Le dépôt
Notes
DIVINE COMÉDIE
C'est toujours compliqué de mesurer le génie d'une oeuvre traduite et en langue ancienne. On peut saisir à la lente lecture de la Divine Comédie, le tour de force de sa construction très resserrée, d'une incroyable modernité formelle en définitive; il y a la folie des images, très inspirée des visions mystiques, mais qui étaient réservées au monde religieux et qu'il s'approprie; le syncrétisme spirituel audacieux et qui lui a valu, sa condamnation à mort par la papauté; la violence des comptes qu'il ose régler à l'endroit du clergé et des proches, autre grief. L'expression de la bête politique florentine qu'il fut. Un tueur. Un enragé. Puis au fil du temps, un Florentin fou-sage, lucide-aveugle. Sur le fil. Incroyable. Il a su changer. Devenir lui-même? Il a su être exilé. Et bien vivre en déclassé. Preuve qu'il a sans doute été heureux et créatif, loin de sa charge. Et mourir à Ravenne. La malaria.
Toute cette modernité, cette audace, on les ressent à la lecture de ce poème, car, il me semble que toute l'étrangeté de ce texte est bien là : bien que guidé par Virgile, il ne s'agit pour autant pas d'un récit épique, on sent bien qu'il ne cherche pas à fonder, qu'il ne se prend pas pour un fondateur; bien que très lyrique, il n'est pas seulement un chant troubadour (même s'il est marqué par cette esthétique héritière du roman de chevalerie); il y a aussi tout le flou autour du personnage qui ne s'énonce comme Dante que très tardivement dans le récit (la dimension introspective est même remise en question).
L'originalité, la puissance de ce travail sautent toujours davantage à la figure à la lecture de chaque chant. Malgré les sources écrasantes qui l'inspirent, à la manière d'un poète-colosse, Dante construit un monstre. Un poème-monstre. C'est vrai.
Peut-être que la Divine Comédie est si originale, qu'il s'agit bel et bien d'un poème, d'une édifice de pure création poétique, à échelle géante. Parce que c'est la nature de l'auteur, et non un projet. Son gigantisme, c'est lui. On sent cette démence à sa lecture. Ce poème, je veux dire ce poème qui résiste à toute forme d'étiquette, est immense. Parce que Dante transmet son propre gigantisme. Le sien. Rester humain dans cette incroyable traversée-transposée du monde.
L'Enfer est ses cercles, la montagne du Purgatoire (c'est lui qui invente ce concept théologique), les sphères du Paradis : un ensemble fou. Assumer une vision gnostique aussi franchement démesurée, d'abord personnelle car portée par sa sensibilité, c'est incroyable. Le personnage qui avance de cercle en cercle est toujours profondément ému. Cette sincérité face à la souffrance touche. Les êtres aux Enfers, nous bouleversent. Le tragique de la répétition, du sans-retour du châtiment émeut, émeut trop pour qu'un regard teinté de jugement puisse l'emporter. Pourtant, il y a eu bien des contresens, c'est amusant, son oeuvre, reconnue de son vivant, a fait grimper l'achat d'indulgences. Elle a crée des peurs tant sa lecture a frappé les imaginations, l'inconscient de ses lecteurs, débordés par une oeuvre aussi saisissante et mal reçue. A mes yeux, la traversée des Enfers dit la piété face aux châtiés. Ce qui est contraire à la vocation de l'Enfer, lieu dans lequel il n'y a justement plus de place pour le regard humain, le regard d'amour. Le personnage, lui, reste humain, constamment. Je suis touchée par cette humanité constante. Cette résistance d'amour, via ses yeux qui refusent de s'accoutumer aux jugements, de s'endurcir. Des yeux qui ne jouent pas le jeu du mal, au cœur du mal, de ce qui fait mal. Des yeux d'amour humain, oui, en somme. Rester humain. Voilà comment je lis ce poème-utopie-d-amour.
La Divine Comédie a contribué à bousculer le monde, à forger une sorte d'identité imaginaire, celle de l'italianité naissante. Placer des Papes ou des hommes d'Eglise aux Enfers, il y est allé très, très, fort. Son édifice a contribué à créer un imaginaire culturel, celui d'une Italie sur laquelle la Toscane s'est imposée en maîtresse toute-puissante. J'ai du mal à croire qu'il ait projeté cela. L'amour-tracé-utopique est présent à chaque vers. Il l'emporte sur la fondation de l'italianité, il me semble.
Il baptise son oeuvre la Commedia (par opposition au genre tragique) parce que le récit "finit bien". Ben oui. Béatrice quoi. L'amour humain. Comme seule vérité. L'amour. Il est follement tombé amoureux de Béatrice, une petite voisine, quand il a perdu sa mère. Il a fait un mariage arrangé. A su vivre en être hédoniste. Béatrice est morte à 24 ans, il a su créer un amour-moteur-platonique-d-écriture parfait. Quelle belle ruse-muse ! La fixer, en direction des sphères, comme pour s'intimer de rester humain tout au long du parcours d'écriture. Aussi moderne et étonnant qu'Apollinaire écrivant son amour obstiné pour Lou malgré les obus.
Boccace a sa part fautive. C'est lui qui qualifie la Comédie de Divine. Je trouve important de savoir cela. Cette information redonne à l'oeuvre géante toute sa dimension d'oeuvre libre. De regard libre. De grand poème qui échappe aux genres parce que sa liberté créatrice est plus forte que toute forme d'inspiration en fidélité à des conventions auxquelles il échappe en colosse-maître-sensible de son travail poétique. Il est poète-géant. Parce que, ce que son oeuvre est devenue lui a totalement échappé. Et que le fil amoureux persiste, si on la lit paisiblement. Non comme un texte écrasant, mais comme le poème de l'amour résistant.
La force de la Divine Comédie, je trouve, est qu'elle se lit avant tout comme on lit un poème, non un texte fondateur écrasant. Son affranchissement poétique est présent à chaque tercet. Et même au cœur des Enfers, le regard d'amour existe, persiste. Là où Orphée a échoué, Dante, lui, il l'a fait. Quel fou furieux!
Emission Hors-Champ France Culture : George Steiner, récit d’une vie.
Interview de Steiner par Laure Adler
Emission 1/5
La philosophie est-elle ce qui n’est pas dit ?
Musique/ mathématiques : langues universelles.
Pb des langues : la traduction, même au sein de la même langue. Autant de paroles qu’il y a d’êtres humains.
Comment le philosophe en quête d’universel se débrouille-t-il avec la langue ?
Poésie : chaque poème est une lutte avec la parole.
La pensée d’Alain est présente : lire Balzac, c’est faire de la philosophie.
Exemple de Jean-Paul Sartre, je veux être Spinoza et Stendhal.
Interview Sartre : Dans l’échange la transparence doit se substituer au secret. Plus de secrets l’un pour l’autre : la vie subjective sera donnée. Notre corps est livré à tout le monde : regards… Si nous voulons exister pour l’autre, les idées devraient apparaitre à l’autre, même les moins saisissables. Il ne devrait plus y avoir de clandestinité entre l’homme et la femme. Le mal est l’obstacle à la transparence. Il rend difficile la communication de toutes les pensées. Il y a un quant à soi, mais j’essaye d’être le plus translucide possible. Il y a toujours un « frange » qui ne peut être dite.
Philosophie et littérature se fécondent chez Sartre. Est-ce-que le polyglotte ère ? Le monoglotte, lui, est enraciné ? Exemple de Beckett : polyglotte. Il a su transférer des blagues. Oscar Wilde appartient à plusieurs langues. Il est dit « oui » à Babel. Chaque langue ouvre une nouvelle fenêtre sur un nouveau monde.
Théorie de Babel ? Comment Sartre, monoglotte a-t-il écrit une pareille œuvre ? L’existentialisme est un parisianisme. Ne pas oublier Camus, génie du narrateur, grand créateur de mythes. Eloge de Merleau-Ponty qui fut d’une grande intégrité de pensée. La pensée française, s’adresse à l’universalité de l’homme depuis le XVIIème siècle. La métaphysique n’a jamais eu bonne fortune en Angleterre. Bible, Shakespeare, anglais, langue du monde. L’anglais contient un message d’espoir. Il est plein de promesses. Déclaration d’indépendance américaine : va poursuivre le bonheur. Il n’y a pas la grande apocalypse du Russe.
Economie de la parole et de syntaxe pour les technologies. Pauvreté de la langue. Langage minimal. La langue allemande permet de formuler des hypothèses car le verbe est à la fin de la phrase. En France, l’éloquence magnifique est au rendez-vous. La richesse du vocabulaire permet de définir une élite.
Interview Merleau-Ponty. Tirer au clair les relations entre l’esprit et le corps. Comment un esprit peut-il connaitre un autre esprit à travers le corps visible ? La philosophie m’est apparue d’emblée comme quelque chose de concret. Pas comme une construction de systèmes mais plutôt comme explicitations, élucidations de ce que nous vivons au plus concret. Philosophie proche de l’art : mettre en mots, ce qui d’ordinaire ne se met pas en mots et ce qui est considéré parfois comme l’inexprimable. Jamais Merleau-Ponty ne s’est senti « de trop ». Pas de vertige de choix. Enfance : bonheur. A été aimé.
L’une des gloires de la pensée moderne, c’est le philosophe qui s’occupe des arts ; Levinas, textes peinture. Giacometti est considéré comme un penseur français. Richesse de la France entrecroisements entre les arts et la métaphysique. On doit beaucoup à Merleau-Ponty avec ses travaux sur la perception, la peinture. Un test de pensée : que dit-elle de l’art, de la peinture ? Une pensée philosophique sérieuse doit s’adresser au plus inattendu dans l’homme qui est le miracle de l’œuvre d’art.
Interview Derrida. 4 définitions : La déconstruction c’est l’Amérique. C’est parler plus d’une langue. C’est l’impossible. C’est ce qui arrive. Pour que quelque chose ou que quelqu’un arrive, il faut qu’il arrive comme ce qui n’était pas possible. La déconstruction n’est pas une méthode, pas une technique. C’est l’hospitalité inconditionnelle. L’arrivée désorganise le champ de la perception. Si celui qui arrive ne dérange personne, ce n’est pas de l’hospitalité. Seul l’impossible arrive. Il faut se laisser déranger par la langue de l’autre.
Derrida : icone de la pensée française aux Etats-Unis. Sa théorie de la déconstruction provient de DADA. L’idée qu’il n 'y a rien en dehors du texte, rien en dehors de la forme du dire. Breton prépare la déconstruction.
Lecture de Freud : par-delà le principe de plaisir. Très grand écrivain prix Goethe. Grand narrateur. Dora, l’homme aux loups : imagination créatrice. Amoureux de la vérité. Evocation de la mère : le handicap de Steiner au bras est un don merveilleux qui permettra d’échapper au service militaire. Il a été lancé vers le bonheur. Avez-vous fait votre Œdipe ? Question absurde. Importance de la pensée de la mort chez Freud. Freud est avant tout un grand écrivain qui s’exprime dans un Allemand très littéraire.
Bachelard, Paris-Inter, 1954
Emission : causeries sur l’imagination poétique
1/7 La poésie et les éléments
L’imagination poétique est donnée généralement comme une qualité joueuse qui danse dans une virtuosité d’images et qui doit sans cesse trouver de nouvelles formes, de nouvelles couleurs. Le poète se livre à la vie des formes et des couleurs. Il accélère le mouvement de tout ce qui vit et de tout ce qui resplendit. Si, dans un poème, les images s’immobilisaient, on les accuserait d’être des idées. Il est des images qui centralisent de vastes régions poétiques. Certaines s’enfoncent dans le psychisme humain : elle appartiennent à la fois au cosmos et à la nature humaine. L’imagination poétique nous invite à revoir le langage au centre même de l’être humain. Elle fait de la poésie une ontologie poétique. Elle est une enquête de l’inconscient. Elle nous ramène à l’origine des langues, à la jeunesse toujours active du langage. Le lyrisme est nécessairement un enthousiasme poétique. Chaque métaphore nouvelle est nécessairement une création du langage. Le poète renouvelle de façon constante les symboles poétiques. Les symboles rejoignent les images cosmiques et les songes le plus profondément ancrés en nous.
Il est possible de classer ces images selon les 4 éléments : eau, feu, air, terre. Ils ont joué un grand rôle dans les anciennes cosmogonies, dans les anciennes philosophies de l’univers, dans l’alchimie. Il faut revenir aux images qui ont animé l’instinct poétique. Au-delà de toute intellectualité et de toute culture, se renouvellent sans cesse, les images des 4 éléments.
Classement des images autour des 4 éléments dans cette causerie. Mettre en lumière un certain réalisme de l’imagination. Notre imagination dynamique, sur un mode épique, provoque l’univers. Les hommes imaginent plus qu’ils ne pensent. Pour dire la matière, ils ont des chants de poète. Lettre de Van Gogh à son frère Théo : « Il y a dans la craie de montagne une vie. » « La craie de montagne écoute avec intelligence. » « La craie de montagne a une véritable âme de Tzigane. » Nous sourions du professeur de rhétorique qui voudrait nous ramener à des exemples plus mesurés. Dialectique qui anime chaque élément : chaque élément est à la fois une substance et une force ; ce sont des agents qui donnent vie à tout un univers. Physiologie du cosmos. Le poète prend l’empire sur son univers. Préhistoire de la poésie : le poète donne la parole aux forces cosmiques élémentaires.