Le dépôt
Dispute
Il était allongé sur le lit tout habillé, dans un demi-sommeil à cinq heures de l'après-midi avec un oreiller posé sur la tête, pendant qu'elle, elle lisait sur une chaise devant la table à manger. L'appartement n'était qu'une seule et unique grande pièce, une quarantaine de mètres carrés avec vue sur le ciel, au cinquième étage d'un immeuble. La salle de bain était la seule pièce à être séparée du reste, grande, grande salle de bain, encavée entre la porte d'entrée et la cuisine. Et elle, elle posa son livre sur la table et se leva pour prendre le grand couteau de cuisine dans l'égouttoir à côté de l'évier, et elle revint s'accroupir à côté de lui et lui planta le couteau dans la nuque, qui dépassait de sous l’oreiller. Il a fait un gros bruit de déglutition, et c'est tout.
Puis elle se releva, mais au moment où elle reprenait son livre sur la grosse table ronde, il s'est lui-même relevé, en un bond.
QU'AS-TU FAIT FEMME, il dit.
AAAAH. Elle fit tomber son livre par terre. AAAAAH. Puis : QU'EST CE QUI S'EST PASSÉ
MAIS POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA ?
AAAAH AAAH. Elle respira un peu. Et elle fit : QUOI ???
POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA ??
J'AI FAIT ÇA ??
QUI D'AUTRE ?
JE SAIS PAS JE SAIS PAS
Putain
JE ME RAPPELLE PAS
Putain de merde
Oh merde, oh merde, oh merde, elle répondit.
Bon, réfléchissons, il fit.
Et il s'assit sur une autre chaise, en face de la table, à côté de celle sur laquelle elle lisait avant de lui planter le couteau dans la nuque. Il se releva, retourna prendre son paquet de cigarettes à côté du lit et revint s'asseoir. La lame était bien logée entre ses cervicales, dépassant toute droite et immobile, prolongée par le manche en aluminium noir, mais ne transperçait pas le cou. Il alluma une cigarette. Elle resta debout derrière lui, coite. Puis, après qu'il eut tiré quelques bouffées, elle en alluma une aussi, et dit
Paul
Qui ne répondit rien.
Paul ??
Quoi ?
Je suis désolée
Pff, il dit.
C'est vraiment moi qui ai fait ça ?
NON C'EST MOI QUI ME LE SUIS PLANTÉ TOUT SEUL, EN DORMANT
Elle ne répondit pas.
D'ailleurs ça m'inquiète ces épisodes de télékinésie somnambule, ça pourrait finir par blesser quelqu'un
Oh ça va, ça va
ÇA A L'AIR D'ALLER ?
Je vais regarder. Tu permets ?
Oui. Il écrasa sa cigarette et en alluma une autre.
Elle se pencha sur la plaie. La lame était fichée comme dans de la roche. Il n'y avait qu'un tout petit peu de sang qui perlait.
Il n'y a vraiment pas beaucoup de sang, elle dit.
Ok
Tu ne devrais pas être mort ?
Peut-être. Je ne le suis pas
Oui je vois ça merci Paul
Oh pas de ce ton hein. Pas de ce ton. Pas d'ironie. C'est toi qu'a fait ça
Je vois pas comment j'ai fait ça, mais bon d'accord
Putain
À nouveau il écrasa sa cigarette et en ralluma une autre.
N'empêche t'es le premier mec que je vois avec un couteau dans la nuque et qu'est encore vivant, elle dit.
Parce que t'as vu beaucoup de mecs avec un couteau planté dans la nuque morts, toi ?
Non
Bon, ça a l'air de quoi ?
Elle était toujours penchée sur sa nuque. Elle dit :
Je peux toucher ?
Je préférerais pas
J'essaie
Elle avança les doigts avec beaucoup de précaution, tout doucement, et les posa sur la lame. Il frémit. Il fit :
Fchhhhh
Ça fait mal ?
Je le sens, je le sens
Il était pâle, et la voix faible.
Il faudrait peut-être que j'essaie de le retirer ?
Non, je pense pas
Écoute, je vais juste voir ce que ça donne
Elle posa la main sur le manche et l'agrippa avec délicatesse. Il sauta de sa chaise, hors de sa portée, en hurlant.
Pardon !
AAAAAAH
Ça te fait si mal que ça ??
OUIII
Je suis désolée je suis désolée
MAIS BON DIEU JEANNE
MAIS JE SAIS PAS MOI J'AI JAMAIS FAIT ÇA AVANT
TU VEUX DIRE PLANTER QUELQU'UN
NON ESSAYER DE RETIRER UN COUTEAU DE QUELQU'UN
Il grimaçait, debout face à elle. Ils soufflèrent un peu.
Mais qu'est ce que t'essaies de faire au juste ?, il dit.
Je sais pas. Je voulais voir si la lame pouvait partir toute seule. C'est tellement bizarre que tu puisses avoir ça et que ça saigne pas peut-être que ça peut disparaître comme ça
Visiblement non
Peut-être qu'on devrait appeler le Samu
Peut-être, et on leur dira que j'ai trébuché sur le couteau
Ah bordel, Paul. Elle alluma une autre cigarette. On va bientôt plus avoir de cigarettes, elle ajouta.
C'est TOI qui ira en racheter
Il la pointait du doigt.
Oui Paul, si tu veux, fais ta mauvaise tête. Elle se pinçait la racine du nez entre l'index et le pouce, la cigarette entre l'index et le majeur, les yeux froncés. Bon, on fait quoi maintenant ?
Je sais pas Jeanne
Il soupira et se rassit. Elle restait debout à côté de lui, s'appuyant sur la table avec une main. Il ajouta :
Je me sentirais quand même mieux si t'avais pas voulu me tuer
Mais j'ai pas voulu te tuer, elle dit en soupirant.
Oui enfin quand même
Écoute, j'aurais bien voulu le faire et y'a plein de fois où j'ai pensé très fort à le faire, de plein de manières différentes, mais j'ai pas voulu te planter ça. Je sais juste pas ce qui s'est passé !
Okay Jeanne, okay
Estime-toi heureux, tu devrais être mort et tu l'es pas
Peut-être
Il reprit le paquet, des Malboro, et en sortit les deux dernières cigarettes. Il lui en tendit une, qu'elle prit après avoir posé son mégot dans le cendrier, et il alluma la sienne. Il dit :
Tu vas devoir aller en racheter
Oui, je vais descendre
Prends-en deux
D'accord
Elle lui posa une main sur l'épaule et l'embrassa sur la nuque, à côté de la lame.
Ça va bien se passer mon chéri, elle dit.
Elle enfila son manteau et ses chaussures et elle sortit. Il resta assis à regarder le ciel par la fenêtre et, un peu moins de dix minutes plus tard, elle revint avec deux nouveaux paquets de Malboro.