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Deux Textes sur le Langage du mois de janvier 2024
Deux Textes sur le Langage du mois de janvier 2024
On est bien obligé de faire confiance aux mots. Sinon, il n'y a pas moyen. Mais souvent, pour peu qu'un terme nous manque, on trébuche, on tombe dans le trou et on a le plus grand mal à s'en extirper. J'ai tellement menti, dans ma vie, sans le vouloir, parce que le mot adéquat faisait défaut, que la langue me glissait des peaux de banane dans la Conscience, que j'étais mal installée dans mon vocabulaire ! On me demande des oui, des non, des réponses carrées, claires, lapidaires, définitives ! Si encore je disposais de temps pour rassembler mes idées, prendre des notes, rédiger un rapport circonstancié, j'aurais peut-être une minuscule chance de m'en sortir. Mais non, c'est du tac au tac que ma réponse doit fuser – impérativement. Alors que dire ? La vérité est trouble, compliquée. Elle fluctue, remue et reflue. Quand je dis oui, la plupart du temps, ça veut dire oui à cinquante-et-un pourcents et non à quarante-neuf pourcents. Je suis aussi capable de oui francs et massifs – probablement, ça doit m'arriver ! – mais personne ne m'a jamais demandé de préciser les proportions ; le malentendu est en conséquence. Je prends un mot pour un autre, mes phrases sont biscornues, tronquées, malformées, bancales, déplumées ! Ou, au contraire, elles débordent du moule que je leur avais si soigneusement, si scrupuleusement façonné : comme atteintes d'une prolifération tumorale elles se mettent à gonfler, à boursoufler de tous les côtés, échappant à mon contrôle, raboutant des parenthèses, échafaudant des relatives, emboitant des digressions... Le sens des mots, souvent, s'effondre sous la poussée de mes idées !
Mais ce sera plus parlant avec un exemple. Si je vous dis "Ce matin je me suis tapé trois heures de cours de maths" ça veut dire que je me suis farcie trois heures de maths, non ? Il a toujours été évident que "se taper" et "se farcir" étaient synonymes de "supporter laborieusement" quelque chose ! N'est-ce pas clair pour vous aussi ? Alors, l'autre jour, quand j'ai dit « Ça va faire un an que je me tape cet imbécile de patron » je ne pensais pas jeter un si grand froid, à cette soirée où je ne connaissais presque personne. Les sourires gênés et les regards en coin se sont croisés en catimini. J'étais tombée dans le scabreux, par pure inaptitude linguistique ! Si encore, ces aimables personnes m'avaient tendu une perche – si elles m'avaient posé la franche question qui permette de redresser la barre ! – mais non. Un silence glacé a pétrifié l'atmosphère. Puis Noémie, l'amie qui m'avait invitée à cette pendaison de crémaillère, a changé totalement de sujet. Comme pour reléguer dans le néant cette énormité honteuse que je venais de proférer. Comme pour me couvrir d'irrémédiable opprobre. Leur conversation avait repris de plus belle. J'avais envie de les interrompre : "Mais non je ne couche pas avec mon patron ! Mais je me farcis sa sale tronche depuis trop longtemps !" Je ne savais plus, tout à coup, quelle était cette farce. Une plaisanterie de mauvais goût ou un hachis de poitrine de porc ? L'image d'un gros dindon se superposa soudain à une tête de cochon. J'avais la nausée devant cette tripaille. Il n'y aurait jamais que mon imbécile de patron pour m'amener à des extrémités pareilles. Il fallait à tout prix que je parte de cette soirée !
II
Le problème est venu d'un poivron. J'avais décidé de me remettre à la peinture après dix ans d'interruption. Quelques toiles en réserve, des tubes de couleurs, des pinceaux et de la térébenthine : mon matériel était prêt. N'ayant jamais été du genre abstraite – du moins, pas volontairement – je partis en chasse d'un modèle à portraiturer. Seule chez moi, la nature morte paraissait l'unique possibilité. Quoi peindre ? Un verre d'eau ? Trop difficile ! Une éponge ? Un peu trivial ! Mon cendrier blanc en céramique ? Pas très folichon ! J'allai ouvrir le frigo et tombai nez à nez avec un beau poivron rouge, tout neuf. Pimpant, luisant, charnu, plein de surfaces admirables – pentes, creux et bosses ! Le coup de foudre ! Instantanément, je sus que j'avais rencontré mon modèle ! D'un seul élan, ce n'était plus un banal poivron mais une précieuse odalisque, à mes yeux ! Après l'avoir installé sur un torchon propre, artistement drapé, je me mis à l'ouvrage. J'y mettais toute mon attention et tout mon cœur. Le travail achevé, je me reculai légèrement, embrassai ma toile du regard et la contemplai. Je fus d'abord déçue. Mon poivron avait je ne sais quoi de triste, une morosité, une absence d'éclat. Il semblait cabossé par la vie et quasiment dépressif. Peut-être à cause de la couleur grisâtre de ses ombres. Et parce que je n'avais pas suffisamment rendu le poli et la brillance lisse de cette superbe peau carminée ! Soudain, une idée me frappa. Le poivron du tableau ne ressemblait pas tellement à son modèle sur le torchon mais il me ressemblait beaucoup, par contre ! Oui, à moi ! Il ressemblait à mes humeurs du jour, à mon état d'esprit général, à mon âme ! C'était d'ailleurs une chose archi connue et vieille comme le monde, que l'art exprime au moins autant l'âme de l'artiste que la description d’une réalité environnante. En regardant "le bœuf écorché" on voit moins une carcasse d'animal que la personnalité de Soutine. Et toute la fraîcheur désarmante, toute la candide tendresse de l'âme de Nicolas de Staël transparait dans sa feuille de salade, bien davantage que le bête portrait d'un cœur de laitue ! N'est-ce pas une évidence ? Eh bien, moi, sans avoir une seule parcelle du génie de ces grands peintres, j'avais tout de même insufflé un peu de mon caractère dans ce brave poivron – quoique mon tableau ne me satisfasse aucunement sur le plan esthétique. Aurait-il été plus beau, plus "réussi", que je me serais moins identifiée à lui.
À cette époque j'avais commencé à consulter une psychologue depuis deux ou trois mois. L'idée me vint de lui raconter cette histoire picturalo-légumière. Elle en fut consternée. Cette personne faisait partie de cette majorité de la population – écrasante, il faut le dire ! – qui pense qu'une femme ne peut pas, de près ou de loin, ressembler à un poivron. Comment me dépêtrer de ce mauvais pas ? Je la voyais, reculée au maximum contre le dossier de sa chaise, le sourcil offusqué, me toiser. Lui dire que ce n'était pas ma physionomie mais mon âme qui ressemblait à ce poivron ? Je ne ferais que m'enfoncer. Et si je lui disais : "Mais non ! C'est seulement sur le plan symbolique !" elle aurait beau jeu de me questionner sur la symbolique de ce légume dans ma vie ! Naturellement, je ne pouvais pas m'en sortir. Autant abandonner l'affaire tout de suite. Je me sentis rougir et baissai un visage contrit, un peu luisant. Ce n'étaient pas seulement les mots qui me faisaient défaut, dans l'existence, mais, peut-être, la plus basique prudence pour éviter les situations ridicules et un chouia de discernement vis-à-vis de mes possibles interlocuteurs. **