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Poètes du monde

La madeleine de Proust - Hilde Domin - Pierre Reverdy

La madeleine - Extrait de Du côté de chez Swann de Marcel Proust - Folio, suivi d'un commentaire de Sandrine Cerruti




  Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuiller de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue, sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refuse, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distance traverser.

  Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat, trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux discerner la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance, de quelle époque du passé il s’agit. 

   Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant, je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. 

   Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Cambrai (parce que ce jour-là, je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite Madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être, parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être, parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé, les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’immense édifice du souvenir. Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante, (quoique je ne susse pas encore, et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre, s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leur petit logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.



Commentaire de Sandrine Cerruti


J'en profite pour faire quelques confidences : j'ai mis beaucoup de temps pour comprendre ma propre approche. Ce n'est pas tant la lente immersion dans un auteur comme Proust qui parle à ma sensibilité, me capte de part en part, non. Ce qui me touche bien davantage, c'est la rencontre avec une production scripturale comme mode d'expression particulier, singularisé.

J'aime, par-dessus tout, les échantillons d'écriture, ce que tu nommes peut-être survol, cher Matthieu, n'est-ce pas ? Je suis fascinée par la profondeur, la qualité, la présence de partage-du-monde que propose une écriture. Avec Proust, tout comme chez Woolf, on découvre que les méandres de la conscience, leur complexité, peuvent être élevées au rang de chef-d'oeuvre. 

Il me semble que leur lecture, oblige ensuite à une transformation intérieure. Comme si la pauvreté de mise en mots sur tout ce qui se passe en nous était brutalement court-circuitée et que nous nous autorisions à une perception du monde toujours plus fine. Et il en va de même pour la rencontre avec chaque sensibilité scripturale. Comme si chaque auteur, nous faisait la grâce de nous livrer un peu de son humanité fixée dans les mots : son verbe. Le sien. La mise en forme de son monde. Et, ce n'est pas tant un enjeu de quantité, que de qualité qui importe. C'est la rencontre avec l'être tentant sa mise en mots qui nous fascine, nous absorbe.

Nous partageons, très probablement, le goût du resserrage. Celui du poème. Plus j'avance, plus je suis sensible à cet art du dire tant-en-peu. Matthieu, tu ne survoles pas Proust, tu es, plutôt, très certainement, absorbé par la puissance de chaque extrait. Quelques lignes suffisent à être emporté par l'être, sa sensibilité au monde mise en mots et notre sensibilité touchée. Nous sommes probablement reliés par ce phénomène de mise en résonance. 

C'est là, précisément, que la rhétorique est tout sauf un artifice, mais qu'elle s'avère, au contraire, être ce qui permet de restituer les contours de l'être, sa sensibilité, sa façon de penser, ses ressentis, ses émotions, sa coloration. Quelques extraits de Proust suffisent, sans doute, à combler une approche de rencontre d'une sensibilité... Mais chut... Cette vision reste entre nous... Elle n'est pas celle d'une lecture quantitative, mais qualitative... Celle d'une lecture-présence, d'une lecture-rencontre :-) voilà pourquoi, le poème a quelque chose d'irremplaçable. J'en reviens toujours à ce que dit Hugo : "Un poème est un monde enfermé dans un homme." On est en droit de lire un extrait de Proust comme on observe une miniature, un timbre poste. Ce plaisir scrutateur, potentiellement riche en émotions, en découvertes, en présence, est sans égal ! 


Sandrine Cerruti dans un email à Matthieu Matthieu Lorin




HILDE DOMIN


Une rose pour tout soutien


Je m'installe une chambre dans l'air parmi les acrobates et les oiseaux :

Mon lit sur le trapèze des sentiments

Comme un nid dans le vent

À la pointe extrême de la branche.


Je m'achète une couverture du plus tendre lainage

venant de moutons doucement peignés dont le reflet dans la lune

brille comme des nuages illuminés

passant au-dessus de la terre sèche.


Je ferme les yeux et m'enveloppe 

dans leur toison comme dans la confiance que m'inspirent les troupeaux.

Avec eux, je veux éprouver le sable sous leurs petits sabots

et comme eux le claquement du verrou

qui ferme la bergerie le soir venu.


Mais je suis couchée dans le duvet d'oiseau, bercée tout là-haut

dans l'espace que rien n'encombre.

Le vertige me saisit. Je ne m'endors pas.

Ma main

cherche à quoi se tenir et ne trouve

qu'une rose pour tout soutien.


Hilde Domin

L’oeuvre de Hilde Domin, par Évelyne Franck

Trad. René Wolfram - Les impliqués Éditeur




L’HOMME ET LA NUIT


Au carrefour on entend l'horloge et les pas du passant

Au carrefour il y a parfois une voiture qui s’écrase

                           et reparaît

       la lune sur le cadran

les aiguilles qui tournent et un large visage souriant

                        c'est la nuit

Le soleil a perdu ses rayons et ce n'est plus la vie

              Ta tête n'est qu'un rond

                  Pourtant

C'est à ce moment que l'on regarde le plus le ciel 

À ce moment on pense aussi à tout ce qui se passe

derrière les façades des maisons

               Les façades sont des faces

Il y a qui rient d'autres qui sont tristes

et quelques unes qui deviennent pâles et qui trem-

  blent dont les yeux se ferment de peur pour qu’on 

  ne les voie pas

            Il y a des maisons qui sont des têtes

       et qui ont peur de leurs pensées

C'est alors la ville interminable 

            Tout se construit

dans le calme et le silence.

        pendant que tout le monde dort

Les rayons labourent et les rues se creusent

Les places se forment

             C'est une force placide au travail

Et rien de tout cela ne fait de bruit

        Mais quelques hommes passent et c'est 

        le mouvement 

            Un nouveau souffle

        Quelque chant et tout vibre

                           l'air remue

Ce n'est plus un souterrain où tout est mort

Je le vois de loin

Il anime l'atmosphère et fait bouger le mur

devant lequel il passe 

        Rien n'existe que sous l'attention de son 

         regard

L'homme qui passe et que je crains

l'homme qui s'approche et qui s’éloigne

               surtout quand il s’éloigne

avec des mouvements réglés et admirables

                  utiles et précis

Et quand le jour se lève pour éclairer le monde

c’est que nous avons enfin ouvert les yeux


Pierre Reverdy - Main d’oeuvre 

Ed. Mercure de France