Le dépôt
Siddhartha (en cours)
VIES ET MORTS DE SIDDHARTHA GROTAMA
Si une chose existe, tout existe,
même un grain de poussière.
Dao Hanh
Perdre son temps n’abrège pas la vie.
Stéphane Casenobe
1.
Le prince Siddhartha Grotama aime les trains. Il voyage en train tout le temps. Souvent, il vient à la gare pour en prendre un au hasard, s’asseoir à une place au hasard. Un jour, il monte à bord d’un train étrangement vide : Siddhartha semble en être le seul passager. Il change de voiture pour s'en assurer, constate que c'est bien le cas. Il attend résolument que passe un contrôleur ou qu’une annonce soit faite au haut-parleur pour en savoir plus, mais rien de tel ne se produit. Après un long moment, il se décide à actionner l'alarme, ce qui n'est suivi d'aucun effet. Alors Siddhartha se rassoit, espérant pouvoir descendre à la station suivante. Or il s’avère que le train ne s’arrête jamais, qu’il roule pour l’éternité. Siddhartha est quand même bien embêté.
2.
Enfant, Siddhartha aime s'entourer de jouets dans son palais, construire des remparts de jouets autour de lui – si bien que l'espace disponible se réduit au fil du temps. Devenu adulte, il accumule de la même manière les bols tibétains jusqu’à se couper du monde et des autres. Qui cherche à lui rendre visite ne trouve pas le prince. La porte du palais n’est pas verrouillée, n’est même pas gardée, mais, l’ayant franchie, on se heurte à un mur de bols tibétains empilés. Au moindre contact, ces derniers entrent dans une puissante vibration qui plonge le visiteur dans une transe profonde. Si celui-ci parvient à en sortir pour abattre le rempart de laiton, il doit encore creuser un tunnel afin de progresser à l’intérieur du palais intégralement encombré de bols tibétains – et nulle réponse de l'occupant des lieux aux appels répétés. Bientôt, plus personne ne vient lui rendre visite ; on oublie le prince Siddhartha. Quand, bien plus tard, les autorités du royaume ordonnent de vider le palais, on n'y trouve personne. Rien que des bols en laiton.
3.
Siddhartha, dans ces derniers jours, est un vieil homme qui n'a plus d'amis. Il vit seul dans une masure emplie de pénombre qui n’a rien à voir avec son palais de jadis. Là, il reste assis près d'une cheminée noire de suie où brûle un feu qu'il entretient avec du petit bois mort ramassé dans la forêt. Ce feu est son seul compagnon. Si le vieux prince parle, c'est à ce dernier, et alors les maigres flammes s'animent d'une vie surnaturelle, s’allongent vers lui et brillent d'un éclat nouveau. Si le vieux prince pleure sur sa solitude, les flammes viennent doucement lécher ses mains pour le réconforter. Un jour, Siddhartha meurt. L'histoire ne dit pas qui de lui ou du feu s'éteint le premier.
4.
Siddhartha habite sur le flanc d'une colline. La vigne y pousse, sauvage, festonnant la masure. Le vent vivifiant souffle en rafales joyeuses. Le prince laboure sans arrêt son lopin de terre pentu au moyen d'un tracteur dont la fumée noire s’échappe en épais nuages qui obscurcissent le ciel. Au fil du temps, les murs blancs de la petite maison que Siddhartha a héritée de ses ancêtres Grotama se couvrent d’une pellicule d’un gris poisseux. La faune sauvage disparaît de la colline. La terre devient sèche et stérile. Il ne pleut plus, sinon d'acides eaux jaunes tombées de nuages orange. Siddhartha, lui, s'en fiche, ne pense qu'à enfourcher son tracteur pour labourer la rocaille rouge qui bientôt lui tient lieu de sol. Nulle culture, plus rien ; juste un moteur fumant et le rire gras du prince qui s’envole vers le ciel. La vigne a disparu depuis longtemps. « Plus d’une voie mène à l’Éveil », songe Siddhartha. Quand il meurt précocement – heureux et suffoquant – au terme d'une vie de labeur, à cheval sur son tracteur grondant et crachant une volute noire en guise de dernier souffle, il n’y a plus rien sur la colline. Sauf le vent.
5.
Siddhartha passe son temps à dessiner des nuages d’orage ou de beau temps sur les murs de son palais. Il ne sort jamais. Il craint l’extérieur, le grand air et sa pureté sauvage, l’immensité bleue du ciel. Il préfère ne jamais avoir à contempler les vrais nuages.
6.
Siddhartha aime les langues étrangères, tellement qu’il ne parle plus qu’en langue étrangère. À lui-même, le prince se parle dans une langue étrangère. Quand il dort, il rêve dans des langues étrangères. Un jour, il s’aperçoit qu’il a oublié sa propre langue, celle des Grotama, sa langue maternelle – qu’il ne la comprend plus, ne la sait plus. Elle lui est devenue étrangère.
7.
La passion du prince Siddhartha, c’est de creuser des trous. Conduire un gros engin excavateur et creuser, creuser toujours plus profond. Un jour, il creuse tellement que la nuit finit par tomber, et comme il continue de creuser, c’est bientôt l’aube qui se lève sur un jour nouveau. Mais Siddhartha ne le voit pas : il a creusé si profondément sous la surface que tout est sombre autour de lui. Or il creuse encore, des jours et des nuits durant. Quand enfin il parvient à la surface, il est de l’autre côté de la Terre. De là, il ne peut pas revenir à son palais par le chemin le plus court : le puits vertigineux qu’il vient de creuser – car s’il y sautait à pieds joints il s’écraserait quelque part dans les entrailles du globe, c’est sûr. Alors il doit prendre l’avion pour rentrer chez lui. Laisser son engin excavateur sur place, rejoindre l’aéroport le plus proche et s’en retourner par la voie des airs. Siddhartha y réfléchira désormais à deux fois avant de creuser n’importe où comme un forcené.
8.
Siddhartha vit dans une boîte. Depuis l’intérieur il entend des voix étouffées provenant de l’extérieur, aussi comprend-il qu’il existe un dehors et aspire-t-il dès lors à quitter sa prison pour découvrir le vaste monde. Au prix d’efforts, il parvient à sortir de sa boîte, mais s’aperçoit qu’une autre boîte un peu plus grande contient la première. Comme il entend de nouveau des voix étouffées en provenance de l’extérieur, il cherche à sortir de cette seconde boîte. Ce n’est pas chose facile, mais il finit par réussir, découvrant qu’une troisième boîte contient la deuxième, c’est-à-dire les deux premières. Le prince craint d’être prisonnier d’une multitude de boîtes gigognes, mais puisqu’il entend toujours les voix du dehors, et même mieux que jamais, il persévère, faisant des pieds et des mains pour sortir de cette nouvelle boîte. Quand enfin il y parvient, il découvre le monde extérieur. Celui-ci est un empilement de boîtes, et de l’intérieur de chacune provient la voix étouffée de quelqu’un.
9.
Siddhartha a rendez-vous dans un café, mais il se trompe de café. Bien sûr, il ne possède pas de smartphone, car le samsara l’emmerde, alors il attend que quelqu’un vienne à son rencontre comme prévu. Pourtant, personne ne vient, puisque c’est dans un autre café que l’attend la personne qu’il doit rencontrer. Elle aussi s’est trompée de café. Le karma cependant n’a pas pour effet qu’ils se trompent tous les deux de la même façon, et donc ils se ratent. Chacun pense que l’autre s’est fichu de lui, aussi ne reprennent-ils pas contact, gardant l’un comme l’autre un goût amer de cette triste expérience. Siddhartha ne donnera plus jamais rendez-vous nulle part à personne, ne s’écartera plus d’un iota du dharma. Cet épisode de sa vie est fondateur de sa philosophie.
10.
Siddhartha est à la recherche d’un travail rémunéré. Comme il n’y a pas d’annonce de poste de méditant, même pour un CDD, sur le site Web de Pôle Emploi, le conseiller, pour l’aider, lui propose un stage. L’objectif est d’améliorer la communication de son auto-entreprise sur les réseaux sociaux. Siddhartha dit oui pour faire plaisir à l’agent, mais en fait il n’a même pas de profil Facebook (vu que le samsara le dégoûte).
11.
Siddhartha est en CP. Il a raté sa dictée de sons et est appelé au tableau. Paniqué, il préfère se jeter par la fenêtre – la classe est au deuxième étage – plutôt que de subir l’affront de voir sa médiocrité exposée à toute la classe.
12.
En visitant la cathédrale de Strasbourg, devant tant de splendeur habitée, Siddhartha connaît une extase mystique. Il se convertit illico au catholicisme, assiste aux offices tous les jours – mais il n’y retrouve pas ce qu’il a vécu à Strasbourg. Il quitte donc le giron de l’Église et s’en va visiter toutes les cathédrales de France. À chaque station de son pèlerinage, il est pris d’une nouvelle extase. À Chartres, il pleure des larmes de sang devant Notre-Dame de la Belle Verrière. À Albi, il s’envole et flotte longtemps sous les voûtes de la nef. À Amiens, il se fige au milieu du labyrinthe dans une attitude d’adoration douze jours durant sans manger ni boire autre chose que des hosties et de l’eau bénite. C’est amusant, mais usant. Siddhartha, épuisé, finit par rentrer chez lui, retournant à ses livres et à une vie plus calme.
13.
En se réveillant ce jour-là, Siddhartha sait qu’il a des choses très importantes à faire, mais il est incapable de se rappeler quoi. Il cherche, fouille sa mémoire, se demande s’il n’a pas dégotté un emploi où il serait censé se présenter à 9 heures… Impossible de remettre de l’ordre dans ses idées, ses souvenirs. Il a fort bien dormi la nuit passée et peine à forcer son esprit à réintégrer la vie diurne et active. Il est déjà 8 h 50 de toute façon. Siddhartha se lève et va prendre son petit-déjeuner au bar du Centre. Peut-être que ça lui reviendra.
14.
Siddhartha médite sous son figuier. Son estomac vide gargouille et trouble sa sérénité. « Encore ce fichu samsara », se dit-il. Or des fruits mûrs pendent sous son nez, aussi se résout-il à rompre sa concentration pour en avaler quelques-uns. Leur chair rouge est exquise. Le prince, rassasié, peut reprendre le cours interrompu de sa méditation. Son estomac le laisse désormais en paix. Il a cédé au samsara pour mieux suivre le dharma dans sa quête du nirvana. Un mal pour un bien. « Il y a probablement une morale derrière tout ça », songe-t-il.
15.
Pour gagner du temps, Siddhartha utilise un shampooing qui accélère la chute des cheveux.
16.
Siddhartha songe : « Est-ce qu’un rêve peut expliquer un rêve ? »
17.
« Selon sa vie et les circonstances, tout homme peut devenir un Hitler, tout homme est un Jésus en puissance », constate Siddhartha. « Voilà qui ne simplifie guère les choses. »
18.
Aujourd’hui, en centre-ville, le prince Siddhartha jette des cacahuètes aux passants. Plusieurs parviennent ainsi à l’Éveil.
19.
Siddhartha a de nombreux projets pour l’an passé mais il n’est pas sûr d’avoir le temps de tous les réaliser.
20.
Siddhartha stoppe son automobile au feu rouge. Il incline le siège et s’installe confortablement pour lire Proust. Le feu passe au vert, il continue sa lecture. Les automobilistes derrière lui klaxonnent frénétiquement, mais il lance des doigts d’honneur à la cantonade et replonge le nez dans la Recherche. Tout le monde s’amuse de la situation, la vie est belle.
21.
« L’espèce humaine est la version bêta d’un programme qui reste à débugger, mise prématurément sur le marché », songe Siddhartha.
22.
Soudain, un triste constat s'impose à Siddhartha : « les gens ne servent à rien ».
23.
« Je connais mes parents depuis que j’ai l’âge d’être leur fils », songe Siddhartha.
23.
Un ami de jeunesse du prince Siddhartha lui a donné rendez-vous dans un café du centre-ville. Arrivé sur place, Siddhartha se demande qui est cet imposteur qui falsifie si grossièrement les traits de son vieux copain. Il s’avère pourtant que c’est bien lui, son vieux copain, avec quelques années de plus, laid et ventripotent – méconnaissable. Siddhartha gardait un excellent souvenir de cette personne, se réjouissait de la revoir après tant d’années. Pourtant, la conversation peine à s’engager, puis à simplement aller son cours, faute de sujets et d’intérêts communs. On ne peut pas dire qu’elle reprenne là où elle s’était interrompue jadis. À peine trente minutes plus tard, les deux amis, qui n’en sont plus, se séparent en se donnant rendez-vous dans un futur vague, poliment, qui n’engage à rien, ce dont chacun a parfaitement conscience. Siddhartha garde un goût amer de l'épisode. Qui est l’ennemi, qui est le coupable dans cette histoire ? L’ami, Siddhartha, le temps, la vie ? Tout ce qu’il voit, c’est qu’il a perdu un ami de plus dans le cruel maelström du samsara.
24.
Siddhartha médite au jardin public, sous son figuier préféré. Un passant l’interroge : « Maître, quelle est l’essence du zen ? », et Siddhartha, bien que dérangé, de lui répondre : « Le zen, c’est quand il n’y a plus de questions. » Le passant, peu contenté par cette sentence, insiste : « Mais encore ? » Siddhartha ajoute alors, d'un ton égal : « Le zen, c’est aussi l’espace entre une main et une gifle. » Le passant ne semble toujours pas saisir le vrai sens de cet échange – jusqu’à ce que Siddhartha, sans plus de précisions, lui fasse subitement rencontrer la pure essence du zen, telle qu’en effet elle mène à l’Éveil.
25.
Siddhartha songe qu’il ne sera heureux qu’à la condition que les gens qu’il chérit soient heureux de le voir heureux.
26.
« Les choses les plus importantes commencent par la lettre d, remarque un jour Siddhartha : don, désir, dialogue, douceur, douleur, dieu, démons, dire, etc. ».
27.
Suite à plusieurs coups du sort dévastateurs et totalement injustes, Siddhartha a néanmoins ce bon mot : « En temps normal, je me serais suicidé. »
28.
« Seuls les êtres différents peuvent apporter quelque chose à l’humanité, songe Siddhartha, puisque rien de nouveau ne peut sortir du semblable, du commun, du normal. »
29.
Siddhartha s'est trompé de bus. Mais au lieu de l’aider, le conducteur à qui il demande conseil lui donne de fausses indications. Quand ainsi le prince monte à bord d’un autre bus, ce n’est pas non plus celui qui lui permettrait de parvenir à sa destination. Pire, en réponse à ses questions, le nouveau conducteur lui donne à son tour des informations erronées, de sorte que Siddhartha est bientôt complètement perdu. « Ils sont tous fous dans cette ville, songe le prince ; que d’errements, que d’errances sur le long chemin qui mène à l’Éveil. »
30.
« Je ne suis pas devenu celui que je voulais être, songe Siddhartha, ni même celui que je pensais être. Mais serais-je devenu l'un ou l'autre, aurais-je appris quelque chose ? »