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Zoom 14 - Benjamin Fondane - Le mal des fantômes (1)
Les textes qui suivent sont issus du recueil 'Le mal de Fantômes' de Benjamin Fondane. 'Le mal des fantômes' est un recueil de tous les poèmes de Fondane parus en français. en 1942-43. Le poète, né en 1898 à Iasi en Roumanie est mort dans une chambre à gaz du camp d'extermination d'Auswitch le 3 octobre 1944.
VIII
… Et je suis à nouveau descendu dans la rue.
Aube, tu balayais les grands pavés souillés,
la bouche des métros avalait les passants sans défense
les gares séparaient les gens avec des rails
les trains partaient livrer de gros paquets de fièvre
aux zones inhumaines –
et le linge séchait au vent comme un lézard.
Je pensais à l'effroi de toutes ces existences,
aux réveille-matin, grincheux, aux bouilloires fumantes,
aux lavabos aigris par les vomissements
aux lourds sommeils troués d’angoisse
aux femmes qu'on quittait au lit, encore chaudes,
les yeux gluants, l'odeur mauvaise,
La chemise trempée de rêve et de sueur.
Mais déjà les bistrots remplaçaient les trains
les cafés dans les gorges faisaient des nœuds bouillants
les journaux déployaient l'insomnie du jour
et les chairs étaient pleines de brouillards traînants
on se voyait à travers des vitres d’épaisseur,
pendant que le soleil absent faisait des signes
sur les marchés ouverts où les poissons de mer,
l'œil fixe, reflétaient le bel incendie de viandes
suspendues sur le pont de cet arche De Noé
qui transportait cette fois-ci tous les fruits de la terre
brosses balais rubans lacets cirages peignes
un couple de chaque espèce
pour refaire un nouveau monde anéanti.
Dans le quartier du temple, près de la synagogue,
les juifs faisait descendre le prix du diamant.
Cette baisse jetait un froid dans les prières
Dieu lui-même mourait couvert de mouches vertes
à côté de culottes déteintes, de bretelles,
de monceaux de savons et de parfums en vrac.
XVIII
Les paroles devraient se presser dans ma bouche
comme naguère… Quand ? Je me souviens à peine…
Mais qu'importe les quais où l'on charge
le môle ou l'on s'embarque
avec les dames blanches qui hantent les châteaux
des Sénégalais au nez plat
de grosses filles pour le commerce
une petite institutrice de Bretagne
fermée dans sa coquille –
et quelques disques dont on mâchera la rangaine
sous les paupières du tropique…
Ce soir, la mer s'embête et boude…
Quelle fêlure veut-t-elle donc oublier,
gonflée de ta laitance amère, solitude ?
– Qui donc l'empêche de crier
échevelée, exsangue,
de percer les bateaux des migrants et d’y passer la langue,
de tremper le mouchoir des voiliers dans l’onde,
de lécher l'agonie salée des mariniers,
de cracher au visage insolent du monde
– Qui donc l'empêche de prier,
de mendier un peu de soleil pour beurrer sa peau,
de baiser les noyés sur la bouche,
de lessiver tendrement le sommeil des poissons ?
– Qui donc l'empêche de parier,
de jeter le clinquant de sa vie éternelle
sur le tapis vert des dieux –
trouer l'opacité des dieux,
et demander aux grandes ténèbres qui t'attirent :
–Qui donc m'empêche de mourir ?
IX
Vers midi, les sirènes d'usines jettent leur chant de coq.
La faim s'étend d'un bout à l'autre de la ville.
Les bureaux lâchent leur tentacules,
le boa du travail desserre son étreinte
et les visages quittent leur peau usée et molle,
le regard lentement sort comme un escargot pour tâter l'air humide,
voici la traction de la langue, elle commence à respirer,
le vent instable agite les feuilles des poumons
sous les ponts de la Seine
l'eau roule lentement
les bribe d'une peine
qui monte d'un chaland
C'est la chanson de la faim qui dévore la ville
au Zoo on nourrit les serpents de petites proies vivantes
et les draps ont quitté les grabats pour les tables
sur les nappes de vieille neige
le sel a effacé les vomissures rouges
voici les couteaux les salières les fourchettes édentées
– qui donc animera cette nature morte ?
La graisse a envahi les plats.
Les bouches s'ouvrent sous les moustaches.
L'estomac délicat presse sur les corsages
et le cross des garçons défile au pas de course
sous l'œil de la caissière sans corps, qui nous sourit…
Femmes guillotinées des villes, ô caissières
puissiez-vous rencontrer
le prince charmant
qui rompra le charme
vous rendra les jambes
vous transportera
aux pays magiques
— mais à présent le monde cesse,
une espèce de joie monte dans les poitrines
un lourd sommeil déjà picote dans les yeux
les sexes se réveillent
souvenirs de vacances
avec la femme nue étendue dans le sable –
on n'a qu'à étendre la main pour saisir la terre
qui court comme une folle se jeter à la mer.
Je pense aux humbles joies de toutes ces existences
à la monnaie qui traîne près des bouteilles vides
aux femmes qui chantonnent sur la lessive sale
aux gosses crottés de soleil…
Les chairs chantent encore, mais l'esprit et le cœur
seront dans un instant repris par la machine
éponge, elle prendra ce qu'il leur reste d'air,
avilira le sang,
et mêlera son goût brûlant de destruction
aux graisses mal encore digérées de midi.
VIII
(Extrait)
Il fait si chaud, si bon en moi j'ai effacé toutes les traces
c'est comme un feu de bois tranquille des ombres passent à travers
le bois craque, les ombres craquent…
Je vais m'allonger sur le dos moitié ici, moitié ailleurs
les jambes posées sur le vide les bras ballants, les yeux ouverts
de l'autre côté de la nuit…
Benjamin Fondane - Le mal des fantômes
Verdier poche