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La Page Grise 64
ĖLĖMENTS
De Critique
Puérile, Honnête et Inspirée
Appliquée aux Limericks
___________
Morphologie
De la musique avant toute chose
Un limerick digne de ce nom, c’est d’abord et avant tout un poème de cinq vers rimant selon le schéma aabba. Le ton de ce type de poème est en outre réputé refléter par essence un goût immodéré de son auteur pour la vulgarité, l’indécence, voire l’obscénité. Sur ce point, cependant, les avis divergent : pour certains, un limerick c’est un limerick, pour d’autres, un limerick qui ne serait que gentil, poli, présentable, ne serait pas un « vrai » limerick.
Considérons les trois textes qui suivent, tirés au hasard (au hasard !)
1) Musset, extrait de « Nuit d’août » :
J'aime, et je veux chanter la joie et la paresse,
Ma folle expérience et mes soucis d'un jour,
Et je veux raconter et répéter sans cesse
Qu'après avoir juré de vivre sans maîtresse,
J'ai fait serment de vivre et de mourir d'amour.
2) Un couplet d’une chanson grivoise célèbre :
Jeune fille de Camaret où est ton pucelage ?
Jeune fille de Camaret où est ton pucelage ?
Il est parti sur les flots
Sur la queue d’un matelot
Il nage, il nage, il nage.
3) Un passage de Verlaine (Parallèlement, « Séguidille »)
Je te veux trop rieuse
Et très impérieuse,
Méchante et mauvaise et
Pire s’il te plaisait,
Mais si luxurieuse !
Ces trois extraits font naturellement penser à trois limericks. Ils se composent tous de cinq vers (ce sont des « quintils »), et, en plus, le Musset excepté, leurs rimes offrent la structure fatidique aabba. Et pourtant, ce ne sont pas des limericks. D’abord ils ne sont pas en anglais, ensuite, ce sont tous des strophes extraites de poèmes (ou de chansons) qui se développent en général en plusieurs éléments constitutifs. Or, première condition, le limerick (le vrai, le « pur sucre-pur fruit ») est obligatoirement en anglais, et, deuxième condition, il est autonome. Il se suffit à lui-même.
On précisera que des trois exemples proposés ci-dessus, c’est sans doute le second (Camaret) qui se rapproche le plus du « vrai » limerick. C’est, en effet, d’abord, un texte de nature grivoise, et, surtout, c’est le couplet d’une chanson. Une chanson. On retrouve Verlaine, justement, et son « Art Poétique »
De la musique avant toute chose,
… etc.
Or le limerick présente un autre caractère, important, c’est qu’il a, par nature (historique), vocation à être oral, c’est-à-dire, énoncé en public, dans une langue, l’anglais, qui possède la qualité d’être « accentuelle ». C’est une langue dans laquelle les syllabes peuvent avoir des durées différentes entre deux accents toniques. Ça donne une musicalité à l’expression du « dit ». Intonation, modulations, rythme, enrichissent ici l’expression du récitant. La structure typique du limerick illustre ce point. Ici, les cinq vers du poème se répartissent selon le processus d’accentuation suivant : les deux premiers vers comportent trois accents, les troisième et quatrième ont deux accents, et le dernier vers a de nouveau trois accents. Les trimètres riment entre eux et les dimètres font de même, selon le schéma canonique aabba. On voit tout de suite que ce n’est pas le cas du français, langue « syllabique », dépourvue d’accent tonique. C’est ce qui permet d’affirmer qu’en français un limerick sera toujours imparfait, voire illégitime, puisque jamais susceptible d’être énoncé correctement (c’est d’ailleurs aussi le cas du haiku français, pour la même raison).
Pour illustrer ce point, on reproduit ici un limerick significatif en marquant l’accentuation :
There was / a young girl / from Kaloo
Who filled / her vagina / with glue
She said / in a grin
If they pay / to get in
They could pay / to get out / again too !
Il suffit d’écouter un locuteur anglais bien disposé (sans peur et pas à jeun) pour saisir entre autres la belle subtilité musicale des derniers mots du dernier vers :
… could pay / to get out / again too !
(Pour ménager la sensibilité du lecteur, ce répugnant limerick ne sera pas traduit)
On comprend dès lors l’importance du mot « musique » pour parler limerick. Cet aspect des choses est renforcé par une constatation surprenante, d’ordre musicologique. On relève ça dans la structure d’une forme musicale bien connue, la sonate classique, construite selon un schéma comportant trois sections principales. L’introduction et exposition du thème (ton principal), les développements (variations, modulations – ton voisin puis tons éloignés du ton principal), conclusion–résolution (ré-emploi du ton principal). C’est l’image presque conforme du schéma canonique des rimes du limerick aabba. Etonnant, n’est-il pas.
Par ailleurs, on rappellera que la poésie irlandaise primitive était d’abord transmise oralement par les bardes. Ces derniers jouaient un rôle essentiel (et un peu magique) dans la préservation de la culture gaélique. De nos jours, le barde est à la fois poète et compositeur de musique. Les moines ont pris la suite. Ils osaient même, paraît-il, écrire des poèmes dans les marges des manuscrits qu’ils étudiaient. Ce sont eux qui ont commencé à diffuser des versions écrites des poèmes de la tradition qui ont vite donné lieu à des adaptations chantées.
Ceci pour rappeler le compagnonnage universel fréquent de la poésie et du chant. On pense naturellement aux formes musicales associant poème et musique, par exemple les mélodies des compositeurs français du XIXe siècle, les lieder allemands, les chants traditionnels nationaux, etc.
D’ailleurs ça peut donner aussi, carrément, une chanson :
Un tout, tout petit éléphant
Trompant son papa, sa maman
S’en allait sans trop s’en faire
Prendre un bain dans la rivière
Et marchait tout en se dandinant.
(« Tango de l’éléphant », paroles de Fernand Bonifay, musique de Bernie Landes, 1955). Noter la forme aabba empruntée au limerick. Cette structure est, il est vrai, très rarement employée dans le répertoire des chansons populaires françaises.
On peut aussi se rappeler une chansonnette enfantine :
Quand trois poules vont aux champs
La première passe par devant
La deuxième suit la première
La troisième vient la dernière
Quant trois poules vont aux champs
La première passe par devant.
Laquelle, par sa forme, évoque à la fois comptine et limerick.
Il faut préciser que dans le cas du limerick classique (en anglais) l’association poème - musique n’existe pas vraiment (en dehors de l’accentuation naturelle de la langue). En réalité elle ne se manifeste que sous la forme d’une diction particulière, façon de dire le texte, d’une manière psalmodiés, scandés plutôt. Aucun limerick ne semble d’ailleurs avoir jamais été mis en musique.
On citera enfin une forme poétique plus lointaine, dans le temps et dans l’espace. C’est le tanka, poème traditionnel japonais de 31 mores, disposées en principe sur cinq lignes, (cinq !) qui, à l’origine, justement, se chantait. Le tanka serait l’ancêtre du haiku. Sa structure est intéressante. Elle répartit les 31 mores selon le schéma 5-7-5-7-7, ou l’on retrouve comme par miracle l’organisation classique des notes de la gamme universelle constituée des cinq notes noires et des sept notes blanches de notre bon vieux piano. En linguistique la more est une subdivision (parfois contestée, il est vrai) de la syllabe. Comme le japonais, l’anglais parlé s’articule en général sur plusieurs mores. La more française est plus difficile à dénicher.
Anatomie du limerick
Le nombre 5
On vient de rencontrer, avec le tanka japonais, une structure poétique fondée sur une alternance de 5 et de 7 mores réparties sur 5 lignes. La forme japonaise du haiku, dérivé historique du tanka, s’appuie, quant à elle, sur une alternance de 17 mores réparties sur 3 lignes selon le schéma 5, 7, 5. Et voilà que le nombre 5 (sans parler du 7) vient s’incruster dans notre imaginaire.
Dans une strophe ou dans un couplet, on peut regrouper les vers par deux, par trois, par quatre, etc. On construit ainsi des distiques, des tercets, des quatrains, etc. Lorsque les vers sont regroupés par cinq, on obtient des « quintils ». Les raisons qui conduisent un auteur à choisir tel ou tel assemblage sont obscures. On pourrait imaginer le poète, à sa table, fébrile, la tête dans les mains, désireux de produire un nouveau chef-d’œuvre, en train de se dire, voyons, voyons, quatrain, quintil, sizain ? avant de commencer. Mais ça ne se passe pas comme ça.
Par exemple :
Que de sous-marins dans mon âme
Naviguent et vont l’attendant
Le superbe navire où clame
Le chœur de ton regard ardent.
(Apollinaire, Calligrammes, La traversée)
Et :
Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s’étaient brisés
Comme la neige aux purs pétales
Ou bien tes mains sur mes baisers
Tombaient les feuilles automnales
(Apollinaire, encore, Calligrammes, Le départ)
Pourquoi quatre vers dans le premier cas, et deux puis trois dans le dernier cas, le poète lui-même ne le sait probablement pas. Il en sent la nécessité, voilà tout. En revanche, s’il veut écrire un limerick, là, il n’a pas le choix. C’est cinq vers. Pas de discussion. Poème contraint, en quelque sorte. Apollinaire ne semble pas avoir jamais écrit de poème en forme de limerick…
On sait que le nombre 5 a suscité et suscite encore des tonnes de commentaires et d’explications plus ou moins fantaisistes, ésotériques, mystiques, etc. On va en rajouter une petite pincée. C’est à cause de cet obscur personnage nommé Pythagore (un jour qu’il ne savait pas quoi faire, il s’est dit tiens on va inventer un théorème, juste pour rigoler et pour embêter les potaches) selon qui l’univers peut s’expliquer par les nombres. Pour lui (ses disciples, en fait), le 5 est le signe de l’union entre deux principes, le principe féminin pair (le chiffre 2) qui vient rencontrer agréablement et en tout bien tout honneur le principe masculin impair (le chiffre 3). On se rappelle que 5 = 2+3. Alors on comprend tout.
Le premier quintil en forme de limerick connu (XIIIe siècle)
Sit vitiorum meorum evacuatio
Concupiscentae et libidinis exterminatio,
Caritatis et patientiae,
Humilitatis et obedientiae,
Omniumque virtutum augmentatio.
(abusivement nommé « limerick », ou « proto-limerick », parce que composé de cinq vers et de structure aabba), illustre l’affaire. On trouve là, en plus, des mots d’enfer : concupiscentae et libidinis. Bon. Ça chauffe. Ce texte semble avoir été l’œuvre de Thomas d’Aquin (Saint), fan d’Aristote, et auteur d’un autre texte destiné celui-là à promouvoir l’idée qu’on peut, en toute logique (Cf Aristote), démontrer par cinq arguments décisifs d’existence de Dieu. Comme si l’existence de Dieu avait besoin d’être démontrée ! On rêve. Bon. Ce texte s’appelle quinque viae « Les Cinq Voies ». Cinq, nombre magique ! Ça trouble, quand on pense à la théorie de Pythagore. Deux siècles séparent Aristote et Pythagore, d’accord, mais tout de même… Et on n’oubliera pas le Pentateuque, les cinq éléments du Tao, le pentagramme de l’ésotérisme, les cinq doigts de la main (et du pied, tiens ! pied ! ô poésie !), le « cinq sur cinq » militaire, etc. Un peu collant le nombre 5, on peut le dire. Il n’y a pas que lui, en vérité. Le 7 aussi est collant dans l’imaginaire populaire, on le sait.
Limerick et conte
Dans sa morphologie, le limerick présente la plupart des caractères du conte. Bien que dans un format ultra-court, on y trouve trois des éléments de base du conte classique. Une situation initiale (incluant la présentation d’un héros ou d’une héroïne, avec ses attributs), une action (ou la description d’une situation), un résultat. Tout cela s’articule dans la très grande majorité des cas à partir du traditionnel début « There was… » parfois accompagné du « once » :
There once was a runner named Dwight,
Who could speed even faster than light;
He set out one day,
In a relative way.
And returned on the previous night.
C’est notre « Il était une fois » habituel.
Il manque cependant un épisode crucial propre au conte : l’épreuve imposée au héros. La brièveté du limerick lui ôte naturellement toute possibilité de développer un récit long et complexe bâti à partir de cet élément essentiel du conte. La séquence narrative est ici contrainte par une nécessité formelle de concision. On rappellera que le limerick avait surtout pour vocation d’être « dit », ou simplement dit d’un ton chantant (voir supra). Ce qui tend à considérer le limerick comme un objet poétique original, et, en vérité, spécifique à une culture, celle du peuple de langue anglaise. On pourra donc considérer que le limerick, est aussi un peu chanson, et un peu conte. Mais tout de même bien différent.
Donc, trois éléments constitutifs : Une situation initiale, une péripétie, un résultat.
La situation initiale
La situation initiale inclut la présentation d’un personnage principal, les attributs de ce personnage et, selon les cas, un contexte succinctement décrit et/ou la notification d’un événement déclencheur. Mais les choses ne se présentent pas de la même manière selon qu’il s’agit d’un limerick « clean », gentil, aimable, innocent, ou d’un limerick « dirty », vulgaire, grivois, voire carrément dégoûtant. L’examen d’un corpus raisonnable de limericks met en évidence des différences significatives. (Voir l’appendice)
Ce qui retient l’attention, dans tout limerick, c’est, presque toujours, la formulation du nom du personnage principal ou celle de son origine géographique (ou encore celle du lieu de l’action).
There was a young fellow named Skinner, etc.
There was an old Lady of Chertsey, etc.
C’est toujours l’un ou l’autre. Jamais les deux. Ça s’explique facilement. Dans le limerick, ces deux informations ne sont pas là pour ajouter un élément narratif particulier au récit. Elles sont là uniquement pour la rime. C’est comme si l’auteur avait d’abord en tête le mot important qui devait donner tout son sel au poème, mot d’esprit, obscénité ou évocation d’une situation particulière. Pour le reste on se fiche parfaitement de savoir si le héros principal s’appelle Joseph ou Marie-Louise, et si tout ça se passe à Saint-Léonard de Noblat (Haute-Vienne) ou à Eu (Seine Maritime)
Ce qui fait néanmoins qu’on pourra toujours prendre un limerick comme guide touristique.
There was an Old Person of Sparta,
Who had twenty-one sons and one 'darter'
etc.
There was a young man from Sparta
Who was a magnificent farter
etc.
Dans ces exemples, il fallait trouver un nom de lieu rimant avec darter ou farter. Dans ces deux cas, chaque auteur a choisi Sparta. A l’opposé, on pourra avoir deux localisations géographiques différentes pour le même mot :
There once was a man of Bengal
Who was asked to a fancy-dress ball
etc.
There was a young man from Saint Paul
Who went to a masquerade ball
etc.
Petit florilège de quelques noms de lieux observés pour des rimes nécessaires
Limericks non grivois :
Hill (still), The Isles (smiles), The North (broth), The South (mouth), some rocks (box), The coast (post), The West (rest), etc.
Limericks grivois :
Aberystwyth (with), Arden (Harden), Beaconsfield (deacon’s field), Bicester (…kissed her), Cal (passionate gal), big cities (little tities), Dee (to pee), Hanks (… young girl murmur thanks), Hong Kong (…little dong), Huxham (…suck them), Nahant (… I could, but I can’t), Pitlochry (… had by a man in a rockery), Purdue (… screw), Cah’lina (capritious vagina), Chungking (very long thing), Devizes (balls of different sizes), etc.
Rien de tel qu’un bon vrai limerick pour parcourir le monde !
Quant au nom du héros (héroïne), on constate qu’il n’est pratiquement jamais cité dans le limerick « gentil ». Tout se passe comme si l’information était dans ce cas inutile, superfétatoire. En revanche, le héros est souvent nommé (d’une manière naturellement assez téléguidée, et parfois pour des identités assez farfelues !) dans le limerick grivois.
Exemples :
Beaulieu (fucked her unduly), Bruin (for no screwing), Charteris (…what the young lady’s garter is), Flynn (… fornication a sin), Fred (… to bed), Fyfe (… fucking his wife), Goody (… would he .), Hughes (… many screws), Inge (… dinge), Oscar McPugh (… screw), Maud (… Oh God!), Molly (… to frig was folly), OEdipus Rex (.. about sex), Skinner (…was in her), Tupper …(was up her), Bench (… parts of a wench), Blount (…rectangular cunt), Brent (… when you spent), Hall (…hexahedronical ball)… etc.
Pour imaginer la démarche de l’auteur de limerick ordinaire à la recherche de la rime perdue, il suffit de se rappeler la célèbre réplique de Cyrano de Bergerac “Il me manque une rime en eutre”… …
Ou la remarque ironique d’Aragon à propos de l’étrange « Jérimadeth » relevé dans ce passage du Booz endormi de Victor Hugo :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth
L’air était immobile et Ruth se demandait
….
Aragon avait vu la pirouette de Hugo : « J’ai rime à dait », pour un site archéologique parfaitement inventé.
Ou enfin Prévert :
L’amiral Larima
La rime à quoi
La rime à rien
etc. !
La petite famille héros/héroïne
Dans les limericks respectueux des bonnes mœurs les personnages principaux sont des hommes trois fois sur quatre et 94% de ces messieurs sont des vieux. De leur côté, 90% des femmes (25% du total des personnages en scène) ont le bonheur, elles, d’être jeunes. Les rapports (les rapports !) sont différents dans le cas des limericks glauques. Alors, ici, les hommes n’interviennent que dans 60% des cas, et ce sont pour la plupart (les trois quarts) des hommes jeunes. D’ailleurs, les femmes (40% des cas) sont jeunes aussi, en majorité. Tout ça se comprend parfaitement.
L’aspect physique du personnage principal est décrit avec insistance dans le limerick grivois. Le plus souvent, naturellement, on s’attarde avec complaisance sur les caractéristiques des organes sexuels. La description physique du héros (âge et sexe mis à part) est en général ignorée dans l’autre catégorie des limericks (les gentils), lesquels en revanche, donnent beaucoup plus d’importance aux conditions initiales de l’action, situation générale, événement déclencheur, état psychologique du héros, etc. De son côté, le limerick grivois, lui, ignore superbement les conditions initiales de l’affaire. On passe sans tarder à l’essentiel de l’action. La pornographie classique ne procède pas autrement : pas de temps à perdre avant l’essentiel.
Enfin, le statut social des héros (emploi, fonction, rôle dans la société) est rarement décrit, à quelques exceptions près, par exemple lorsqu’interviennent un marin, un fermier, un colonel, un religieux (limericks grivois surtout, dans ce dernier cas), etc. (Voir l’appendice).
Péripétie imprévue ou événement indépendant de la volonté du personnage principal
C’est une circonstance décrite en moyenne une fois sur cinq dans le limerick « gentil ». Elle offre une voie de solution au récit, en apportant un complément à la situation initiale du héros, ou en aménageant une surprise permettant d’introduire une chute amusante ou inattendue.
Exemple :
There was an Old Person of Fife,
Who was greatly disgusted with life;
They sang him a ballad,
And fed him on salad,
Which cured that Old Person of Fife.
En revanche il n’y a pratiquement jamais de péripétie imprévue dans le limerick grivois. Ou alors, il s’agit d’une circonstance exceptionnelle, insolite, toujours dans le registre du sexe. La définition, description personnelle, voire intime, du personnage principal l’emporte nettement sur la dramaturgie, la plupart du temps. La situation ou l’état initial du héros suffisent pour déterminer la chute, ici encore amusante ou inattendue.
Le résultat, les effets
Où se dessine à nouveau un lien entre le limerick et le conte. Dans le schéma classique du conte, la chute opère comme le moment de résolution du problème décrit au cours de l’action. C’est la solution qui soulage de lecteur (l’auditeur). On observe une structure analogue dans le limerick classique « soft », et tout particulièrement chez Edward Lear, considéré généralement comme le meilleur représentant de cette forme littéraire. On citera la célèbre répétition qu’on trouve dans ses « nonsenses », qui place parfois en écho les premier et dernier vers du poème. Ici, cette répétition fonctionne exactement comme une chute bienvenue qui apaise tout le monde.
And cured that Old Person of Prague.
Which saved that Old Man of the North.
Which grieved that Old Man of the Dee.
Il est vrai qu’on trouve aussi, parfois, mais c’est plus rare, des chutes moins apaisantes… C’est d’ailleurs ce qui fait qu’on peut parfois se demander si les limericks (les nonsenses) de Lear s’adressent bien en fait aux enfants.
You will pass all your life in that box.
She quicky became melancholy.
Les narrations des limericks grivois comportent toujours une chute, absurde ou pas, commentée ou pas. Les narrations non grivoises, elles, ne concluent pas dans un cas sur cinq ; elles laissent le récit en suspens. C’est au lecteur (auditeur) de se faire une opinion. Ou de se laisser aller à imaginer une suite… Cela participe de la dimension onirique de ce type de limerick. En fait, comme on l’a dit plus haut, c’est la répétition du premier vers qui, dans ce cas, constitue souvent la chute du poème. On peut considérer qu’il s’agit là d’une pirouette un peu facile, ce que n’ont pas manqué de critiquer certains commentateurs.
Résumé chute / conclusion
Non grivois
Grivois
Absence de chute/conclusion
18.5%
Action / Situation / Réaction
77%
55%
Avis / Déclaration /Commentaire
4.5%
45%
(Voir détails dans l’appendice)
Considérations sur le style
On peut toujours croire que pour écrire un limerick, il suffit de composer un poème de cinq vers qui riment en aabba. Des générations d’écrivains s’y sont employés. Et pas des plus médiocres. Pour des limericks gentils, marrants, poétiques, grivois, etc. Or, il faut bien le comprendre, si on n‘est pas de langue anglaise, on n’y arrivera pas. Ce point a été évoqué dans l’introduction et rappelé plus bas. Dans un de ses textes, Gilles Deleuze abordait le thème du style, en suggérant que, pour lui, « le style était comme une langue étrangère dans la langue que nous parlons ». Et, plus loin, il ajoutait « le style donne à voir ». C’est exactement ce qu’offre le limerick dans sa forme et son contenu. Mais, surtout, en plus, il donne à entendre, et, en premier lieu, pour un locuteur de langue anglaise. Locuteur. On a déjà évoqué ce sujet plus haut. S’il ne se prive pas d’offrir régulièrement des visions à troubler un évêque (limerick grivois, bien sûr !), il demeure, en outre, par essence, oral.
Si l’on définit le style comme un aspect du discours dont la vocation principale est de produire un « effet » auprès de l’auditeur, alors le limerick se suffit à lui-même. C’est sa propre morphologie qui entre ici en jeu et qui contribue à lui reconnaître d’office un style particulier. On peut cependant mettre en évidence à son sujet quelques traits supplémentaires grâce auxquels cet objet littéraire, au rôle malgré tout assez modeste dans la république des lettres, pourra acquérir un surplus d’originalité.
D’abord, citons, une fois de plus, le prérequis ; la langue anglaise, c’est-à-dire une langue fondée sur un rythme vocalique spécifique associé à une modulation subtile des sons, et à l’alternance marquée des temps faibles et forts de la chaîne parlée. Ce sera un premier (et indispensable) élément de style. Il ne porte toutefois que sur l’accentuation, et ne mobilise jamais aucune ressource d’énonciation proprement stylistique comme par exemple l’allitération, ou l’assonancé.
Cependant, on peut observer d’autres figures de style, ici ou là, en dehors de la langue.
En premier lieu, le procédé d’écho, premier vers vs dernier vers, représentatif du style d’Edward Lear. Par exemple :
There was an Old Man of the North,
Who fell into a basin of broth;
But a laudable cook,
Fished him out with a hook,
Which saved that Old Man of the North.
C’était un vieil homme du Nord
Qui tomba dans une bassine de bouillon.
Cependant un louable cuisinier
Le repêcha à l’aide d’un crochet
Ce qui sauva ce vieil homme du Nord.
Un autre trait s’observe également, à l’occasion, représenté par le recours soudain à une troisième personne du pluriel, un surprenant « they » (« ils »), en cours de récit, qui semble venir là comme des cheveux sur la soupe :
There was an Old Person of Berlin,
Whose form was uncommonly thin;
Till he once, by mistake,
Was mixed up in a cake,
So they baked that Old Man of Berlin
Ce vieil homme de Berlin, fut mixé par mégarde lors de la preparation d’un cake. Et alors ils l’ont cuit sans le faire exprès…
There was a young lady of Wilts,
Who walked up to Scotland on stilts;
When they said it was shocking
To show so much stocking
She answered: 'Then what about kilts?'
Cette jeune femme se rendait en Ecosse en échasses. Ils disaient que c’était choquant de montrer ses bas de la sorte…
L’apparition inattendue d’un ou de plusieurs tiers dans ces récits illustre un point analysé par Gilles Deleuze, à savoir la coexistence de plusieurs « sujets d’énonciation » dans un même conte. Dans le premier limerick, on décrit un vieil homme incroyablement mince (premier sujet) et l’intervention de tiers (« they ») pour l’action finale (deuxième sujet : they baked that old man…). On observe un schéma semblable dans le deuxième exemple. Cette fois, le deuxième « sujet d’énonciation » se présente sous la forme d’un commentaire de témoins extérieurs (« they said… »). Dans ces deux exemples, en élargissant leur espace scénique les limericks offrent à l’auditeur un champ imaginaire significativement plus vaste.
Sauf rares exceptions, cette particularité est absente dans les limericks vulgaires. En revanche, ces derniers proposent volontiers d’autres particularités stylistiques. Ce sont des récits à la première personne, ou encore la formulation d’un commentaire général énoncé par le narrateur. Alors l’action se personnalise. L’auditeur devient témoin privilégié, amical, presque, du narrateur qui se met lui-même en scène.
Exemple :
I could hear the dull buzz of the bee
As he sunk his grub hooks into me.
His ass it was fine
But you should have seen mine
In the shade of the old apple tree.
Je pouvais entendre le bourdonnement de l’abeille…
…
…
Mais vous auriez vu le mien (de cul)
…
Cette circonstance accroît naturellement dans ce cas l’effet de convivialité associé à l’usage systématique de l’argot érotique. Le vocabulaire est, dans ce domaine, remarquablement riche (comme en français, d’ailleurs). Voici quelques exemples de termes d’argot anglais régulièrement employés dans les limericks grivois pour le mot « pénis ». Où l’on pourra constater que la métaphore est ici figure de style royale.
Peter, John (on a Popaul en français), penis, phallus, prick, tool, joint, dong, bone, “this”, the thing, cock, pecker, root, whang, gut-wrench, mar (?), jock (?), peg (= prong ?), schmuck, dooflicker (?), etc.
Limerick et société
D’où venons-nous, où allons-nous.
Le limerick ne s’est pas toujours appelé limerick. On admet en général que cette appellation est relativement récente (vers 1889). On citera Audrey Beardsley (le célèbre peintre) en 1896, ou Yeats (le célèbre poète irlandais), parmi d’autres ; certains associent aussi le genre à une chanson du XVIIIe siècle, intitulée Will You Come Up to Limerick ? etc. En vérité on ne sait pas trop comment le nom limerick est venu, avec le temps, troubler nos pensées. Nos pensées lubriques.
Ce qui est sûr, c’est que Edward Lear n’utilisera jamais le nom limerick (Book of nonsense, 1846), et que Lewis Carroll choisira, lui, (sauf une seule exception, et ce ne fut que dans les années 1880) le mot « Mélodies » pour désigner ses poèmes en forme de limerick. Melody ! Ah ! Nous y voilà ! l’American Heritage Dictionary of the English Language explique que le mot « melody » signifie aussi poème qui convient pour une mise en musique, ou pour être chanté. Amis, chantons en chœur.
Pour ce qui concerne l’origine du limerick, en tant que forme poétique, là encore, les choses ne sont pas claires. Plusieurs hypothèses circulent. Certains évoquent les Irlandais qui accompagnèrent le roi Jacques II d’Irlande lors de son exil en France après sa grosse bisbille avec Guillaume III, le nouveau roi d’Angleterre (traité de Limerick, 1691). Un épisode de castagne habituelle entre catholiques et protestants. À leur retour en Irlande, plus tard, les Irlandais auraient ramené avec eux quelques chansons franchouillardes lourdingues supposées à l’origine des limericks. L’explication est rejetée par la plupart des spécialistes.
D’autres citent un groupe de poètes connu en Irlande sous le nom de « Maigue Poets » (du nom de la rivière Maigue), continuateurs de la tradition gaëlique barde. Ce fut vers la fin de cette époque (XVIIIe siècle) qu’on commença semble-t-il à traduire en anglais certains poèmes irlandais, sous une forme qui préfigurait les futurs limericks.
Les fondateurs du groupe des « Maigue Poets » furent Sean O’ Tuama (1706 – 1775) et son ami Andrias MacRaith. Voici deux exemples des œuvres de ces deux poètes. On reconnaît tout de suite la structure typique aabba des rimes de ces quintils, qui évoquent, en effet, de vrais limericks :
O’Tuama :
I sell the best Brandy and Sherry
to make all my customers merry.
But at times their finances
run short as it chances.
And then I feel very sad, very.”
C’est le meilleur brandy et le meilleur sherry que je vends
Pour la joie de tous mes clients
Malheureusement il arrive
Qu’à la fin ils n’ont plus de sous
Et alors je me sens très très triste.
La réponse de MacRaith :
“O’Tuama, you boast yourself handy,
at selling good ale and bright Brandy,
But the fact is your liquor
makes everyone sicker
I tell you this I, your good friend Andy.”
O’Tuama, tu ne manques pas de culot
En prétendant que tu vends bonne bière et superbe brandy
En réalité ta bibine
Rend tout le monde malade
C’est ton bon ami Andy qui te le dit.
Bande de poivrots.
On pense que ce sont ces circonstances (réelles ou pseudo-historiques) qui ont fait qu’on a associé si facilement le limerick à l’Irlande. Il est vrai qu’on trouve cette forme de poème dans des chansons irlandaises anciennes (chansons d’amour, chansons à boire, chansons patriotiques, etc.). En réalité il apparaît que le limerick est anglais bien plus qu’il n’est irlandais. On en retrouve la structure typique dans les strophes de poèmes plus longs, chez bien des poètes anglais, jusqu’à nos jours. Poèmes parfois ironiques ou humoristiques, d’ailleurs, mais toujours de facture « sérieuse ». Voir Shakespeare, Ben Johnson, etc.
Lorsque l’enfant paraît…
Ce sera vers le milieu du XVIIIe siècle que le poème qu’on appellera plus tard limerick se spécialisera sous la forme de chansons pour enfants (« nursery rhymes »), souvent associées à des comptines. En 1765 un recueil de chansons pour enfants paraît en Angleterre, le Mother Goose's Melody où figure, entre autres, une chanson qui commence par le quintil suivant :
Hickory dickory dock.
The mouse ran up the clock.
The clock struck one,
The mouse ran down,
Hickory dickory dock.
Les autres strophes donnaient à l’ensemble sa structure « comptine » : the clock struck one, puis two, puis three, etc., qui l’écartaient du « limerick » canonique ; en effet la troisième rime divergeait (one, two, three, etc.).
Une autre “nursery rhyme” fut publiée plus tard, début XIXe, sous le titre « What Are Little Boys Made Of? » :
What are little boys made of?
What are little boys made of?
Snips, snails
And puppy-dogs' tails
That's what little boys are made of.
De quoi sont faits les petits garçons ?
Des petits bouts, des escargots
Et des queues de petits chiens
…
What are little girls made of?
What are little girls made of?
Sugar and spice
And everything nice
That's what little girls are made of.
De quoi sont faites les petites filles ?
De sucre et d’épice
Et plein de choses jolies
…
Le lecteur attentif ne manquera pas de relever que ces poèmes qui respectent peu ou prou la forme typique du limerick, ne sont pas sans présenter quelques aspects suspects pouvant suggérer une interprétation un peu coquine… Les textes vraiment salaces du XIXe apparaîtront sous peu.
Victoria Reine de Grande-Bretagne et d’Irlande
Finalement, un malentendu accompagne depuis assez longtemps l’idée qu’on se fait du limerick. Il est vrai qu’on rencontre depuis le XIIIe siècle en Angleterre des poèmes construits sur un modèle qui est exactement celui du limerick. Cinq vers distribués selon des rimes en aabba. Parfois autonomes (une seule strophe) parfois répartis selon un schéma plus long (stances). Parfois en plus parfaitement insolents, voire grivois. Ces formes ont longtemps coexisté avec d’autres formes, celles-là présentables, qui se confondaient plus ou moins avec les comptines et les célèbres « nursery rhymes ». Tout cela a duré paisiblement jusqu’à l’avènement de Victoria devenue reine de Grande-Bretagne et d’Irlande en 1837. On le sait, le règne de Victoria a été celui de l’ordre moral petit bourgeois, en même temps que celui de la prospérité industrielle et commerçante de la Grande-Bretagne. Les relations sociales se sont profondément modifiées, une classe prolétarienne est apparue, tandis que se développait en parallèle une classe moyenne baignant dans le conformisme et une pruderie de bon aloi. Aussitôt, les petits poèmes salaces qui circulaient encore ici ou là ont été condamnés à la clandestinité. Ils ont cédé la place (continuant de circuler un peu tout de même, malgré tout) à une poésie facile, chantante, marrante, et, surtout, pas dangereuse. Des poèmes simples (souvent à structure de limerick) ont alors accompagné le genre renaissant des « nursery rhymes » pour la plus grande joie des petits et la tranquillité des grands de la bourgeoisie british du temps. C’est de là que provient le foisonnement du célèbre « There was » des limericks classiques.
Donc, on s’emploie à ne pas faire de vagues. Edward Lear qui devait être désigné plus tard « pape du « limerick » lance dans la nature (1846) son « Book of nonsense », tandis que, de son côté, mais plus discrètement, Lewis Carroll publie quelques courts poèmes à structure de limerick qu’il nomme, lui, on l’a dit, « melodies » (il ne nommera « limerick » qu’un seul poème¸ en 1886, c’est-à-dire à l’époque ou le nom « limerick » commence à circuler dans l’univers poétique anglais). Il faut dire qu’en effet les « limericks » de Lear aussi bien que ceux de Lewis Carroll ne bousculent pas vraiment la morale bourgeoise.
Qu’on en juge (Lewis Carroll « A Limerick ») :
There was a young lady of station,
« I love man » was her sole exclamation.
But when men cried « You flatter, »
She replied « Oh ! no matter,
Isle of Man is the true explanation. »
Une dame “de condition” s’exclame “J’aime un homme !“ (Man)
mais il s’agit de l’Ile de Man ! Ah-Ah !
Ou (Edward Lear, in « A book of Nonsense ») :
There was an Old Man of Kilkenny,
Who never had more than a penny;
He spent all that money,
In onions and honey,
That wayward Old Man of Kilkenny.
C’était un vieil homme de Kilkenny qui ne possédait jamais plus d’un penny. Il dépensa toute cette fortune en oignons et en miel…. Bon. Pourquoi pas.
Or le règne de Victoria se passe en deux temps. Un temps de prospérité insolente propice au développement d’une classe moyenne parvenue, soumise à une doxa conservatrice et bien-pensante (trois piliers : la propriété, la religion, la famille – et surtout pas de sexe hors du mariage !), jusqu’aux années 1870-80, et une période plus mouvementée, au cours de laquelle la classe dirigeante s’aperçoit enfin que la société britannique se compose aussi d’une classe misérable. Très misérable, même. Ce sera au cours de cette deuxième période que se développeront les mouvements ouvriers et que, dans le même temps, le limerick grivois refera surface. L’autre version du limerick, la sage, avait dominé jusque-là, on l’a dit, grâce aux efforts de Lear et d’autres, Lewis Carroll compris, soucieux de ménager les certitudes de la bonne société, et de respecter les règles implicites de la civilité puérile et honnête. !
Côté littérature, ça foisonne. On trouve de tout. De la littérature gnan-gnan, des romans engagés, de l’humour, du gothique, etc. Ça sent tout de même pas mal le thé, la bergamote et les tueurs de dames. Charles Dickens se penche sur l’enfance malheureuse, et les sœurs Brontë inaugurent une approche féministe à contre-courant de la littérature officielle. Cependant, et d’une manière assez inattendue, on relève aussi des tendances contestataires, voire socialisantes, tout cela teinté d’un esthétisme que Wilde portera un peu plus tard à son sommet. Dante Gabriel Rossetti fonde le mouvement dit « préraphaélite », en réaction à l’académisme victorien, mouvement dont s’inspirera William Morris, artiste-écrivain utopiste, membre fondateur, en 1884, de la Socialist League, et militant de l’enseignement des arts pour l’éducation et l’amélioration de la situation de la classe ouvrière. Morris, réputé inspirateur de Tolkien (plutôt du genre réac, lui), étonnant ! Le mouvement exercera une certaine influence sur l’œuvre du peintre Beardsley.
Pendant ce temps-là, Robert Browning enquiquine le monde avec ça :
Oh !To be in England
Now that April’s there,
And whoever wakes in England
Sees, some morning, unaware,
That the lowest boughs and the brushwood sheaf
Round the elm-tree bole are in tiny leaf,
While the chaffinch sings on the orchard bough
In England—now!
Oh ! se trouver en Angleterre
A présent qu’Avril est arrivé !
…
Tandis que chante le pinson dans le verger….
Etc.
Bon.
Et puis il y a Robert Louis Stevenson, qui, en complément de ses célèbres romans d’aventure et de ses récits fantastiques (sans parler de sa fameuse promenade à travers les Cévennes) milite pour l’athéisme et un système éducatif alternatif, et, surtout, Swinburne, le scandaleux, obsédé du sado-masochisme, ami de Beardsley et de Morris et proche comme ces deux-là du mouvement préraphaélite. Swinburne, qui ne se refusait pas, à l’occasion, le plaisir de publier quelques limericks douteux :
There was a young girl of Aberystwyth
Who took grain to the mill to get grist with.
The miller’s son Jack
Laid her flat on her back,
And united the organs they kissed with.
(Une autre version du même limerick se termine ainsi :
And united the organs they pissed with) !
D’autres écrivains « sérieux » de l’époque en écriront eux aussi, épisodiquement. Par exemple Rossetti, qui publia une série de limericks satiriques à propos de certains de ses contemporains (et de lui-même) :
There's a combative Artist named Whistler
Who is, like his own hog-hairs, a bristler:
A tube of white lead
And a punch on the head
Offer varied attractions to Whistler.
There is a poor sneak called Rossetti:
As a painter with many kicks met he—
With more as a man—
But sometimes he ran,
And that saved the rear of Rossetti.
Plus tard, James Joyce, Aldous Huxley, et d’autres, à leur tour, succomberont à la tentation, juste pour le « fun » on peut le penser … Tolkien, en particulier, à qui l’on doit une chanson « The Man in the Moon Stayed Up Too Late” chantée dans « Le Seigneur des Anneaux », et inspirée de la célèbre nursery-rhyme “Hey diddle diddle », où figure le thème du chat et du violon :
Hey diddle diddle,
The cat and the fiddle,
The cow jumped over the moon;
The little dog laughed to see such fun,
And the dish ran away with the spoon.
Voici les deux premières strophes de "The Man in the Moon Stayed Up Too Late"
There is an inn, a merry old inn
Beneath an old grey hill,
And there they brew a beer so brown
That the Man in the Moon himself came down
One night to drink his fill.
The ostler has a tipsy cat
that plays a five-stringed fiddle;
And up and down he runs his bow,
Now squeaking high, now purring low,
now sawing in the middle.
Limerick sage et pas sage
Alors, aussitôt, on s’interroge. Où se situe le limerick, le simple, le naïf, le populaire, dans cet espace littéraire respectable ? Les choses semblent claires. Au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, le limerick « gentil » qui historiquement s’inscrivait, à la fois, dans la lignée des « mad songs », des « drinking songs » et des histoires pour enfants, disparaît progressivement de la circulation. Il cède la place au vulgaire, au salace, qui se vautre, lui, dans la provocation, par un mélange obsessionnel d’obscénité, de scatologie, et, aussi, souvent, de bel humour. On peut penser qu’il s’agissait de faire la nique aux bourges, dans un sens, en osant parler ouvertement de sexe. Cachez ce sein que je ne saurais voir… Se développe alors en Grande Bretagne une coexistence plus ou moins souterraine entre cet objet exotique, scandaleux, mais marrant, et une littérature bien élevée, mais aussi, à l’occasion, cependant, contestataire, voire iconoclaste.
Il devint possible, alors, en cette « fin de siècle » britannique, de lire, en même temps, mais pas dans les mêmes lieux, « The Return of the Native » de Thomas Hardy et « The Pearl » (A Magazine of Facetious and Voluptuous Reading), journal cochon qui eut à cette époque un réel quoique bref succès populaire.
Finalement, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle, le limerick, joyeux ou pas, gentil ou cochon, survivra tant bien que mal, mais sans vraiment bénéficier d’un grand support populaire. Alors qu’on pouvait peut-être le considérer à la fin du règne de Victoria comme un élément de contestation sociale, il deviendra, peu à peu, exercice de style, une sorte d’amusement pour intellectuels branchés. Un jeu d’ados attardés, en quelque sorte, compagnon des chansons cochonnes des étudiants des temps nouveaux. Ceci, tout particulièrement aux Etats-Unis, semble-t-il, où on le vit émigrer, au début du XXe siècle. Des auteurs américains célèbres ne dédaignèrent pas de se livrer à l’exercice. Citons-en un, tout de même assez inattendu, si l’on se réfère à sa réputation d’écrivain de science-fiction, mais pas si inattendu que ça, finalement, quand on songe à sa prolifique production littéraire. Isaac Asimov, qui publia plusieurs poèmes qu’il appelait « ses libidineux limericks ». Par exemple :
“On the beach,” said John sadly, “there’s such
A thing as revealing too much.”
So he closed both his eyes
At the ranks of bare thighs,
And felt his way through them by touch.
Sur la plage, disait John, tristement,
Il y a trop de choses à voir.
Aussi, il ferma les yeux
Devant les rangées de cuisses nues
Et il y reconnut son chemin au toucher.
(Asimov avait une réputation de sacré dragueur).
Mais alors, en fait, le genre ne réussit à intéresser les mordus que dans sa version « hard », ce que l’humoriste américain Don Marquis exprimait dans les années 30 en déclarant : « il existe trois sortes de limericks : ceux que l'on peut dire aux dames ; ceux que l'on peut répéter aux curés ; et les vrais ».
Le bon peuple, lui, préférera toujours la bonne vraie chanson populaire (jusques et y compris les Beatles et les suivants - Cf « pop music »), faite de bons sentiments et de rimes faciles. Souvent sans rimes du tout d’ailleurs, et pétrie de sentiments mitigés. Et présentant avec le limerick des différences significatives. C’est que, contrairement à la chanson populaire, qui peut être littéraire, grivoise, engagée, militaire, patriotique, familiale, d’amour, d’humour, de nonsense, à boire, etc., le limerick ne retient de cette liste que trois caractéristiques : grivoiserie, humour, nonsense. Rien d’autre. Pas de politique, pas d’amour. C’est ce qui le rend tout bien pesé assez inoffensif et bien formel. Un divertissement d’intellectuel, peut-être simplement nostalgique du temps de l’adolescence, si ça se trouve. Ou, plus en avant encore, du temps de l’enfance, si l’on songe aux gentils nonsenses de Lear, aux « nursery rhymes » ou aux comptines traditionnelles, toutes formes, qui renvoient, comme on l’a vu, plus ou moins clairement, au charme onirique des contes.
Exemple de nursery rhyme anglaise classique (fin XVIIIe siècle)
Humpty Dumpty sat on a wall.
Humpty Dumpty had a great fall.
All the king's horses and all the king's men
Couldn't put Humpty together again.
Le personnage de Humpty Dumpty apparaît, comme on sait, chez Lewis Carroll, dans « A travers le miroir » (1871).
De toute façon, il faut bien l’admettre, sage ou pas sage, le limerick a une vertu essentielle ; il permet à chacun d’éviter de parler des sujets qui fâchent ; politique ou religion. Il n’est en aucun cas normatif. Il n’émet de jugement sur aucun sujet, il se contente de décrire des situations exceptionnelles, qui sortent de l’ordinaire, et qui font rêver, ou rire… Ou choquer. A ce titre, il est vraiment « divertissement », au sens où il s’agit de « divertir », justement, c’est-à-dire de distraire, de détourner l’attention, particulièrement à une époque où les tensions sociales commencent à prendre de l’ampleur. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce genre poétique était relativement littéraire, gentiment populaire. C’était une époque où le chant et la récitation étaient des activités sociales reconnues, dans le champ des activités réservées à l’enfance, quelques chansons plus ou moins rigolotes ou salaces, mises à part. Ce fut le XIXe siècle qui offrit en Grande Bretagne une place à l’obscénité assumée, ce qu’on ne pourra pas dissocier a contrario de l’émergence du conformisme bourgeois qui marqua la société britannique de l’époque.
Un cas particulier : Le limerick franchouillard
Un automate piloté par un logiciel d’IA serait capable d’écrire un limerick sans difficulté. Un limerick franchouillard. Plein de gros mots. Ou de sous-entendus grivois… Mais un « vrai » limerick, oral, comme en anglais, avec toutes ses subtilités de langage (un style, quoi), pas possible.
Le limerick franchouillard ne connaît que le mot d’esprit ; il ne comprend ni le ton ni le second degré anglais… C’est-à-dire cette forme de distanciation subtile qui caractérise l’humour britannique…
Deux exemples :
Jean-Claude Carrière 1988 :
Une jeune femme de Nantes
Peu guindée et très attirante,
Disait souvent : "Ce qui m'assomme,
C'est de ne pas trouver un homme
Avec qui la vertu serait divertissante.
Jacques Barbaut :
Cette lexicographe de chez Larousse
Qui pratique l'acte en douce
T'attire jusque dans les bureaux
Du secteur Mots Nouveaux
Teinte en flamboyante rousse.
Bon.
Ça fait penser au camembert de Normandie fabriqué en Lorraine.
Limerick et catharsis
On a cité plus haut quelques éléments de proximité reliant limerick et conte. On n’oubliera pas que le conte joue dans l’imaginaire du lecteur (de l’auditeur) un rôle thérapeutique propre à résoudre d’éventuels conflits relevant de ce qui est du domaine de l’inconscient. Angoisses existentielles, relations au monde, peur de l’avenir, etc. Les psychanalystes ont parfaitement traité le sujet. Certains limericks frôlent tout ça, sans en avoir l’air (surtout les « gentils », les autres, ils nagent dedans), en particulier lorsque les récits s’ouvrent sur des situations difficiles, ou périlleuses.
There was a Young Person of Smyrna,
Whose Grandmother threatened to burn her…
There was an Old Person of Prague,
Who was suddenly seized with the Plague…
There was an Old Man of the North,
Who fell into a basin of broth…
Ou alors ce sont des situations ou des conduites carrément insolites ou délirantes.
There was a Young Lady whose nose,
Was so long that it reached to her toes …
There was an Old Man on some rocks,
Who shut his wife up in a box…
Or, ces situations, et leurs effets, donnent souvent lieu à un commentaire énoncé par un acteur extérieur, distinct du héros principal (50% des cas dans le limerick grivois, moins de 5% pour le limerick soft). Le commentateur est, en général, le narrateur lui-même. Il intervient exactement comme le coryphée de la tragédie antique ou (quoique dans un registre différent et pour une autre fonction) le récitant d’une œuvre musicale (L’histoire du soldat de Ramuz-Stravinsky, Pierre et le Loup de Prokofiev, etc.). Musique. On retrouve, une fois de plus, un compagnonnage inattendu. Parfois, l’intervention est celle d’un groupe de témoins toujours désignés par le vague « they ». Ils représentent, en quelque sorte, le chœur de la tragédie antique. Ces intervenants jouent évidemment un rôle cathartique non négligeable dans la dramaturgie spécifique du limerick, et tout particulièrement du limerick grivois. Il s’agit en somme, dans ce cas précis, de proposer une distanciation rassurante et libératrice par rapport à des situations (des pulsions) d’excès, de scandale, voire de violence.
Cet effet de catharsis s’accompagne d’un sentiment de soulagement que suscite une construction narrative faite d’un mélange d’humour et d’étonnement, et qui, en outre, invite le lecteur à « voir », plus qu’à entendre. C’est dans doute cela qui permettra au limerick grivois d’acquérir une tournure « moderne », comme sera « moderne » le cinéma, modifiant significativement notre rapport au récit, au cours des premières décennies du XXe siècle, dès qu’il deviendra « parlant ». Depuis, les productions pornographiques audio-visuelles contemporaines élimineront le limerick (le grivois) du champ de nos étonnements. On pourra « voir » beaucoup mieux et d’une manière encore plus explicite. Le genre deviendra par conséquent de plus en plus exotique (érotique !), voire obsolète, pour ne plus subsister, occasionnellement, que dans des cercles restreints d’érotomanes obsessionnels ou dans les pensées nostalgiques de quelques amateurs inspirés.
Quant au limerick « soft », sa mise en scène fréquente de personnages ou de situations absurdes joue un rôle cathartique comparable. Il s’agit une fois encore de « rassurer » l’auditeur, l’enfant, sans doute, à l’origine, mais aussi l’adulte, par ce qui ressemble dans ce type de récit à une invitation au rêve. Un rêve-outil, en fait, permettant au sujet d’identifier ses propres inquiétudes, en les plaçant à bonne distance, comme dans un conte, justement.
Appendice
On trouvera ici quelques éléments de jugement visant à préciser la sociologie du limerick.
Classes d’Attributs
(Échantillon de 300 limericks)
Limericks “convenables” :
Etat social
Marié, désargenté, nombreux fils, filles avec voiles de couleur, porte veste colorée, chaussures bruyantes, vit de teinture de Senna, poli avec les dames, déteste crapauds, aimable,
Etat santé
Pestiféré, fou, hypocondriaque, aveugle, stupide, rêves horribles,
Physique
égal devant-derrière, menton pointu, long nez, grande bouche, barbe, très mince, tête carrée, tête ornée de guirlande, grands yeux, jambes immenses, petit, tête minuscule, visage tordu de colère,
Etat psycho, caractère
Souriant, hurlante, jamais calme, habitude bizarre, conduite insolite, indécis, conduite de plus en plus calme, dégoûté de la vie, jamais dans l’embarras, conduite déplaisante, conduite folâtre, obsession maritime, comportement curieux, conduite rude, présence d’esprit, conduite astucieuse, voudrait n’être jamais né, idées vagues, conduite étrange, ombrageuse, extatique, menteur, sibylline, réponses élusives, malchanceux, désobligeant, infortunée, impassible, méchant, singulier
Les limericks « gentils » mettent l’accent sur le psychisme des personnages. Le personnage principal est souvent un homme vieux et ridicule.
Limericks grivois :
Etat social
Vieux bonhomme, colonel, mariage raté, octogénaire, tapette, novice, correct, baiseur, pute
Etat santé
Epuisé, impuissant
Physique
Jolie, belle, mignonne, douce, aux genoux cagneux, belle plante, intacte, grosses jambes, beau cul, costaud, “outil” vigoureux, “clé à entrailles” (pénis), gros minou, con rectangulaire, con énorme, vagin en onyx, buisson chevelu, très longue “chose”, couilles immenses, petite bite, nichons en cloches, gros paf, phallus exceptionnel, couilles de tailles variées, etc.
Etat psycho, caractère
Charmant, lubrique, terne, passionné, pense que la fornication est un péché, nerveux, doué pour la chose, pense que la masturbation est une folie, vicelard, délicat
Le limerick grivois insiste sur l’aspect physique des personnages. Le personage principal est souvent une femme jeune.
Qualités individuelles des personnages : Ne sont décrites que dans les limericks non grivois. Absentes des autres types de limericks.
Qualités positives :
Remarquable, plein d’entrain, drôle, intrinsèque (?), ombellifère (?), aimable, courageux, toujours poli avec les dames, avec présence d’esprit, amusant, ingénieux, extatique, favorable; accompli, magnifique, naissant
Qualités negatives :
Absurde, imprudent, capricieux, malheureux, globulaire (?), assoiffé, futile, mal dans sa peau, coléreux, capricieux, bizarre, en proie au doute, infortuné, stupide, morbide, triste, confus, surpris, en détresse, irascible, ombrageux, menteur, sibyllin, affligeant, malchanceux, provocateur, désobligeant, insensible, méchant, singulier, peu commun, excentrique, laconique, excitable, égaré
Péripétie imprévue ou événement indépendant de la volonté du personnage principal
Dans 31% des cas, les événements extérieurs sont insolites, déplaisants, dangereux, etc.
Jamais décrits comme agréables
Péripétie imprévue
Pas de péripétie imprévue
Grivois
6%
94%
Non grivois
21%
79%
Action du héros ou intervention d’un tiers, en cours d’action
Intervention
Pas d’intervention
Grivois
53%
47%
Non grivois
75%
25%
Le résultat, les effets
Grivois
Non grivois
Pas de chute
18.5 %
Action / situation logique ou conforme
13.5 %
24 %
Action / situation sans rapport
6 %
Action / situation absurde ou insolite
31.5 %
20 %
Action violente
10 %
Réaction des tiers
10 %
3 %
Avis à tiers
1 %
Réponse à tiers
13 %
Déclaration / commentaire héros
15 %
3 %
Déclaration / commentaire narrateur
30 %
1.5 %
Les limericks grivois se terminent toujours par une chute, en général humoristique, et souvent présentée sous la forme d’un commentaire du narrateur.
Bibliographie
Gershon Legman, écrivain essayiste américain (1917 – 1999), auteur de nombreux ouvrages traitant de l’érotisme et de ses aspects psychanalytiques. The Limerick. 1700 examples with notes variants and index » (Paris, Les Hautes Etudes, 1953),
Matthew Potter, The Curious Story of the Limerick, The Limerick Writers’ Centre, (Limerick, Ireland, 2017)
Edward Lear, A Book of Nonsense, 1846, 1861
Dédicace originale :
TO THE
GREAT-GRANDCHILDREN,
GRAND-NEPHEWS, AND GRAND-NIECES
OF EDWARD, 13TH EARL OF DERBY,
THIS BOOK OF DRAWINGS & VERSES
(The greater part of which were originally made
and composed for their parents)
IS DEDICATED BY
THE AUTHOR
EDWARD LEAR
Lewis Carroll, Complete Works, The Nonesuch Library, London, 1939
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Poétique/Seuil, Paris, 1970
Gilles Deleuze, Une nouvelle stylistique, préface à Giorgio Passerone, La linea astrata – pragmatica dello stile, in Deux régimes de fous, Les Editions de Minuit, Paris, 2003