La
page
blanche

Le dépôt

PAGE NOIRE

La Page Grise

La Page Grise 65

La Page Grise




 




 La Page Grise, supplément de la revue La Page Blanche dans l'édition papier, met en lumière des textes qui sans ça resteraient dans la zone grise de la poésie, de par leur format, leur thème ou leur finalité. Elle répond au besoin d'une vision non manichéenne de l'édition, entre la revue et les éditions Lpb.

 La Page Grise est une longue page d'expérimentations littéraires, et offre ses colonnes aux débuts prometteurs comme aux fins assumées. Elle se veut tremplin pour ce qui a besoin d'élan pour s'élancer, mais aussi page d'accueil pour ce qui ne trouve pas de place ailleurs dans le paysage littéraire.








#2


Trou de vers

Air.






Trou de vers

Air



Je le dis encore: il n'y a de naissance pour aucune chose mortelle dans l'univers créé, Et la mort funeste ne met pas fin non plus à aucune existence. Il n'existe qu'une fusion et qu'une dissociation des éléments rassemblés, Et c'est à ce phénomène que les hommes ont donné le nom de naissance.



Empédocle,

L'Éternité de l'Être


Trou de vers

est la fusion d’éléments rassemblés par Air, un collage de courriels échangés entre quatre poètes du 9 mars au 5 avril 2023. Le récit ainsi formé donne corps à l’existence d’un sens poétique de la disparition, sens qui s’évapore sitôt ces éléments dissociés.

9 mars


De : Rémi

À: Abdellatif Laâbi

Objet:

La poésie est invincible


Cher Abdellatif,

Vous m'avez accompagné ces derniers jours dans une expérience de vie importante, alors je me décide à vous la partager. Il n'y a rien derrière ce récit, hormis un profond respect pour vous et votre rapport à la poésie.

Mon père a fait un infarctus samedi, pris tard mais encore à temps. Prévenu, je suis parti le soutenir dès que j'ai pu, avec 400 km à parcourir et beaucoup de détails pratiques et futiles à régler avant.

La dernière fois que je l'avais vu, je lui avais parlé de mon projet de recueil autour de l'écologie, et lui avais fait découvrir vos textes, ceux du

Soleil se meurt

et de

Presque riens

. On avait lu à table, avec ma mère, c'était un doux et rare moment ensemble. J'ai 41 ans et j'habite loin d'eux depuis longtemps.

J'ai préparé ma valise à la hâte et emmené un de vos livres avec moi pour le donner à mon père.

La poésie est invincible

tenait dans la poche et serait au besoin un fil auquel m'accrocher pendant le voyage.

J'ambitionnais de lui offrir lors de ma première visite, mais les circonstances m'en ont dissuadé. D'autres choses à se dire avant, plus pratiques, plus nettes. J'ai gardé le livre dans ma poche et l'ai ramené avec moi chez mes parents.

La nuit a été affreuse - de celles qui nous torturent. Un court poème écrit en milieu de nuit m'a donné un peu de répit, je m'y suis accroché pour plonger dans le sommeil comme un apnéiste tiré vers le fond. Il a joué son rôle et m'a donné quelques heures de repos bienvenues.

Il a fallu retourner à l'hôpital le lendemain. Avant de partir, j'ai montré à ma mère le livre que j'avais en poche: “ ah tiens, m'a-t-elle dit, il avait un papier avec le nom de cet auteur dans sa poche quand l'ambulance l'a emmené ! Fais-voir ton livre. Je vais te le lire, j'étais première en récitation ”

Et la douce lecture par ma mère dans ce moment délicat de

L'espoir

,

La poésie est invincibl

e,

Le cœur

et d'autres poèmes dont j'ai oublié les titres. Discussion autour de la poésie en générale: “et toi maman

comme tu étais prof d'histoire, tu saurais me donner le nom d'un poète du XVIIIe siècle ? N'y a t-il donc pas eu de poésie à l'époque des Lumières ? ”

En route pour l'hôpital. Mon père mieux, mais pendant la nuit, la mort avait rôdé. Les alarmes avaient sonné. “ Monsieur! Monsieur! ”

Mais il était encore là au matin. Et moi à nouveau dans sa chambre.

  • - Papa, tu sais ce qu'on a fait avec maman ? Tu te souviens de l'auteur dont je t'ai parlé ?
  • - Oui très bien, je voulais justement que tu m'achètes le livre.
  • - Je l'ai Papa, mais je ne te le laisse pas ici, je le dépose à la maison pour ton retour ; tu veux
  • que je t'en lise un extrait ? Maman m'en a lu un à la maison.
  • Et votre voix - la mienne - qui retentit au milieu des bips, des glou-glou, des râles des soins intensifs. Un poème sur les arbres. Doux moment, le symétrique de celui du matin.
  • Puis j'ai laissé le livre dans sa maison, celle de mon enfance, et je suis reparti à Clermont Ferrand, confiant parce que son état s'améliorait globalement.
  • Je ne vous fais même pas la prière

puisse-t-il le retrouver à son retour

  • , non ce n'est pas là l'objet de ce mail et ce serait beaucoup trop de responsabilité sur vos épaules ! Vous idolâtrez la poésie et moi aussi - mais pas comme buts à atteindre, blessures à guérir, rêves à réaliser.
  • J'aimerais juste que ce mail témoigne de la douceur de ces moments hors du temps, à l'écoute de la poésie qui à travers vos mots a glissé entre nous, embaumé l'air, affermi les cœurs chancelants.
  • Pardon pour ce courriel étrange. Vous le trouverez peut-être ridicule. Peut-être que toute cette histoire de poésie ne tient pas debout. Peut-être qu'il n'y a vraiment rien qui compte. Qu'on se raconte des histoires, comme celle-ci. Pourtant, il m'a paru important de vous la faire partager. L'impression de vous renvoyer la balle.
  • Bien sincèrement, Rémi.

10 Mars


De: Rémi

À : Patrick Modolo Objet:

Trou noir


Bonjour Patrick,


Pardon ce n'est pas un mail léger.

Mon père a fait un infarctus ce WE et les choses tournent mal. Je suis dans le bus qui m'emmène le voir (déjà un aller retour en début de semaine), on s'arrête à l'instant à Périgueux et j'ai envie de m'enfoncer dans la grotte de Lascaux.


Mais quand donc finira la semaine

n'a jamais aussi bien porté son nom; c'est l'enfer, à peine rentré j'ai dû repartir et le gouffre qui m'attend me semble immense.


Écrasé

Sous le poids

De l'éternité sans te voir Je sombre


Voilà je t'ai jeté mon poème comme la bouée d'un explorateur de trou noir avant d'y être englouti.

Transmets aux autres que je lève le pied pour la revue pour quelque temps. Jusqu'au trou de vers.


Bien sincèrement, Rémi


***



De: Patrick Modolo

À: Rémi

Re: Trou noir

Bonjour Rémi,


Je me doutais bien que quelque chose clochait (ce que je te marquais à demi-mots hier sur mon petit courrier...)...mais je ne m'attendais pas à cela...


Cela se ressent dans tes mots. Très fortement. Et encore plus fortement dans ton court texte qui s'enfonce dans le gouffre avec toi... Et surtout que je me doute que ce fut soudain...


Je transmets, sans problème. Sans rien dévoiler de ce que tu me confies pour autant, rassure-toi...


Je te souhaite tout le courage dont tu auras besoin pour affronter les prochains jours...


Bien amicalement à toi, Et bien sincèrement


Patrick.

De: Rémi

À : Matthieu Lorin Re:

nouvelles


Bonjour Matthieu,

***

Je te remercie beaucoup pour ton message.

En effet, mon père a de graves problèmes de santé et la situation est difficile à gérer.

La poésie est une bouffée d'oxygène pour moi, alors continue à m'envoyer les aventures de La Page Blanche. Je m'y raccroche comme une bouée, mais en viens à me demander si je ne lui en demande pas trop. Ça me rappelle ces vers de Laâbi :

LA POÉSIE M’A SAUVÉ


Jusqu’à maintenant

la poésie m’a sauvé

mais je comprends

qu’elle puisse se lasser

des appels au secours

même de ses fidèles serviteurs.


A.Laâbi


Bien sincèrement, Rémi.


noir arriver


à mesure


s'enfonce


que le voyageur


et poète stellaire


12 mars


De: Patrick Modolo À: Rémi

Objet:

Rien de plus


Mon cher Rémi,

Rien de plus qu'une petite pensée. Courage mon Ami.

Pat


De: Rémi

À: Patrick Modolo

Re: Rien de plus

***


Un signal envoyé

mettrait de plus en plus


extérieur

de temps pour


à un observateur


au trou


Mais il arrive qu'un sursaut d'espoir l'éjecte et compacte ses mots en un bloc de


vie qui se révolte et nage à contre-courant gravitationnelle usant de toutes ses forces pour lutter contre la marée noire et hurler à l'extérieur


JE SUIS ENCORE LÀ

Air

.


De : Patrick Modolo

À: Rémi

Re: Re: Rien de plus

***


magie de la poésie du désespoir au cœur des ténèbres P. Modolo


14 Mars


De: Rémi

À: Patrick Modolo

Objet:

Vous avez capté un message


BIP BIP BIP BIP

BIP BIP BIPBIPBIPBIP BIP BIP BIP BIP BIP BIP BIP


Ce signal irrégulier témoigne d'une trajectoire circulaire avec changement d'orbite intermittent.

La sonde poétique gravite autour du trou noir sans y être absorbée. L'horizon des évènements redoutés et la sonde poétique se toisent.


BIP BIP BIP BIP

BIP BIP BIPBIPBIPBIP BIP BIP BIP


BIP BIP


Air.


De: Patrick Modolo

À: Rémi

Re: Vous avez capté un message


capté reçu

le céleste appelle P. Modolo


BIP BIP


***


à la poésie


au poème


15 mars


Bonjour Matthieu,

Je ne sais pas dans quel numéro tu as prévu de publier mon poème

Barrage contre le


Pacifique

, mais j'aimerais qu'il ne le soit pas et le garder pour moi. Je te remercie de le supprimer des prochains numéros.

Temps encore difficiles en perspective. Hâte de vous retrouver. Bien sincèrement,


De: Rémi

À: Matthieu Lorin

Objet:

Suppression poème


Rémi.


De: Matthieu Lorin

À: Rémi

Re: Suppression poème


Bonjour Rémi,


***


Je viens de le retirer à l'instant, à ta demande. C'est dommage, c'est un beau texte qui mériterait un peu de soleil.

Prends ton temps pour revenir, cela se fera selon ton rythme. Courage pour le reste, bien évidemment.


Amitiés


16 Mars


De: Rémi

À: Patrick Modolo Objet:

cartes reçues


Cher Patrick,


Je te remercie beaucoup pour ton envoi de cartes de visite et le mot bienveillant qui l'accompagne.

Comme tu l'as deviné, je vis actuellement des émotions très fortes et le lien poétique que nous avons tissé m'aide à les canaliser et à leur donner sens. Je t'en suis vraiment reconnaissant. C'est aussi vrai avec Matthieu à qui j'ai demandé d'enlever un de mes textes destiné à être publié. L'impression de tailler dans le vif. Comme on ne peut pas tricher en poésie, les événements personnels s'y ressentent plus qu'ailleurs où on peut encore se cacher derrière une attitude ou des habitudes. Mais tu as raison, les mots nous cachent mal, et même nous découvrent:


Le poème: Strip-tease intérieur, Effeuillage verbal Retrait des mots Qui nous cachent Jusqu'à se retrouver Nu comme un vers


Air.


Merci beaucoup pour ta gentillesse à mon égard, Bien sincèrement,

Rémi.


17 Mars


De: Rémi

À: Patrick Modolo Objet:

Space Oddity


Au contact du disque d'accrétion La sonde poétique a accéléré Tournant de plus en plus vite Autour de ce cœur erratique


La sonde a manqué de se désintégrer

En vol

Le signal reçu a été fortement décalé vers le rouge

Sang

Effet doppler témoignant d'une activité émotionnelle intense


Elle flotte maintenant Tous systèmes en veille Entre deux temps

Entre deux voiles


Entre deux époques L'avant


Mon enfance Ton regard Ta confiance Ta fierté


Et l'après


Ton absence

Ton manque

Et l'impossible réalité


Air.


***



De: Patrick Modolo

À : Rémi

Re: Space Oddity

Se dessine un recueil je pense. En y réfléchissant ce matin, j'aimais bien le thème de "La sonde poétique". Tes textes s'agencent, vide stellaire en regard du vide de l'absence, et une sorte d'apothéose poétique pour ton père (je n'ose te demander de ses nouvelles...)...


Apothéose, dans son sens étymologique, montée aux cieux, comme Castor ou Pollux qui se transforment en constellation ...


Apothéose...


Space Oddity


Voilà peut-être un autre titre. Poétique. Qui mêlerait bien les deux.


Ce matin, avec ce jeu de mots qui m'est venu tout seul, je me disais que mon cher Rémi retrouvait un peu d'Air...


Tiens bon, mon ami, tiens bon...


19 Mars


De: Abdellatif Laâbi

À: Rémi

Re: La poésie est invincible

Cher Rémi,


J’ai un peu tardé à vous répondre car, je dois vous l’avouer en toute sincérité, j’ai été « abasourdi » par votre lettre, dans le sens où la puissance de la fraternité et la passion de la poésie qui s’en dégagent m’ont laissé sans voix. Et même en vous écrivant aujourd’hui, je n’ai toujours pas les mots justes qui pourraient tant soit peu m’aider à vous « répondre ».


J’ai simplement envie de vous dire merci, et de m’enquérir de la santé de votre père. J’espère qu’il a dépassé maintenant l’épreuve qu’il a traversée.


Mes pensées bien amicales à votre mère. Fraternellement.


Abdellatif Laâbi


20 mars


Il existe un point dans l'espace Où l'attraction du soleil Compense exactement

Celle de la Terre


C'est le point de Lagrange

Un équilibre instable

Où la moindre perturbation

Fait basculer d'un côté ou de l'autre


Depuis quelques jours

Tu es au point de Lagrange

De ton existence

Coincé quelque part

Entre l'attraction immense de ta fin

Et la puissance gravitationnelle de notre amour


De: Rémi

À: Patrick Modolo Objet:

Point de Lagrange


Air



De: Patrick Modolo

À: Rémi

Re: Point de Lagrange

Accroche-toi P. Modolo


***


à cette attraction


terrestre


comme


à cet espoir


21 mars


Aujourd'hui

À 15h

Le centre de contrôle de la sonde poétique Va mettre ses systèmes de contrôle d'altitude En veille

La laissant s'échapper

Et entamer

Sa descente finale


Aujourd'hui

À 15h

Ta famille en présence ou par la pensée Va venir t'embrasser d'un baiser noir Libérateur

Te laissant nous échapper

Et entamer

Ta descente finale


De: Rémi

À: Patrick Modolo Objet:

Baiser de la mort

7h30


Air.


De: Rémi

À: François de Cornière Objet:

Nageur du soir

8h03


Bonjour François,


***


Pardon ce ne sont pas des bonnes nouvelles qui accompagnent ce mail. Mon père a fait un infarctus il y a 15 jours et les choses n'ont pas évolué du bon côté. Il est aujourd'hui si faible qu'il a été décidé d'arrêter les soins.


J'ai été incapable de relire une ligne du

Nageur du petit matin.

Pas la même peine, pas la même situation, le même tempo.

Pourtant son idée m'accompagne et m'aide ne serait-ce qu'en formalisant à mon tour la situation en écrivant des poèmes sur le vif si je puis dire. Le résultat ne me plaît pas toujours, tant mieux.


Je t'en joins un écrit hier et déjà dépassé tant la situation évolue rapidement. Amitiés,

Rémi


De: Rémi

À: Patrick Modolo

Re: Re: Baiser de la mort

10h16

Patrick,


***


J'ai lu hier à mon père le poème "point de Lagrange" que j'ai écrit à Périgueux dans le bus qui me ramenait à nouveau ici, avec l'intention de te l'envoyer.

Je te remercie pour l'élan poétique que tu m'a insufflé.

Maintenant

Alea jacta est


Bien sincèrement, Rémi


***


De: Rémi

À: Patrick Modolo Objet:

Descente finale

18h50


La sonde poétique a entamé sa descente.

Accompagnée et entourée, elle a plongé dans le cœur du trou noir d'où aucun signal ne peut ressortir.

Le dernier message reçu, le dernier battement a été


BIP

Mon père est mort à 15h45.

Air.


***



De: Rémi

À: Abdellatif Laâbi

Re: Re: La poésie est invincible

23h45

Cher Abdellatif,


En repensant à la lettre que je vous ai écrite il y a maintenant 10 jours, je me suis plusieurs fois demandé si j'avais rêvé ou inventé ce cadre poétique. Votre réponse m'a soulagé sur ce point, car vous y avez été vous aussi sensible, fraternellement (merci pour ce mot), et c'est donc que la poétique de ces instants a réellement existé.


La suite des événements n'a été qu'une longue descente vers l'obscurité, l'état de santé de mon père se détériorant de jour en jour. J'ai de plus en plus douté de l'utilité des mots ou de la poétique de nos comportements, jusqu'à nier leur existence-même. à quoi bon penser à la poésie à ce moment-là ? Pourquoi vous écrire dans une situation pareille ?


Votre réponse est venue éclairer mon jugement, me donner la force de continuer dans cette voie, pour ramener dans cette chambre d'horreur la douceur que je vous avez décrite, dans des circonstances de plus en plus difficiles.


Mon père est mort aujourd'hui, et vos mots, ceux de vos livres et de votre courriel fraternel, ont continué à porter leurs fruits dans ce cadre sinistre. En amenant d'autres (des poèmes, des chansons), ils ont adouci et éclairé ces jours bien sombres.


Je m'excuse de vous avoir associé à cela et j'espère ne pas vous avoir abasourdi à nouveau. Je vous remercie,

J'ose écrire moi aussi "fraternellement",

Rémi.


22 mars



De: François de Cornière

À: Rémi

Re: Nageur du soir

S’APPUYER


C’est un verbe.

Il m’est tombé dessus au milieu d’une page :

s’appuyer.


Alors j’ai arrêté de lire et je n’ai gardé que lui.


J’ai remonté le temps

dans une rétrospective d’images où « je m’appuyais ».


Seul

sur le rebord d’une fenêtre d’enfance (je regardais la rue pendant des heures)


contre le parapet d’un pont

(l’eau les herbes les truites qui se cachaient)


à la rambarde d’un lointain précipice (le grand vertige outremer)


le front contre la vitre d’un hôpital

(les nuages et le ciel pour ne penser à rien)


– en attendant quoi ?


Peut-être en attendant un jour

de pouvoir conjuguer le verbe à deux

au début d’une histoire

ou à la presque fin

quand on s’aime ou quand on s’est perdus


quand on croit reconnaître pourtant

(dans le gris de novembre)

la silhouette qui marche là-bas sur la plage


et que – l’espace d’une seule seconde – tout contre l’autre

on pourrait encore se dire

en se moquant de soi :


« on s’appuie on s’appuie » François de Cornière


De: Rémi

À : François de Cornière

Re: Re: Nageur du soir

Cher François,


***


Voilà, on est passé de l'autre côté, mon père est mort hier. En lisant ton poème, je me suis dit : quel appui en moins ! Et je me suis rappelé le doux moment où nous nous sommes appuyés tête contre tête la semaine dernière pour se dire au revoir. Tu as raison, c'est cet instant précis qu'il faut garder, dans un poème ou ailleurs.


Un point de Lagrange mental oui ça existe: équilibre instable comme une bille en haut d'une colline. Un souffle et on dévale tout.

J'enlève "gravitationnelle" de mon poème tu as raison. Et te joins celui d'hier. Aujourd'hui c'est le vide - l'après.


Rémi.


24 Mars



De: Rémi

À: Patrick Modolo

Re: Petite pensée

10h51

Cher Patrick,


À nouveau dans le bus qui me ramène à Clermont pour prendre un peu d'Air avant l'ultime retour, je t'écris pour te remercier vivement pour ton soutien et ta disponibilité ces dernières semaines. Cela m'a permis de verbaliser ce que je traversais au fur et à mesure, et savoir que j'aurais un lecteur bienveillant au bout m'a encouragé à laisser s'exprimer ce flot qui sans toi serait resté muet. Il me permet aussi de mesurer le chemin parcouru depuis trois semaines et d'envisager la suite.


J'ai convoqué la poésie à tous les étages de cette expérience, avec un peu de culpabilité pour ceux qui m'ont lu et pour mon père objet bien malgré lui de mes récits.


Les derniers jours ont été parmi les plus intenses de ma vie, avec l'impression d'avoir assisté à une naissance à l'envers, tant dans le compte à rebours qui précède, les encouragements prodigués pour passer le cap que pour le soulagement du résultat. Place au vide maintenant, petit à petit je m'éloigne de ce moment-là. À ce titre je pourrais écrire un symétrique de ton "mais quand finira donc la semaine" avec une forte répulsion en amont de l'événement suivi d'un éloignement continu.


Pardon enfin de t'avoir embarqué là dedans, et merci encore pour tes précieux messages, Bien sincèrement,

Rémi


De: François de Cornière

À: Rémi

SMS 11h06

Un poème de mon ami philosophe et poète Georges Haldas... Pour toi, Rémi


Les visiteurs nocturnes


Je suis venu pour dire: Nos journées sont fragiles La mort les accompagne Mais une graine en nous comme une étoile brille Et ceux qu'on a aimés souvent la nuit reviennent nous visiter en rêve

Et nous dire en silence qu'il ne faut malgré tout jamais désespérer

Et l'aube revenue

ils rejoignent leur gîte Heureux d'avoir parlé


Georges Haldas


***


27 Mars


De: Rémi

À : Patrick Modolo

Objet:

Angoisse de La Page Blanche


Cérémonie demain

Un texte à écrire pour toi

J'avais déjà réfléchi

Anticipé ce moment

Au détour de la crainte soudaine

De ta disparition

Et s'il fallait prononcer maintenant quelque chose devant le tombeau de votre père, que diriez-vous ?

Mais la peur se dissipait

Et le discours avec

Ce n'était qu'un mauvais rêve

Tu étais bien là

À la maison

Celle de mon enfance

À guetter notre arrivée

Portail ouvert


Finalement ça sera plus sobre Rien de lyrique

Pas de larmes

Pas de coeur


Mais une histoire de racines Nos racines

Qu'on va mettre en terre Comme un nouvel ancrage


Et je garde pour nous Tous ces discours intimes Jamais prononcés

Mon admiration

Ma joie de te voir


À la sortie de l'école

Ou chaque jour à l'hôpital

Nos passions communes, notre ciel Ta musique, nos morceaux

Ta philosophie, mon éthique

Tes pleurs et mes poèmes


Air.


28 mars



De: Patrick Modolo

À: Rémi

Re: Angoisse de La Page Blanche

7h28

Mon cher Rémi,


Juste pour lui, et simplement pour toi, si jamais tu le peux encore, lis-le lui, en toute intimité...


Courage pour cette épreuve finale... Bien sincèrement et amicalement à toi...


***



De: Rémi

À: Patrick Modolo

Re: Angoisse de La Page Blanche

23h00

Bonsoir Patrick,


Merci de m'avoir lu ce matin. Ce qui est important pour moi, c'est que ce poème existe, et ton retour en atteste. Tu n'en es que le dépositaire temporaire, jusqu'à ce que j'aille le lire à mon père à l'endroit où on l'a déposé tout à l'heure. Plus rien ne presse.


Demain, au retour, on a promis aux enfants de s'arrêter à la grotte de Lascaux. Une façon de repartir du fond pour remonter à la surface ; retour à la voûte préhistorique pour retrouver la voûte céleste. Et un clin d'œil pour toi qui m'a tant aidé pendant cette période alors que tu ne m'as jamais rencontré.


Et cette nuit nous dormons en face du parc bordelais, on ne doit pas être bien loin ;-) Amitiés sincères,

Rémi


30 Mars



De: Rémi

À: Matthieu

Objet: La vie comme matériau poétique

Salut Matthieu, (...)


On a enterré mon père mardi, moins de trois semaines après son infarctus. Je vais être honnête avec toi car j'en ressens une forme de culpabilité: j'ai l'impression d'avoir utilisé la poésie pour me sortir de là. J'ai écrit, envoyé, partagé. Hurlé ma douleur à Patrick la nuit par mail, en lui vomissant mes poèmes écrits sur le vif. Correspondu avec Laâbi, De Cornière comme deux cœurs par lesquels j'avais la certitude d'être compris. Fait mien l'adage défendu par Bolaño d'utiliser la vie elle-même comme premier support de la poésie (j'en parlerais dans mon prochain Zoom pour la revue), créé des situations poétiques dans le tragique des circonstances, interprété ce qui m'arrivait de façon poétique en y croyant à peine. Sacrifié un de mes poèmes (

Barrage contre le Pacifique

) sur l'autel de l'unité familiale. Préparé l'inéluctable comme on prépare un poème dans sa tête, en soignant la chute. Vécu le pire en le partageant immédiatement sous forme poétique, sans filtre. Préparé un discours pour la cérémonie en jouant sur les registres et l'audience présente, en ayant gardé pour moi un poème infiniment plus intime.


En bref, j'ai écrit pour moi mais aussi pour l'effet sur les autres afin qu'ils me comprennent et me sortent de là. Ça m'a valu des retours très forts, entiers, et même créé des liens "fraternels" (le mot n'est pas de moi). En ce sens la poésie m'a aidé, comme un outil ; mais elle a aussi adouci des moments autrement insupportables, et je te joins dans la suite un extrait de mes échanges avec Laâbi qui témoignent de ces deux facettes, que je garde précieusement tant l'énergie qu'il m'a transmis m'a été utile. Un trophée gagné sur le champ de bataille.


J'espère ne pas avoir ravivé de mauvais souvenirs de ton côté, et je te le répète: ta sélection au prix Apollinaire a été la première bonne nouvelle après tout cela, et m'a donné l'impulsion pour me joindre à vous à nouveau et reprendre les projets laissés entre parenthèses. Merci !


Sincères amitiés, Rémi


31 Mars


De: Matthieu Lorin

À: Rémi

Re: La vie comme matériau poétique

Bonjour Rémi,


Merci pour ce message qui m'a fort touché, et ce partage des mails que tu as pu échanger avec A. Laâbi. Je trouve le mail que tu lui as envoyé admirable, un papier d'une grande poésie que tu dois absolument garder quelque part. Je ne dis pas en faire quelque chose car il est vraiment très intime, mais sans doute partager à tes proches, un jour. Je ne suis pas surpris par la réaction de A. Laâbi et je comprends qu'il soit resté les quatre fers en l'air. On trouve dans sa réponse comme dans ton mail une forme de pudeur vraiment émouvante. Reçois par ailleurs mes condoléances et mon sincère soutien.

Je vois que la poésie t'a aidé dans ce pénible moment, comme elle m'aide moi aussi.

(...)

Ta façon d'écrire est vraiment très belle, même lorsque tu évoques "un trophée gagné sur un champ de bataille". Sans doute, si tu t'en sens capable, pourrais-tu écrire un récit en forme d'exutoire d'une grande qualité.

Vive la poésie donc, qui dépasse le simple cadre de la littérature pour s'engouffrer dans les recoins les plus enfouis de nos émotions qu'on aimerait contrôler, mais qu'on ne sait pas toujours.


Amitiés


De: Patrick Modolo À: Rémi

Objet:

Petite pensée


PJ: photo jeux du parc bordelais


D'un endroit que désormais tu connais Te voici à nouveau au grand

Air


Plaisir

De te sentir Revivre


P. Modolo



De: Rémi

À: Patrick Modolo

Re: Petite pensée

Jeux du lendemain


***


(parc bordelais 29/03/2023)


Toboggan humide

Brise légère

Et premier rayon de soleil Qui nous réchauffe

Les cœurs


Je les regarde rire Et me demande : As-tu froid

Sous terre ?


5 avril


Trou de vers



Clermont-Ferrand, Bordeaux

6 Mars - 5 Avril 2023


Un trou de ver est, en cosmologie, un objet théorique qui relie deux régions distinctes de l'espace-temps et se manifeste, d'un côté, comme un trou noir d'où rien ne peut s'échapper, et, de l'autre, comme un trou blanc d'où tout ressort. 


***