dans une forme hétéronomique, comme indiqué plus haut (et qui apparaît de façon flagrante dans la scène de l'ouverture de la porte de la chambre froide où Jack a été enfermé par Wendy).
Dans Orange Mécanique la répétition fonctionne comme retournement de l'abjection, avec au coeur déjà et encore (comme dans Lolita - où James Mason écrit son journal sur du papier toilette) l'écrivain. Chez Kubrick on dirait que le scripturaire est mortel, parce qu'en tant que mémoire il y a toujours le risque qu'il incarne la mort comme telle - cf. Shining par ex. ; et en même temps on meurt de l'effacement des mémoires et des traces (seules protections, remèdes et poisons suivant la "logique" du pharmakon), comme l'ordinateur de 2001, mais aussi l'écrivain, qui à la fin de Shining agonise et meurt dans le labyrinthe où son fils fait disparaître ses propres traces - dans la neige, nouvelle page où "sa" folie va se figer à jamais- et le voue à une circularité mortelle.
La figure de la répétition engendre le thème psychologique de l'obsession (2) - et bon nombre des personnages de Kubrick sont de grands obsédés, ont une idée fixe : le patron du dancing du Baiser du Tueur (voir aussi le travail sur le regard en miroir des fenêtres des deux protagonistes ; les mannequins de la fin comme répétition du même, là où l'on risque de se perdre et de perdre la vie...) ; le général sadique et mégalomane des Sentiers de la Gloire (le piège du procès, accentué par le géométrisme (3) qui fait signe vers l'effacement des corps et des esprits); Lolita (l'obsession érotique de Humbert Humbert ; le thème du double avec le personnage de Clare Quilty - incarnation de la mauvaise conscience, de la culpabilité, de la manipulation, de l'abjection...; le film étant par ailleurs construit en flash-back), Docteur Folamour (Jack Ripper comme retour grotesque de la folie criminelle ; les différents rôles joués par Peter Sellers, répétition du même dans l'autre...)...
Intermédiaire entre la bonne et la mauvaise répétition, se dessine la répétition orientée vers le futur, comme préparation dispensatrice de virtualités, mais le plus souvent négatives : la préparation minutieuse du hold-up de l'Ultime Razzia (et du côté de l'obsession : le personnage de la femme fatale) découvre une dimension d'incalculable au coeur du calcul le plus minutieux et qui fait tout déraper vers le chaos, la mort, l'échec; la révolte de Spartacus dessinant en pointillés toutes les révoltes futures et leurs répressions sanglantes; Barry Lindon et la lente préparation - hasardeuse, prédatrice - à un statut et à un rôle social inaccessible, à un devenir-autre (être anobli) qui jamais n'arrive, est toujours différé (la remarque finale du narrateur du film nous indique qu'on nous a ici montré la mort au travail, une vie qui est une série d'échecs, de petites morts) ; Full Metal Jacket et la préparation - dérisoire et comico-tragique, atroce en fin de compte - des marines au chaos des combats, à l'ennemi invisible (qui additionne les traits d'altérité)...; dans Orange Mécanique, la dislocation d'une structure narrative dans sa répétition (le conditionnement par le traitement ludovico devant entraîner un comportement répétitif chez le sujet et projetant Alex dans le rôle de la victime, image inversée de son fantasme de lui même...) - par ailleurs le film multiplie les retours mécaniques, les figures du cercle...
Le retour créateur
Dans 2001 on a peut être au contraire un éternel retour au sens nietzschéen (4) (le film s'ouvrant sur l'Ainsi parlait Zarathoustra de R. Strauss), la figure apparente du même - le monolithe - étant en fait une table de la Loi où rien n'est inscrit (Nietzsche parlait des anciennes et nouvelles tables - on pourrait penser aussi à l'Un des néoplatoniciens, à Damascius), aucun Destin n'est lisible (une table de la loi sans loi, sans règle, un non-texte - comme le remarque de son côté M. Chion); dans ce cas la répétition serait le germe du devenir créateur, une expérience de l'infini (comme le dit un carton du film) le passage, en un sens, "hors" des cercles de la raison, symbolisée par la chambre Louis XVI - image de la représentation classique - où Bowman, "l'homme-arc", l'homme-pont, subit involution et métamorphose, surmonte l'homme ; peut-être est-il le dernier homme ou l'homme qui veut périr de Nietzsche ? En tout cas il y a une transmutation vers l'enfant stellaire, celui qui joue avec le temps, le surhomme. Deleuze encore écrit : "Il faut vivre et concevoir le temps hors de ses gonds, le temps mis en ligne droite qui élimine impitoyablement ceux qui s'y engagent, qui viennent ainsi sur la scène, mais qui ne répètent qu'une fois pour toutes"; la raison métaphysique n'est plus qu'un décor, une clôture qui n'est pas dépassable simplement (il n'y a pas de dehors de la chambre) mais qui fait surgir l'abîme inconnue de l'intérieur de soi, et peut, peut-être, se retourner comme un gant et ouvrir une nouvelle pensée (non métaphysique, non technique, dirait Heidegger) - je laisse de côté bien des aspects ; dans une émission de France Culture, "L'évangile de Kubrick selon Martin Heidegger", Ph. Lacoue-Labarthe évoque par exemple, à propos de 2001, la philosophie de la nature allemande et les rêveries métaphysiques autour des âges du monde.
Cependant, le monolithe doit être appréhendé d'abord et avant tout comme la forme même de l'hétéronomie (la pierre noire, historiquement, culturellement, a un sens religieux : pensons à la pierre noire de la Mecque, autour de laquelle est construit l'espace de la Mosquée, elle même symbole sacré du divin).
En tant que tel, le monolithe est un non sens dans l'Image (poli, lisse, pur, rectangulaire, dans un monde primitif et hostile, aux reliefs déchiquetés, hanté par des êtres simiesques qui ne sont que pulsions), il est inclus dans l'espace du monde sans lui appartenir; il y inscrit une dimension verticale; il est le signe, de part sa perfection géométrique même (artefactuelle), d'un avant, dans le temps et dans l'espace. Le monolithe est un artefact impensable - en son mystère, il est le quoi pur, le déjà là, le toujours déjà là, celui qui ne peut que faire retour, il est la revenance d'une impossible hypomnèse; il indique pourtant une calendarité et une cardinalité - mais inhumaines.
Kubrick, de ce côté, serait proche de Heidegger dans le sens où il pense l'homme sur le fond d'un tout-autre, dont le monolithe serait la pure figuration (le signe problématique). Le monolithe revient comme présence qui catalyse l'action des humains mais il est en même temps l'inappropriable même, l'impensable, l'incalculable ; en tant que volume extérieur à l'existence humaine et au monde naturel (géologique et animal), il incarne le défaut même du sens. Il est le symbole, l'image de ce que P. Legendre nomme l'Abîme; l'Abîme, c'est le non sens qui rend le sens possible - la pensée s'adosse à ce qui ne peut être dit : le Réel, que pourtant elle ne peut pas ne pas cesser de dire, le relevant ainsi sous un mode transcendant ou négatif (au sens de G. Lardreau dans "La véracité" et "Fictions philosophiques et science fiction").
Le monolithe, donc, est comme un écran noir, une table des lois sans lois avons nous dit; en tant que "corps noir", qui absorbe la lumière, il est une mémoire abyssale, ininscriptible; pierre noire, lisse, immaculée, qui ne transmet rien (si ce n'est une direction), elle ne peut comme telle devenir objet et support de mémoire pour l'homme (d'où la transition brutale entre l'os/outil et le vaisseau spatial - de même, les astronautes sur la lune (la base de Clavius), ne peuvent que répéter le geste oublié des anthropoïdes, mais cette fois-ci dans une mise en scène techno-scientifique). Ce qui se répète c'est la confrontation avec l'Abîme (le Grand Autre) : le monolithe est la condition de possibilité de l'historicité; il détermine les grandes phases de l'évolution humaine; la pierre noire ouvre/ferme à chacune de ses apparitions un nouveau chemin. Ce qui implique que l'homme est fondamentalement en position hétéronomique (que le principe qui le régit soit d'ordre divin ou extra-terrestre). Le monolithe apparaît à la fois comme une menace et comme un signe d'espoir aux quatre moments décisifs de l'histoire humaine : c'est d'abord le singe qui s'en approche, dans un mélange de témérité et de crainte, puis découvre peu après l'usage de l'os comme arme : c'est le premier pas d'une domination technique de monde qui se révèle dans/par le meurtre. Cette découverte s'accomplit donc sous le signe de l'effroi - elle conduit à s'en servir pour tuer un autre anthropoïde. La "dalle" mystérieuse (comme s'il s'agissait chaque fois d'une marche d'un escalier symbolique - notons que nous ne cessons dans le film à la fois d'affronter la verticalité et d'y accéder) réapparaît sur la lune, émettant des signaux étranges - qui conduiront au voyage vers Jupiter. C'est dans le ciel de Jupiter (en grec Zeus, le roi des dieux, celui qui manie la foudre, le pouvoir) qu'apparaît le monolithe pour la troisième fois; avant la plongée de Bowman "au delà de l'infini". C'est enfin dans un autre espace-temps que le monolithe se dresse à nouveau, tandis que Bowman pointe son doigt vers lui, geste qui prélude à la naissance d'une autre créature, d'une autre entité : l'enfant stellaire, le foetus-lumière, de la taille d'une planète ; qui est avant tout un immense et insondable regard, qui se tourne vers le spectateur, comme si une incarnation de la surhumanité, du divin, nous regardait dans les yeux - ce qui est en un sens une expérience de la folie pure, telle que Niezsche a pu l'expérimenter face au Dyonisiaque (notons par ailleurs que Bowman fait l'expérience de l'impossible : mourir et renaître, vivre ce avec quoi tout rapport est impossible, c'est-à-dire la mort (dans 2010, il apparaîtra comme un fantôme; notons qu'en outre Tarkovski, en voulant faire de Solaris une sorte d'anti-2001, reprend précisément ce point).
L'enfant des étoiles est situé à la même échelle que la planète; ce qui implique l'idée que l'enfant-monde est l'expression d'une pensée et d'une vie qui a atteint un stade cosmique - définitivement hors de l'humain.
On peut dire que le film montre les différentes étapes de la pensée, commençant par le "stade animal", suivi de la découverte/invention de l'outil; puis ensuite le machinisme; qui lui même sera dépassé par un stade cosmique : le foetus-lumière qui est à la fois matière vivante (il concentre en lui l'échelle spatiale propre à la sphéricité astronomique et la vie organique dans sa potentialité originaire) et pensée (le regard comme signe d'une conscience, d'un sujet pur, d'une vie spirituelle insondable), fusion des deux; on a dépassé le stade technologique (5) (ce que laisse penser le jeu d'écho entre le regard non humain, la pupille fixe et froide de Hal, et le regard terrible dans sa surhumanité de l'enfant stellaire : "un embryon aux yeux énormes et brillants, regardant la planète comme il regarderait un jouet neuf" écrit Norman Kagan, à la p. 176 de son livre "Le cinéma de Stanley Kubrick" - notons que de son côté Michel Ciment a aussi insisté sur les échos de regard d'un film à l'autre : par exemple la fin de 2001 et le début d'Orange Mécanique). Le passage par la chambre blanche marque, disions nous plus haut, le dépassement de la raison classique - et de toute l'humanité qui lui est liée ; la capsule spatiale est là comme une antiquité, le reste d'un univers révolu (sur ce point : le décor de la chambre évoque la fin du XVIIIeme siècle, le début du XIXeme : c'est l'époque de la raison ayant conquis son autonomie, aspirant à l'universel - Bowman, lui, dans la chambre ne cesse de régresser - il vieillit - et de se dédoubler : ce qui est l'expérience même de la folie, d'une identité qui se défait : le jeu des images (de soi) n'a plus de cohérence; quand , âgé, il mange, il fait tomber un verre : éclat, brisure, qui signe le passage à un état où il régresse encore). Bowman meurt dans cette chambre, ce décor : c'est une figure de la clôture, de l'enfermement que le monolithe, fragment d'abîme, ouvre à une nouvelle dimension; Bowman (?) sort de la chambre par l'intérieur, le monolithe devenant une sorte de porte.
2001 est donc un voyage dans la pensée, c'est un film de pensée (la commutation, dont parle Michel Chion à propos du montage, renvoie aux failles synaptiques, qui sont les conditions de possibilité, selon Deleuze, de la pensée : quand elles sont franchies, cela engendre la pensée elle même). Mais il montre le devenir non-humain de la pensée (peut être le film est-il en un sens une anamnèse du foetus astral lui même). C'est un film tout entier hanté par l'éternel retour créateur pensé comme la plus haute épreuve, accomplissant la transmutation, le passage vers le surhumain. Le surhumain - au sens nietzschéen - est le point de jonction de la question de l'hétéronomie et de celle de l'éternel retour (créateur).
Dans l'entre-deux : Eyes Wide Shut, l'Odyssée du quotidien
Dans son livre si riche sur Kubrick, Michel Chion fait une série de remarques sur la vie quotidienne, la vie de couple, le sentiment de désuétude qu'inspirerait le film quant aux relations de couple qu'il décrit - le mariage, la fidélité, etc. De fait, Kubrick ne prétend pas au nouveau ici; au contraire, il traque une répétition secrète, omniprésente dans la vie de couple comme Forme, comme structure d'existence liée à un récit fondateur (on peut noter d'ailleurs que le scénariste du film, Frederic Raphaël, qui a raconté son expérience dans un livre, ne comprenait pas où le cinéaste voulait en venir - ce dernier en fait lui demandait non pas une adaptation brillante, mais une Forme narrative, une structure, qu'il allait pouvoir utiliser à sa guise - Kubrick n'arrêtait pas de lui dire : suis le rythme du texte (de Schnitzler), sois fidèle à son rythme...). L'impression de "vide" des personnages vient de cette structure en écho - une répétition qui va s'affaiblissant; ce que l'on pense être du psychologique, c'est en fait du symbolique cristallisé, répété à l'infini, subjectivé - une mémoire, une revenance.
Avec Eyes Wide Shut (si on suit l'interprétation de S. Besançon et de S. Bouvier dans le revue Commentaires n° 88, "Le paradis perdu de Kubrick" ; mais en essayant de trouver un sens philosophique à la poétique théologique qu'il mettent à jour dans le film) on retrouve un travail sur la répétition d'un récit - biblique en l'occurrence (Kubrick admirait beaucoup le Décalogue de Kieslowski, peut être cela l'a t-il "influencé" dans sa façon d'aborder son oeuvre ultime), lui même répété de façon extraordinairement créatrice par le Paradis Perdu de Milton (le thème de l'arc-en-ciel, repris plusieurs fois dans le film est un indice possible du lien à la poétique de Milton). Et cette reprise se fait dans un autre texte, la Traumnovelle de Schnitzler (explorant "la pénombre des âmes"), dont la forme et l'atmosphère sont transposées fidèlement par Kubrick tout en étant investi par un autre univers symbolique (on pourrait remarquer que le rapport Vienne/New York montre le jeu de la répétition différenciante, inscrite dans le titre même de la musique de Chostakovitch : Waltz/Jazz). Nous disons ici investi, nous devrions dire rêvé, puisque le rêve a un rôle fondamental dans le Paradis Perdu et qu'il est précisément l'élément qui va assurer le passage, le dépliement d'une forme dans une autre, la contamination de l'univers de Schnitzler par celui de Milton. "Les yeux grand fermés" du titre sont sans doute la clé du travail de Kubrick dans le film. Le rêve c'est la vision en dedans, une vision au delà de l'aveuglement (au livre VIII du "Paradis Perdu", Milton décrit en ces termes le songe visionnaire d'Adam, suscité par Dieu en lui, au moment où il va créer Eve: "Mes yeux il ferma, mais il laissa ouverte la cellule de mon imagination, ma vue intérieure") - la lumière perdue pour Milton, qui dicte son texte à ses filles. Esthétiquement et métaphysiquement cela s'inscrit dans le baroque (si on le défini comme un mode de pensée plus que comme une époque) à la fois comme folie du pli dans le pli et disjonction intérieur/extérieur ; dans l'architecture baroque la lumière ne venant pas directement de l'extérieur, mais étant "coudée" par un jeu architectural : "le dedans", comme une monade dit Deleuze, déplie alors sa propre logique interne. Ce n'est que du plus "lointain intérieur" (pour citer Michaux qui, dans un texte étrangement leibnizien, écrit sous substance hallucinogène, s'expérimente comme une monade palpitante), du sein même de la clôture, que quelque chose peut être véritablement vu et pensé. Dans le film le rêve est omniprésent, mais jamais représenté ; il est dit, raconté - c'est l'élément invisible au coeur du monde visible, l'inflexion insaisissable qui pli les formes, les "réalités", les unes dans les autres (le rêve d'Alice répète en un miroir légèrement déformant l'humiliation de son époux lors de la scène d'orgie ; le masque posé sur le lit est l'incarnation du chiasme rêve/réalité). Le personnage principal -Bill- est toujours latéral à "l'action", il n'agit pas réellement - comme le ferait un héros classique - mais plutôt accompagne l'inflexion du rêve, qui est en travail dans le film, et, qui pourrait peut être, lui permettre de voir enfin réellement, d'accéder à une vérité, ultime, le secret de notre chair.
On peut penser que la scène d'orgie (qui est le point d'acmé de l'errance et de "l'enquête" à venir) symbolise la vérité, traitée dans un style baroque : le lieu où elle se déroule (et ici on ne peut s'empêcher de penser à la comparaison chez Deleuze entre la chapelle de marbre et la monade) nous montre des "nudas veritas", proliférantes et aspirées par un simulacre de sexualité - le sexe surexposé étant le lieu où l'homme contemporain, qui a trop cru à la vérité de la chair dévoilée en pleine lumière (en oubliant qu'elle est tramée de symbolique et de mémoires) pense trouver sa vérité toute nue. L'ironie de Kubrick joue ici à plein : là où vous croyez trouver une vérité par ou dans la chair, vous n'avez affaire qu'à un cliché (inspiré des créatures kitchissimes d'Helmut Newton, simulacres de femmes désirables sur papier glacé) ne dégageant que de l'ennui : un temps vide et dilaté qui ne peut permettre aucune attente, aucun désir véritable, parce qu'il n'est capable d'aucune anamnèse ; l'enfer comme cérémonial grotesque et funèbre, où il n'y a rien d'autre à faire qu'à contempler la copulation mécanique de corps serviles - on apprendra qu'un corps de femme sans récit mène littéralement à la morgue (A. Masson avait intitulé son article sur le film : "Fin d'un empire imaginaire", c'est précisément ce que Kubrick nous suggère à propos du sexe ; mais il me semble que Baudrillard a déjà tout dit là dessus). Le retour - l'enquête de Bill - va essayer de recoller les morceaux, de donner un sens par le recueil (et le recueillement : scène de la morgue) sur les lieux où le "mal" (l'oubli, l'effacement des traces) prolifère. Il apprendra qu'il faut raconter pour vivre, qu'être un médecin des organes ne suffit pas. Alors seulement on peut de nouveau faire l'amour en sachant ("rester éveillé" dit Bill) qu'il n'y a pas de chair sans un récit qu'elle répète, à sa façon, par la voix et le geste, au plus intime d'une réalité qui est peut être un rêve (un rêve tramé dans un texte rêvé : Traumnovelle).
Un dernier point : Kubrick est mort dans son sommeil après avoir terminé le film - et quand j'ai vu Eyes Wide Shut pour la première fois je n'ai pu m'empêcher de penser qu'il avait déjà rêvé sa propre mort à l'intérieur de son film ultime, dans la scène où on voit le père de Marion sur son lit de mort.
Travelling et volonté de puissance
Autre hypothèse, si on admet l'approche "deleuzo-nietzschéenne" : les célèbres travelling arrière et avant, qui sont la signature de Kubrick, pourraient être les signes par lesquelles se manifeste la volonté de puissance comme multiplicité de forces (au sens où Deleuze décrit le jeu immanent des forces chez Nietzsche) - ils seraient son incarnation dans la texture formelle des films. On pourrait ainsi raccorder leur signification, pour le personnage qui y inscrit son mouvement, au type de répétition dans lequel il va être pris. Le travelling arrière serait le signe d'une puissance (bonne ou mauvaise) qui s'affirme, peut dominer les autres forces ; le travelling avant serait l'enfoncement dans la passivité ou l'impuissance (d'où le rapport à la fuite) ; les deux peuvent être simplement alternatifs, indiquant le conflit de forces dans lequel se trouve le personnage, comme c'est le cas pour Kirk Douglas au début des Sentiers de la gloire, dont on sent à la fois la détermination et l'inquiétude.
Exemple dans Shining : les travellings arrière sur Jack Nicholson quand il arpente les couloirs de l'hôtel Overlook, le corps et le visage agités par des mimiques de possession et/ou de démence : il va vers sa vérité, et la puissance que lui donne sa folie jusqu'ici latente va se trouver aspirée par la spirale de temps qui l'appel à elle (il va rencontrer les fantômes et le bloc temporel qui vampirise sa substance mentale et vitale); la folie du meurtre est toute proche.
A l'inverse, à la fin du film, quand il poursuit son fils dans la neige du labyrinthe, la caméra le suit dans un travelling avant qui accompagne sa fuite éperdue dans et vers la mort. Cet espace pénétré par la folie n'offre aucun refuge pour celui qui s'y engouffre - il trouvera pour seul abri la mort glacée, un fragment de temps figé dans une icône funèbre. Avec sa hache (citation de Griffith, Le Lys Brisé) et son pied boiteux (clin d'oeil ironique à OEdipe, mais qui en dévoile la vérité : c'est du père que vient le désir de mort) il n'est plus que l'incarnation du ressentiment d'une filiation (les fantômes) cherchant à en détruire une autre (mais le Fils sera sauvé).
Ainsi donc, nous espérons avoir montré par ces quelques esquisses théoriques que Kubrick a pensé et exploré avec une constance remarquable la question - hautement philosophique - de la répétition, à un niveau de profondeur et de subtilité qui fait toute la puissance formelle et thématique de son cinéma.
notes :
(1) Voir sur ce point les analyses, articulées à partir de Barthes, de Jacques Derrida et de Bernard Stiegler dans Echographies. De la télévision; retravaillées par B. Stiegler dans La technique et le temps, Tome 3
(2) Ce thème de l'obsession a souvent été appliqué à Kubrick lui même, sur le mode d'une interprétation psychologique des ressorts profonds de sa création ; on peut bien sûr reconnaître à cette dimension "obsessionnelle" un sens subjectif, mais il faudrait aussi y voir une méthode ; de la répétition des prises, par exemple, doit finalement sortir quelque chose de nouveau; pour le cinéaste, il faut (comme le soulignait M. Ciment) faire sortir l'acteur de lui même, le pousser aux limites, afin qu'il révèle quelque chose qui échappe à son contrôle - d'où l'aspect expressionniste de ce cinéma qui exacerbe les formes.
(3) Chez Kubrick il y a une prégnance des figures géométriques, souvent associées à l'idée d'une puissance inhumaine (dans presque tous les sens de ce terme), d'un piège ou d'une forme de folie : outre l'exemple cité des Sentiers de la gloire, le monolithe rectangulaire de 2001 (parallélépipède rectangle), les figures ovoïdes de Docteur Folamour et circulaires d'Orange mécanique, le labyrinthe de Shining, etc. Comme l'a montré Jean Lévêque, dans Récit, désir, mathématique, le propre des mathématiques (si on suit son interprétation, issue d'un approfondissement des analyses de Heidegger sur la mathesis) est de produire un texte sans mémoire (une mémoire blanche) - où est effacée toute trace des désirs, des affects, des corps, des gestes de la main; c'est un travail d'abstraction au sens propre : l'écriture idéographique des mathématiques s'arrache au temps des mémoires vivantes, ancrées dans les filiations; on a alors affaire à un espace et à un temps désubjectivé, décorporalisé, apparemment sans origine, replié sur lui même (apparaît ainsi sa dimension "d'éternité") - d'où (pour faire simple) la fantastique violence inhérente (potentiellement) à toute pensée et à toute pratique (de l'espace par exemple) qui se trouve en profondeur tramée par le geste mathématique. Sans doute Kubrick a t-il eu l'intuition de cela, vu le travail si insistant sur le géométrique que l'on trouve chez lui.
(4) L'éternel retour est interprété par Deleuze comme un principe de sélection qui ne laisse subsister que le singulier – il le met souvent en relation avec le "coup de dé" de Mallarmé (voir Différence et répétition). Éthiquement, l'éternel retour élimine les demi-vouloir et manifeste une force d'affirmation pure, mais c'est en même temps, comme dit Nietzsche dans le Gai savoir, "la pensée la plus lourde".
(5) Rivette reprochait à Kubrick de filmer des machines et d'être plus attentifs aux machines qu'aux hommes; outre que ce reproche nous semble exagéré, on peut cependant prendre la formule de Rivette en un bon sens, comme dirait Guy Lardreau : de fait, Kubrick ouvre à un questionnement sur la pensée, la mémoire, les émotions de la machine, nous invite à méditer sur les rapports qu'on entretient avec elle, et c'est là un thème puissant, celui d'une écologie de l'artificiel, que reprendra l'histoire de Artificial Intelligence. L'idée que la technique déshumanise l'homme est un préjugé prégnant, enraciné dans la métaphysique elle même, et que le philosophe Bernard Stiegler déconstruit avec une grande profondeur de pensée dans son oeuvre en plusieurs volumes La technique et le temps.