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AUTEUR-E-S - Index I

106 - Alain Rivière

Extraits du livre " Avant le grand voyage " publié aux Éditions Lpb

une scène suffira pour que le décor chavire, une phrase, dès, la deuxième, au, paradis d'un long poème beau, une série, des variations, une touche de ceci, une touche de cela, au bout du compte, au fond, un caractère au rythme doux, féminin, ami.


Pierre Lamarque



EXTRAITS DE « AVANT LE GRAND VOYAGE » d’Alain Rivière




si au moins il s'agissait d'un cauchemar, se dit-il en

voyant dans un bus tous les voyageurs la tête penchée

sur un petit écran, si au moins il pouvait leur parler



il ne peut s'empêcher un soir de caresser la

chevelure blonde d'une femme assise devant lui dans

un bus, oh pardon, lui dit-il à voix basse, c'est le

paradis



il aime répondre n'importe quoi, oui il

collectionne les rats, oui comme Barbe-Bleue il a

égorgé ses femmes, oui il est sorti de la cuisse de

Jupiter



il se méfie de ce qu'il voit, même les femmes nues

alignées qu'il aperçoit une nuit d'hiver par la porte

entrouverte d'un magasin dans une avenue déserte



il réveille, il lave, il habille, il promène, il déshabille,

il couche une femme pendant des années, n'est-ce pas,

dit-il à un ami, le rêve de tout homme



il s'amuse trop, lui reprochent les paons un jour

où il garde pourtant son long visage fermé, qui peut le

prendre au sérieux, qui peut le lire un peu



comme le jardinier de Rumi il a déjà donné toutes

les roses du parc à un voleur, il lui donnerait volontiers

aussi la maison, les paons, les amis, les femmes



pourquoi Saint-Jérôme est-il si triste, si fatigué, se

demande-t-il en voyant une peinture du Caravage, et

lui qui passe son temps à rire avec des crânes



il sent de plus en plus ses organes, ses muscles, ses

os sous sa peau, eux aussi, se dit-il, n'arrêtent jamais

de faire la fête, et qui pourrait les suivre un peu



des souvenirs l'attaquent un jour dans le parc, il ne

sait pas se défendre, il ne peut rien faire, les enfants

accourent le chercher, le secouent, lui donnent la main



il invente du matin au soir des paroles de

chansons, quitte-moi, quitte-moi, éloigne-toi,

disparais à jamais, va ton chemin, et qu'on ne te revoie

plus



il ne croit pas aux secrets, aux mondes cachés,

quelle foutaise, s'emporte-t-il devant une femme

voilée dans la rue, tout est clair comme de l'eau de

roche